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LES ORIGINES DE LA PENSEE BOUDDHIQUE

André Bareau*
Conférence à l'Institut bouddhique Truc lâm 24 mai 1987

source : http://cusi.free.fr/fra/fra0070.htm


Bien qu'il se soit répandu dans la plus grande partie de l'Asie au cours des siècles et y ait longtemps prospéré, le bouddhisme est foncièrement indien par ses origines; il est né en milieu entièrement indien, pour répondre à des préoccupations spirituelles typiquement indiennes, qu'il faut connaître pour bien le comprendre.

Le bouddhisme fut fondé par un ascète indien nommé Gautama, qui vécut vers la première moitié du cinquième siècle avant l'ère chrétienne dans le bassin moyen du Gange. On discute encore sur la date de sa mort ou parinirvana (543 ? 480 ? 368 ? etc.) mais on s'accorde beaucoup mieux sur les lieux où il vécut. Le futur Bouddha a passé toute sa jeunesse autour de Kapilavastu, bourgade perdue dans les forêts marécageuses du Teraï et dont un archéologue indien a retrouvé récemment les vestiges à Piprahwa, à 225 km au nord de Bénarès, juste au sud de la frontière indo-népalaise. Il appartenait à la caste guerrière, celle des kshatriya, du petit peuple des Shakya, vassal des puissants roi du Kosala mais qui était organisé en une petite république aristocratique.

Cruellement frappé par un choc psychologique, sans doute la mort brutale d'un être qu'il aimait beaucoup, le jeune Gautama quitta sa famille et sa maison peu après son mariage pour mener la vie d'ascète errant et mendiant, mode d'existence qui a toujours été suivi par de nombreux Indiens, à son époque comme aujourd'hui. Obsédé par le problème posé par la mort et par le malheur, la peine, la douleur en général, il parcourut diverses régions du bassin moyen du Gange en écoutant attentivement et en expérimentant les enseignements de maîtres divers. Ceux-ci le déçurent tous, mais ils l'aidèrent certainement à réfléchir et ils lui apprirent sans doute les méthodes du yoga et des méditations. Si l'on en croit la tradition, il trouva soudain, en une seule nuit, la solution du problème qui le hantait, alors qu'il séjournait au pied d'un figuier pippal, près du village d'Uruvilva, aujourd'hui Bodh-Gaya, à 100 km au sud de Patna. S'étant ainsi "éveillé" (bouddha) à la Vérité qu'il recherchait, il sut qu'il était enfin délivré pour toujours du malheur et de la mort.

Ne voulant pas garder égoïstement pour lui tout seul la méthode de salut qu'il venait de découvrir, il reprit sa marche errante pour l'enseigner à tous les hommes qui voudraient bien l'écouter. Son premier sermon aurait eu lieu dans un parc où s'ébattaient librement des daims, situé dans la banlieue nord de Bénarès, et les cinq hommes qui l'entendirent devinrent ses premiers disciples, les premiers moines mendiants de la Communauté (sangha) des ascètes bouddhistes, qui fut ainsi fondée. Celle-ci augmenta peu à peu jusqu'à comprendre plusieurs centaines de membres, ce qui causa de plus en plus de problèmes de discipline (vinaya). Le Maître, connu désormais par les titres et surnoms de Bouddha, Sage des Shakya (Shakyamuni), Bienheureux (Bhagavant) ou Ainsi-Venu (Tathagata), fut donc obligé d'édicter de nombreuses règles pour maintenir la bonne entente nécessaire à la vie des moines et à leur progression sur la longue et rude Voie (marga) conduisant à la délivrance du malheur et de la mort.

