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Bouddhisme et terrorisme
dans le Japon ultranationaliste
(La Conjuration du Sang)

Pierre Lavelle - Université d’Osaka

Dans Mots. Les langages du politique, mis en ligne le 30 mars 2011. URL : http://mots.revues.org/1371

1- Parmi les diverses écoles de bouddhisme, celle de Nichiren (1222-1282) est particulièrement originale. Du vaste corpus mahayanique, il considérait que le Sutra du Lotus de la Loi merveilleuse exprimait la vérité ultime et suffisait comme texte sacré. Il fut le seul fondateur d’église à anathémiser les autres comme hérétiques : psalmodier le nom d’Amida menait à l’enfer, les adeptes du zen étaient des diables, l’école des mantras (Shingon) causait la ruine du pays, ceux de l’école de la discipline (Ritsu) étaient des traitres. La croyance que l’on vivait les temps derniers de l’âge de la Fin de la Loi bouddhiste était alors courante, mais Nichiren en tirait des conclusions des plus radicales. D’une part, il était urgent de répandre la Loi par le moyen le plus efficace : confondre l’adversaire par la méthode « briser et soumettre » (shakubuku) et non plus « rassembler et accueillir » (shoju) ; simplifier les pratiques, la principale étant la psalmodie de la prière monologiste (daimoku) Namu Myoho Renge Kyo, « Adoration du Sutra du Lotus de la Loi merveilleuse ». D’autre part, Nichiren adressa au régent du bakufu de Kamakura, le dirigeant de fait du pays, le Traité sur la pacification de l’État par l’établissement de l’orthodoxie [Rissho ankoku ron] : établir officiellement la seule vraie religion et interdire les hérésies était la condition nécessaire pour éviter les calamités causées par celles-ci, dont la plus prévisible était alors l’invasion mongole. La propagation de la vérité, dont le Japon était le centre, devait devenir mondiale pour assurer le salut universel ; ainsi le bouddhisme de Nichiren est-il aussi un nationalisme, accompagné d’un esprit d’opposition à des autorités jugées laxistes. Cela l’amène à se départir de son intolérance en faveur du shinto ; le mandala qu’il a dessiné, composé non d’images mais de mots, a pour centre le Titre sacré du Sutra du Lotus, entouré de noms de divinités parmi lesquelles figure celui de la déesse solaire Amaterasu ou « Divinité-qui-illumine-le-Ciel », Ancêtre Impériale ; cette position subordonnée distingue le nationalisme de Nichiren de celui qui domine, à base shintôïste et à forte teneur confucianiste. Cette activité lui valut persécutions et exils, qu’il reçut comme occasions de développement spirituel.

2 - L’immanentisme panthéiste propre au Mahayana est particulièrement fort au Japon du fait des interactions avec le shinto ; Nichiren lui aussi est très marqué par le dogme de l’« Eveil originel » (hongaku), bodhéité foncière de tous les êtres. Il fonde l’impératif d’action en faisant sienne l’idée de la possibilité de « devenir bouddha dans son propre corps » [issho jobutsu], c’est-à-dire de réaliser dans cette vie même une illumination qui est une expérience inséparablement spirituelle et physique. L’immanentisme extrême du bouddhisme japonais prend des formes différentes selon les écoles ; pour Nichiren, c’est la politique.

3 - Après la mort de Nichiren, l’esprit d’intolérance provoqua de nombreuses scissions. La plupart des églises se dépolitisèrent et rejoignirent l’establishment. Mais une minorité garda l’intransigeance du fondateur. À l’époque contemporaine, sa lignée donna naissance au nichirénisme, vocable qui désigne des organisations plus ou moins politisées. Le nichirénisme à teneur politique maximale fut celui du maitre de la Conjuration du Sang : Inoue Nissho.

Nichirénisme et ultranationalisme : la synthèse d’Inoue Nissho

4 - L’ultranationalisme japonais connut son apogée dans les années 1931-1945. Pour situer ses nombreuses tendances, on utilise deux paires de coordonnées : le « nationalisme d’en haut » était celui des élites dirigeantes, celui « d’en bas » des innombrables organisations surgies dans les masses ; la « droite idéaliste » voulait la mise au pas de la politique et de la culture, la « rénovatrice » ajoutait des réformes économiques et sociales. Les différents groupes recouraient dans des proportions variées à la propagande, à l’action légale et à la violence. La Conjuration du Sang était d’en bas, rénovatrice et activiste. De plus, les doctrines nationalistes comportaient des proportions variées de shinto, de confucianisme, de bouddhisme et de pensée occidentale. Celle d’Inoue Nissho était bouddhiste, empreinte de shinto, sans confucianisme, et s’il évoque au passage les doctrines occidentales c’est pour les critiquer (mais il utilise bien sûr le japonais contemporain, envahi de concepts occidentaux soit par les « mots de traduction »* , soit par l’évolution de sens de mots anciens).

5 - Inoue Nissho (1886-1967) était à la fois un politique et, selon l’expression japonaise, un « chercheur de Voie ». De 1910 à 1922, il fut employé en Chine, notamment en Mandchourie, comme interprète, se livrant au renseignement au profit de l’armée japonaise. Il fut ainsi de ces nombreux nationalistes japonais qui travaillaient à la mise en place d’une collaboration, bien sûr inégale, des deux nationalismes ; on les appelait « ronin du continent » ou « ronin de Chine », le ronin réunissant, comme on sait, les prestiges du samouraï et de l’absence de maitre : intrépidité face à la mort et dévotion au bien public, libération des attaches sociales et autonomie morale ; dans la seconde expression, « Chine » se disait Shina, mot d’origine obscure – Qing, devenu Shin en prononciation sino-japonaise ? – employé du 18e siècle à 1945 pour éviter l’habituel Zhongguo/Chugoku , « Pays du Milieu », par les nationalistes, qui avaient une autre idée quant à l’identité de celui-ci. Le père et le frère ainé d’Inoue, inquiets de sa longue absence, consultèrent un devin qui leur dit que son nom personnel, Shiro, ne garantissait pas un retour sain et sauf. Le frère le remplaça par Akira, écrit avec le caractère chinois qui signifie « lumineux, brillant, éclatant », nom qu’il porta désormais. Revenu au Japon, il pratiqua la méditation et le jeûne à l’Ermitage des Trois Vertus – bienfaisance, suppression du souci, sapience – et se convertit au bouddhisme de Nichiren. En 1924, frappé par le fait que le caractère chinois lu à la japonaise Akira était un composé de deux autres lus à la sino-japonaise nichi, « soleil » et sho , « appeler, convoquer », il les sépara pour se donner le nom de Nissho, l’« Appelé du Soleil »*. Commencent par Nichi ou ses variantes (Nish-, Nip-, etc.) non seulement les noms que se donnèrent Nichiren et presque tous les maitres qui fondèrent des églises à sa suite, mais encore Nippon (ou Nihon) – c’est-à-dire le nom même du Japon, « Origine du Soleil ».

6 - La même année, Nissho se maria. Il mena dès lors une vie de bonze, de chef de famille – ce qui au Japon n’est pas incompatible – et de militant ultranationaliste, entrant en contact avec quelques-unes des grandes figures du mouvement. Les noms des sociétés dont il fut membre ou cofondateur sont révélatrices de l’atmosphère du milieu : Ligue pour la Construction du Nouveau Japon ; Société de la Fondation du Pays (c’est-à-dire du passage de l’Age des Dieux à l’Histoire, par l’intronisation du premier Tenno humain, Jinmu, le 11 février 660 avant l’ère occidentale). Le père de Nissho avait été membre d’une société de ci-devant samouraïs traditionalistes qui s’était rebellée en 1876 : la Compagnie du Vent des Dieux, le kamikaze qui, s’élevant du sanctuaire d’Amaterasu, à Ise, détruisit la flotte mongole. De 1927 à 1930, près de la ville de Mito aux prestigieux antécédents nationalistes, Nissho fut gardien du Temple de la Protection du Pays (gokoku), notion commune à la plupart des écoles bouddhistes japonaises, mais qui prend un relief particulier dans celle de Nichiren. Il recruta de jeunes disciples, agriculteurs touchés par la crise, employés en chômage chronique et étudiants. Avec eux, il fit obstruction par la force à un bal organisé par la mairie de Mito, considéré comme manifestation de mœurs occidentales corrompues. Cet épisode le fit apprécier des ténors de l’activisme comme Okawa Shumei, avec lesquels il renforça les contacts. En octobre 1931, l’occupation de la Mandchourie et une première tentative de putsch inaugurèrent la grande période de l’ultranationalisme.