Pendant très longtemps, cinquante ans dit la tradition, il pousuivit ainsi sa vie errante à travers tout le bassin moyen du Gange, prêchant sa doctrine de salut et discutant avec des gens de toutes sortes, rois et brahmanes, riches marchands et pauvres payans, encourageant ses bons disciples et réprimandant ceux qui étaient mauvais. Devenu très vieux et gravement malade, le Bouddha mourut, ou plus exactement atteignit le parinirvana, pendant une courte halte près de la bourgade de Kusinagara, à 175 km au nord-ouest de Patna et 180 km au nord-nord-est de Bénarès. Il laissait le souvenir d'un homme exceptionnel, doué des plus grandes qualités d'esprit, de coeur et de caractère. Le Bienheureux est certainement l'un de ceux qui méritent le plus de respect et d'admiration, en tous temps et en tous lieux, il est assurément l'une des plus belles et des plus nobles figures de toute l'humanité.

Pour bien comprendre l'enseignement du Bouddha, il faut d'abord connaître le milieu dans lequel il a vécu et surtout quelles étaient à son époque les préoccupations morales et religieuses des Indiens, car sa doctrine avait pour but de répondre à celles-ci en proposant des solutions pratiques aux graves problèmes qu'elles posaient.

Il y a vingt-cinq siècles, la grande majorité des Indiens étaient déjà convaincus, comme ceux d'aujourd'hui, de ce qu'après sa mort on renaît sous une forme humaine, animale ou autre, et que cette nouvelle existence sera suivie d'une autre encore et ainsi de suite, sans fin. Beaucoup pensaient que cette renaissance ne se faisait pas au hasard, mais qu'elle était déterminée par les actions accomplies dans les vies antérieures, ce qui offrait donc la possibilité de se préparer des renaissances heureuses en agissant de façon convenable dans la vie présente.

Sur ce point, les avis différaient alors beaucoup, mais on peut les résumer en deux opinions principales. Pour les uns, c'est-à-dire la plupart des brahmanes et des gens des hautes castes, les actes qui permettaient ainsi de renaître dans des conditions agréables étaient ceux de la religion, les offrandes aux dieux, les sacrifices d'animaux et les autres actions rituelles, si nombreuses et surtout si compliquées que seuls les brahmanes les connaissaient et pouvaient les accomplir, pour eux-mêmes ou pour les autres hommes. Pour d'autres Indiens, alors en minorité, ce n'étaient pas les actions religieuses, culturelles et rituelles, qui déterminaient les renaissances, mais tous les actes de la vie, et plus exactement leur valeur morale : les bonnes actions celles qui faisaient du bien à autrui, conduisaient à une nouvelle vie heureuse, mais au contraire les mauvaises actions, celles qui nuisaient à d'autres êtres, faisaient renaître dans le corps d'un homme misérable et souffrant de mille maux, ou d'un animal, d'un revenant affamé ou d'un damné torturé cruellement dans les enfers.

Cependant, depuis quelque temps déjà, certains penseurs indiens éprouvaient une terrible angoisse en réfléchissant à cette suite sans fin de renaissances et d'existences, si souvent malheureuses. La perspective de toujours mourir pour renaître encore leur semblait un vrai cauchemar, d'autant plus qu'en effet, comme ils le constataient aisément, la vie est presque toujours affligée de toutes sortes de peines, de souffrances, de craintes, de désillusions, non seulement l'existence des animaux, des revenants affamés et des damnés, mais aussi celle de la plupart des hommes. Après cette amère constatation, ces penseurs quittaient leur mode de vie habituel, celui des hommes ordinaires, pour mener désormais l'existence des ascètes, où la pleine liberté compensait la rude austérité et donnait tout loisir de méditer sur ce grave problème : doit-on se résigner à subir sans fin les renaissances et le malheur, ou bien peut-on espérer trouver un moyen de briser cet enchaînement illimité des existences, de parvenir à un état qui serait enfin l'extinction (nirvana) de toute douleur et de toute vie ?