7- En janvier 1932, Inoue Nissho forma le Ketsumeidan, traduisible par « Conjuration du Sang » ; ketsu signifie « sang, consanguinité », mei « pacte solennel, alliance, ligue, jurer, faire serment » et dan « groupe » ; depuis le 14e siècle, les samouraïs projetant des entreprises hardies s’associaient en ketsumei conclues par le « pacte du sang », chacun apposant sous sa signature son doigt ensanglanté ; par la suite, cette formalité disparut et certaines de ces fraternités devinrent anodines. Mais en l’occurrence, ce n’était pas le cas. Le mot sang figurait très rarement dans le nom des associations ultranationalistes ; ses signifiants chinois et japonais connotent le combat, l’effort, la vitalité exubérante, l’ardeur juvénile, le sang chaud. Le petit groupe de jeunes était très soudé par le charisme de son maitre, qui était de vingt ans leur ainé. Nissho choisit parmi les hauts dirigeants de la politique et de l’économie une vingtaine de personnes à assassiner. Le 9 février, son plus proche disciple, Onuma Sho (1919-1978), après s’être préparé à la mort par une semaine de méditation et d’austérité, assassina – tout en récitant intérieurement Namu Myoho Renge Kyo  – Inoue Junnosuke, banquier et chef du parti constitutionnel-démocrate, pair, ancien gouverneur de la Banque du Japon et ancien ministre des Finances ; le 5 mars, Hisanuma Goro, 20 ans, tua le baron Dan Takuma, directeur général du zaibatsu Mitsubishi. Le 15 mai, le Premier ministre Inukai Tsuyoshi fut assassiné par de jeunes officiers de marine liés à Inoue Nissho. Celui-ci se réfugia dans les locaux de la Société de la Pratique Céleste – dénomination de type confucianiste – animée par le fils du grand pionnier de l’activisme ultranationaliste Toyama Mitsuru. Sur les conseils de ce dernier, il se livra. En 1934, Inoue, Onuma et Hisanuma furent condamnés à la prison à vie, les onze autres conjurés à des peines de 3 à 15 ans. En même temps parut un livre de Nissho, Vivons donc l’esprit japonais !

8 - Ces trois assassinats furent un succès. La doctrine de Nissho influença considérablement l’ensemble du mouvement. Les zaibatsu proclamèrent leur tenko, « conversion » au sens intellectuel et non religieux, mot clé de l’époque qui désignait l’abandon du libéralisme ou du marxisme pour le nationalisme ; dans leur cas, cela prit une forme plutôt symbolique, assortie de secours aux nécessiteux. En ces temps de la Grande dépression, les ultranationalistes d’en bas se virent approuvés par une partie de l’opinion, ce qui aida ceux d’en haut à grignoter peu à peu le pouvoir.

9 - En prison, Nissho écrivit un journal, publié après sa mort sous le titre Le flamboyant chercheur de Voie ; plus tard, un sympathisant devait lui consacrer un livre intitulé Comme le feu. En 1940, les membres de la Conjuration encore incarcérés bénéficièrent de l’élargissement décrété à l’occasion du 2 600e anniversaire de la Fondation du Pays. L’année suivante, Nissho eut des entrevues avec le prince Konoe Fumimaro, Premier ministre, descendant des Fujiwara qui étaient, depuis treize siècles, la seconde famille du pays et, à ce titre, proche du Tenno*, ainsi que principal représentant de l’ultranationalisme civil ; les deux hommes examinèrent les moyens d’empêcher les militaires d’accéder directement au pouvoir – ce qui échoua et mena à la guerre. La même année, Nissho fut amnistié et fonda l’Académie du Himorogi, du nom de l’emplacement purifié et réservé au dieu des sanctuaires shintoïstes. Dans les années cinquante et soixante, il devint membre du Conseil du Mouvement de Restauration impériale pour le Kanto, fonda avec Onuma le Groupe pour la protection du pays, devint conseiller suprême du Groupe pour la Protection du Grand Japon ; l’idée d’une Seconde Restauration nommée aussi, d’après les noms de règne des Tennôs qui étaient aussi ceux des ères, Restauration de Taisho (« Grande rectitude », 1912-1926) puis de Showa (« Harmonie resplendissante », 1926-1989), devant compléter celle de Meiji en renforçant les pouvoirs du Tenno, était fondamentale dans l’ultranationalisme. Mais après la guerre, Inoue Nissho et Onuma Sho n’avaient plus guère d’importance dans une extrême droite elle-même minorisée et bien changée. Ils publièrent leurs mémoires, intitulées respectivement Un homme, un meurtre et Un meurtre, de multiples renaissances, jetant un regard satisfait sur leur vie.

10 - Il n’y a pas que les mots qui signifient. Les premières photographies montrent un jeune bonze en habit sacerdotal, au visage lisse et impassible propre à son état. Le Nissho de la Conjuration du Sang porte les lunettes rondes de l’intellectuel, qui s’harmonisent avec son visage rond. Puis le crâne se dégarnit, les lunettes demeurent, et flotte la barbe blanche et clairsemée du sage oriental, serein comme il l’a toujours été. Le vieux Toyama Mitsuru arborait lui aussi une longue barbe et une impressionnante sérénité. Le visage du confucéen Okawa Shumei, lui aussi orné de lunettes, n’exprime que le côté professoral de sa personnalité. Chez les militaires, l’impassibilité s’accompagne parfois de la rigidité règlementaire. Parmi les activistes, seul peut-être Kita Ikki, le plus occidental d’entre eux, laisse sur ses photos transparaitre le poseur.

Les mots d’un bouddhisme extrémiste

11 - La doctrine d’Inoue Nissho allie l’ultranationalisme et le bouddhisme. Son discours est un assemblage cohérent des champs lexicaux qui leur sont propres.

12 - Certaines de ses prédilections langagières font partie du patrimoine commun à toutes les tendances ultranationalistes. La fréquence du caractère chinois « pays » (kuni en lecture japonaise, koku /kok- /-goku en sino-japonaise), qui apparait dans de nombreux composés, est normale chez des nationalistes. Font aussi partie de ce patrimoine les mots construction, bâtir, développement et, dans la droite rénovatrice, réorganisation ; l’emploi par Nissho de révolution, rare dans ce mouvement, est une marque de rénovationisme extrémiste. Aux précédents se rattache le champ shintôïste de la « vie » et de la « croissance », signifiés par le fréquent caractère lu sho ou sei qui, accompagné des hiraganas ki et ru, devient le verbe ikiru, « vivre ».

13 - L’autre champ lexical est celui du bouddhisme, avec pour centre le caractère lu à la sino-japonaise kaku, « Éveil », « Bodhi » «Illumination» dans les langues européennes, mais non en chinois et en japonais). C’est lui qu’on a rencontré plus haut, avec ajustement phonétique, dans hongaku. Accompagné du hiragana ri, il se lit à la japonaise satori. Satori signifie à la fois « réaliser la bodhi » et, dans un sens courant, « comprendre » en tirant intuitivement la leçon de l’expérience, avec des connotations de sagesse et de sérénité. Le caractère sho/sei signifie aussi « à l’état natif, naturel, non raffiné, brut » ; cela rejoint par connotation, dans les mots composés où il figure, la volonté du Mahayana de saisir « la réalité telle quelle dans son ainsité » – car tel est le sens du caractère nyo dans le vocabulaire bouddhiste, où il désigne le Bouddha absolu –, volonté dont on sait à quel point elle est répandue dans la culture japonaise.

14 - Propres à la fois au bouddhisme et au shinto sont les images solaires qui, comme on l’a vu, se retrouvent dans le nom du Japon et évoquent Amaterasu; s’y ajoutent celles du feu et des flammes ; notons à titre d’exemple de la circulation du signifiant en japonais que terasu, « illuminer », s’écrit avec le caractère composé du sho de Showa ou d’Akira et de la clé du feu ; les images de lumière, de rayonnement, sont fréquentes dans le Sutra du Lotus, ainsi que dans les noms de règne des Tennos.

15 - Tant l’ultranationalisme que le Mahayana sont des mystiques de l’unité et du retour à l’essence originelle. Dans certains termes de prédilection de l’un et de l’autre se retrouvent les mêmes caractères. Celui qui est lu ichi ou itsu, « un », et ses variantes it-, is-, ik-, etc., apparaissent dans de multiples mots composés. Tai a pour sens « corps », « entité, forme, manière d’être, apparence » et « substance, essence, principes ». Hon et sa variante -pon, comme dans Nihon ou Nippon, signifie « fondamental, principal, essentiel, originaire ».

16 - Chez Nissho, cet alliage d’ultranationalisme et de bouddhisme ne va pas sans certaines adaptations de l’un et de l’autre. Alors que les ultras nommaient leur doctrine tennocentrisme ou doctrine de la centralité de la Maison Impériale, Nissho, quoique la faisant sienne, s’en abstient, centré comme il est sur l’Absolu bouddhiste révélé par le Sutra du Lotus (le mandala de Nichiren déplaisait aux ultras shintoïstes). D’autre part, la supériorité du Japon qui, chez Nichiren, était d’ordre historique, tenant à sa situation de centre de propagation mondiale de la vérité, devient chez Nissho essentielle et absolue. La première de ces adaptations n’est pas très importante, car même sans son appellation habituelle il fait sien l’ultranationalisme. La seconde l’est beaucoup.

17 - En effet, Nissho adopte telle quelle cette clé de voûte de la doctrine impériale qu’est le dogme du Kokutai, écrit avec les caractères mentionnés plus haut. Le Grand Dictionnaire de la langue japonaise, l’usuel qui fait autorité, lui consacre les articles suivants :

Kokutai. – 1. Manière d’être de l’État (kokka). Caractère du pays (kuni). Coutumes du pays. 2. Dignité de l’État. Aspect de l’État. 3. Type de souveraineté étatique et ses particularités : monarchie, république, monarchie constitutionnelle, etc. 4. Plus particulièrement, désigne dans notre pays la manière d’être de celui-ci, centrée sur l’idée de la souveraineté du Tennô. De la fin de l’époque d’Edo à la seconde guerre mondiale, fut utilisé pour exprimer une idée de supériorité ethnique […].

Doctrine du Kokutai. – Appellation générale des pensées politiques qui absolutisent l’idée de souveraineté du Tennô. Plus particulièrement, s’est formée à l’époque d’Edo sous l’influence du shintô, du confucianisme, de l’école [shintôïste] des études nationales (Kokugaku) puis, suite à la promulgation de l’Édit impérial sur l’éducation [en 1890] et jusqu’à celle de la nouvelle Constitution [en 1946], a dominé la conscience de nos compatriotes de l’ère Taishô à l’ère Showa antérieure [1926-1945] environ. (réf.)

18 - En bonne doctrine impériale extrémiste, le caractère unique du Japon, qui fonde son incommensurable supériorité, tient au fait que la structure de son kokutai n’est autre que celle de l’Univers. Pour Nissho, le Japon est le « pays absolu », les autres sont « relatifs ». Il approfondit ce dogme en termes bouddhistes :

« Le Japon, contrairement aux pays étrangers, est l’État dans lequel les lois de l’Univers – on peut dire aussi l’idéal ou la volonté de celui-ci – prennent la forme du kokutai. [...] Tout en faisant un avec le Tout (ittai) universel, j’en suis aussi une partie. C’est pourquoi ne vivre qu’en tant qu’individu est se rebeller contre sa propre essence (hontai). Or, l’éducation et le système social actuels, n’ayant d’autre fondement que des discriminations à l’occidentale, sont des rébellions contre la nature intime (honzen) de l’Univers. Cela ne peut que causer le désordre et mener à une impasse ; sans un retour à l’essentiel (honsuji), à savoir à leur réorganisation, ils courent inéluctablement à leur perte. [...] J’ai donc pensé qu’il fallait éliminer de ce monde le principe de discrimination (shabetsu ou sabetsu) et bâtir l’éducation et la société sur celui d’égalité (byodo) absolue. [...] La réorganisation du monde entier, quoique étant le but ultime, étant irréalisable dans l’immédiat par mes propres forces, je résolus de commencer par celle du Japon."(réf.)

19 - « Discrimination » et « égalité » sont à entendre ici à la fois comme termes techniques bouddhistes et dans leur sens courant. Valeur suprême du bouddhisme, byodo, l’« égalité », consiste à traiter tous les êtres, en tant qu’ayant la même essence, avec le même amour et la même « égalité d’humeur », par-delà le haut et le bas, le Bien et le Mal ; son contraire shabetsu, « discrimination », a les mêmes sens qu’en français (et donc, contrairement à l’usage qu’en fait Nisshô, n’est pas nécessairement péjoratif dans l’orthodoxie mahâyânique, qui pose la formule « discrimination qua égalité »). D’autre part, byodo, de même que shabetsu s’il est lu à la manière bouddhiste shabetsu – car dans le vocabulaire bouddhiste, bien des caractères reçoivent des lectures rares – prennent par ailleurs des sens courants ; ainsi, Nissho les utilise ici pour exprimer en même temps les conceptions sociopolitiques solidaristes et égalitaristes de la droite rénovatrice. Une telle exploitation des différents niveaux de sens est révélatrice de l’union totale, dans sa pensée, de la religion et de la politique, ainsi qu’il l’a dit lui-même à maintes reprises : « Mon mouvement de réorganisation de l’État est ma religion. » En cela Nissho se distingue d’un Kita Ikki, fervent adepte du bouddhisme de Nichiren, mais dont la pensée politique est strictement laïque. Il va sans dire que la nature intime de l’Univers n’est autre que « la mienne propre ». « Notre révolution est d’abord la révolution de soi-même » ; les conjurés sont des « ascètes de la révolution » ; d’où la formule « vie quotidienne qua révolution ». Il en va de même pour le disciple favori, Onuma Sho :

« L’éveil (kakusei) intérieur est Éveil (kakugo) à la vie. C’est pourquoi une révolution séparée de la personne est vide. La révolution est éveil à ma propre vie et création du monde qui est tel quel ma nature originelle (honsho/honsei) ; ainsi, le désir apparaissant tel quel, dans sa nudité, l’homme vit une passion authentiquement humaine. La révolution, c’est la vie, et vivre, ce n’est dépendre d’absolument rien d’autre que de la vie. Vivre, c’est vivre pour soi.» (réf.)

20 - Si kakusei signifie un éveil physique ou mental ordinaire, kakugo désigne cet aspect de l’Éveil bouddhique qui est sortie des illusions et acceptation résolue du monde tel qu’il est ; tant kaku que go, accompagnés du hiragana ri, se lisent satori. On peut voir ici comment, dans le discours de la Conjuration, l’immanentisme mahâyânique est radicalisé par le vitalisme shintôïste. L’« union avec le Tout universel » qui, pour Nissho, est le but suprême, réitérée avec insistance par la fréquence du terme "Univers", relève des deux. Et comme les lois du kokutai sont celles de l’Univers, sacrifier le « petit moi » au Tout et à l’État japonais constitue une seule et même opération de retour à sa propre essence.

21- La réorganisation du Japon n’a pas à chercher ses principes ailleurs ; son principe n’est autre que le retour du Japon à sa « nature originelle » (honrai). Nissho ne détaille pas son programme de réorganisation ; il lui suffit d’exprimer son anticapitalisme et son antiparlementarisme et de renvoyer en bloc à ces principes bien connus du kokutai qui sont ceux de l’ensemble de l’ultranationalisme : dictature impériale, moralité publique et privée, unité spirituelle de tous les Japonais, pax nipponica mondiale – qu’il préfère personnellement voir réalisée par une conférence internationale tenue à Tokyo. S’il n’éprouve pas le besoin de préciser son programme, c’est du fait d’un irrationalisme affiché et parce qu’étant résolu à sacrifier sa vie, il laisse à d’autres la réorganisation. Ainsi dans ce dialogue avec son juge :

« Nissho. – Je ne sais pas ce qui m’a motivé. Ce à quoi je crois, c’est ce qui surgit au fond de mon cœur et qui me décide à passer à l’action. [...] Le juge. – À quelle réorganisation pensez-vous et quels moyens voulez-vous utiliser ? Nissho. – Je ne pense pas à la construction de l’État. Mais au Japon, les partis font la politique des classes privilégiées. [...] Il faut rectifier leur politique et les décisions finales doivent revenir au Tennô. [...] Je pense certes à la société future, mais comme j’ignore ce qu’elle sera, je ne peux décider à moi seul de ce grand problème.» (réf.)

22 Le seul projet politique concret de Nissho est l’assassinat politique. Il n’a pas été le premier au Japon à en faire la théorie ; elle était déjà celle de la Compagnie du Vent Divin et de Toyama Mitsuru ; mais c’est lui qui l’a portée à son accomplissement. Les privilégiés, accaparant l’État, s’interposent entre lui et l’ensemble des Japonais, faisant obstacle à l’union nationale. Le but des assassinats est de leur faire opérer un « retour sur eux-mêmes » :

« L’obstacle sur le chemin du développement créatif de l’État, c’est l’absence de prise de conscience (mujikaku) des classes dirigeantes ; le principe fondamental (konpon) est de leur faire prendre conscience, et par là de vivre dans un Japon qui soit [véritablement] le Pays du Tennô. Dans ces conditions, ce moyen extrême qu’est l’assassinat est un moyen approprié (hoben) inévitable. [...] En effet, ils s’entourent de murailles si inexpugnables que ni les écrits, ni la bonne foi des patriotes aux plus hautes aspirations (shishi), rien ni personne ne peut quoi que ce soit contre eux. J’ai vite compris que, pour leur faire prendre conscience, il ne restait qu’une chose, les faire craindre pour ce à quoi ils tiennent par-dessus tout : leur vie. J’avais la conviction que c’était pour moi un exercice spirituel bouddhiste. À la réflexion, je pense qu’il n’y avait là ni Bien ni Mal. Je pense seulement que tout cela était nécessaire pour le développement de ce pays.» (réf.)

23 Par son allusion aux shishi, patriotes idéalistes dévoués au Tenno et à la nation, Nissho se situe dans leur lignée. Le thème du dépassement du Bien et du Mal est caractéristique de l’absence de confucianisme dans sa pensée. Car là encore, l’extrémisme reçoit des bases théoriques bouddhistes. Le terme technique « hoben» désigne un moyen utilisé pour le développement spirituel des êtres, judicieusement adapté à leur caractère et à leurs capacités, et cela pour le bénéfice de chacune des deux parties. Acte bouddhique, l’assassinat politique s’accomplit sans la moindre rancœur ni haine personnelles. Laissons la parole à l’un des meilleurs spécialistes de la pensée de l’extrême droite japonaise :

« On peut avancer que la philosophie de l’assassinat a pris forme quand Inoue Nissho a corrigé l’expression « un homme, un meurtre » (hitori issatsu) employée par Tôyama Mitsuru à propos de la Conjuration du Sang, en « un meurtre, de multiples renaissances » (issatsu/issetsu tasho). En effet, la philosophie de l’assassinat repose sur une conception de la vie et de la mort selon laquelle le moment de la réalisation des plus hautes aspirations doit être celui de la mort, et que, de plus, le meurtre a des rapports étroits avec la profusion de vies. En ce cas, il va de soi que ce qui est tué n’est pas l’ennemi, mais le moi. Tuer le moi, tel est le fondement de la philosophie de l’assassinat. [...] C’est ce qu’on appelle l’« identité de la vie et de la mort » (shoji/shisei ichinyo).» (réf.)

24 Ces formules de Nissho qui évoquent le cycle des renaissances (tasho) dans le samsara (shoji) signifient que les Japonais renaitront à la vie grâce au sacrifice d’un seul. Ou plutôt de deux, car l’assassin est lui-même prêt à mourir ; en effet, Nissho fut le meilleur avocat du principe du suteishi, terme du jeu de go qui désigne le gambit ; il étendait ainsi à l’activisme la pratique assez courante dans l’armée japonaise des opérations suicides, dont l’organisation, à la fin de la guerre, du corps d’attaque spécial des kamikaze ne fut que la systématisation. Lors de sa déposition, Onuma Shô déclara, citant un poème de son maitre : « “La goutte de rosée prise au creux de la main / disparait à l’aube d’été”. La révolution est la rosée de l’aube. Qu’importe que nous disparaissions ? » (réf.)

25 Par son acte, l’assassin réalise son salut. C’est ce que dit Onuma en appelant sa victime par son prénom, ce qui, dans un Japon plutôt formaliste, marque une forte intimité :

« La relation de maitre à disciple qu’il y a entre Inoue Nissho et moi est de causalité conforme [jun’en : acte bon, fruit bon], celle d’assassin à victime que j’ai avec Inoue Junnosuke de causalité inverse [gyakuen : acte mauvais, fruit bon]. Car à bien regarder l’essence de la Réalité absolue (nyojitsu, tathata) : « Ainsité »], Junnosuke est le Junnosuke du fond de mon cœur. Et mon cœur, c’est le grand cœur du Bouddha suprême (Nyorai, Tathagata), littéralement « Celui qui vient de l’Ainsité ». [...] Le Sutra du Lotus enseigne que la Voie bouddhique est faite des deux types de causalité. C’est, je crois, en tuant Inoue Junnosuke que j’ai à peu près saisi ce qu’est le bouddhisme. [...] C’est à Junnosuke que je le dois ; je pense que pour moi l’assassinat fut un moyen approprié du Bouddha. Pour moi, Junnosuke est le Bouddha, la bonne œuvre suprême et le Maitre en sapience ; il est mon maitre par causalité inverse. [...] Inoue Junnosuke, qui a quitté ce monde par ma main, est vivant au fond de mon cœur. Il y sourit du matin au soir.» (réf.)

26 Tous les ans, à la fête des morts, Onuma Sho ne manquait pas de se recueillir sur les tombes de ses deux maitres.

27 Dans bien des sociétés, de religions diverses, on a cru et on croit encore à la transfiguration spirituelle par la mort héroïque au combat. Certains ont considéré et considèrent encore comme un combat sacré le meurtre individuel ou de masse. Le problème que pose la Conjuration du Sang est que, parmi les grandes religions, le bouddhisme est la moins à même de justifier la violence. L’Absolu bouddhiste n’est pas jaloux et ignore la colère ; il n’a pas de vues sur l’Histoire et ne prône nulle guerre sainte. Mais les particularités de la doctrine de Nichiren – prétention à détenir la vérité absolue exprimée dans un texte sacré unique et par un prophète inspiré, intolérance envers les autres croyances, violence verbale des anathèmes, exigence d’être l’unique religion d’État, mystique de la persécution et de l’exil (au demeurant réels, le cas échéant), sens aigu de la mission historique mondiale, peuple élu –, ainsi que l’existence de cette frange terroriste, amènent à se réinterroger sur ses rapports à la socioculture japonaise et sur sa situation parmi les religions du monde.

Paru dans Mots. Les langages du politique, 87 / 2008

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