A force de réfléchir profondément, de méditer dans le calme de la solitude, dans des coins de jungle ou de forêt, à l'écart de l'agitation causée par les occupations des gens ordinaires des villes et des villages, ces ascètes finissaient parfois par trouver ce qu'ils croyaient être le moyen de s'évader pour toujours du cycle des transmigrations. Ces méthodes de salut étaient aussi diverses que leurs auteurs, le milieu social d'où ils étaient sortis, les expériences que la vie leur avait fait subir, la culture héritée de leur famille et de leur caste, les enseignements qu'ils avaient suivis et mis en pratique. Presque toutes ont été depuis longtemps effacées par le grand oubli de l'histoire, et les autres nous ont été conservées par leurs disciples ou, moins fidèlement et incomplètes, par les allusions et les critiques de leurs adversaires. Nous ne connaissons donc correctement que les doctrines des brahmanes auteurs des Upanisad ainsi que celles du Bouddha et du Jaina, son contemporain, parce qu'elles nous ont été transmises pieusement par leurs disciples.

Le jeune ascète Gautama était en effet l'un de ces penseurs qui, angoissés par le cycle sans fin des renaissances et le malheur de toute vie, cherchaient une méthode pour y mettre un terme et atteindre le bienheureux nirvana. Comme les autres, il commença par écouter les enseignements de maîtres plus agés, de ceux du moins qui prétendaient avoir découvert un tel moyen, car il espérait naturellement trouver ainsi, chez l'un d'eux, ce qu'il souhaitait. Pendant plusieurs années, allant d'un maître à l'autre, il apprit certainement beaucoup de choses valables qu'il utilisa plus tard pour constituer sa propre doctrine, et il expérimenta diverses pratiques d'ascétisme et de concentration mentale dont il sut faire son profit par la suite, en rejetant tout ce qu'il reconnut inutile ou même nuisible. La tradition veut ainsi qu'il ait abandonné et condamné les austérités excessives et apprécié au contraire les deux recueillements (samadhi*, samapatti) les plus profonds, tout en constatant qu'ils ne suffisaient pas pour parvenir jusqu'à la délivrance qu'il désirait avec tant d'ardeur. N'ayant donc pas trouvé dans les divers enseignements des maîtres la doctrine de salut à laquelle il aspirait, l'ascète Gautama prit la sage décision de rechercher celle-ci par ses propres moyens, sa profonde intelligence et sa grande puissance de réflexion.

L'enseignement attribué au Bienheureux par l'ensemble des traditions les plus anciennes est extrêmement riche et complexe, même si on le limite aux seuls éléments sur lesquels elles s'accordent toutes et en laissant de côté les innombrables additions et modifications qu'y ont apportées, selon toute vraisemblance, les disciples vivant pendant les cinq siècles qui ont suivi le parinirvana. Cela n'est pas surprenant si le Bouddha a vecu longtemps après l'Éveil (bodhi) qui lui fit découvrir soudain les principes fondamentaux de sa doctrine, car il a fort bien pu compléter et parfaire celle-ci en y réfléchissant de lui-même ou pour mieux répondre aux questions et aux objections des hommes si divers, disciples, curieux ou adversaires, moines ou laïcs, auxquels il prêchait sa méthode de salut. On considère généralement que l'essentiel de celle-ci est exprimé dans deux textes célèbres, conservés en différentes versions concordantes: le récit de l'Éveil et le sermon de Bénarès. En fait, l'examen des si nombreuses prédications attribuées au Bienheureux dans les divers Sutrapitaka complets ou partiels parvenus jusqu'à nous montre que le Bouddha enseigna aussi d'autres éléments doctrinaux fort importants et qu'on ne saurait donc aucunement négliger.

Pour rendre plus claire l'éxposé de l'enseignement du Bouddha, nous commencerons par les deux événements qui ont fondé celui-ci. Le récit de l'Éveil est capital, parce qu'il définit ce qui fut, selon la tradition unanime, le point de départ et l'essence même de la doctrine de salut et aussi parce qu'il montre bien sur quels éléments probablement recueillis par le Bienheureux auprès de maîtres antérieurs et reconnus pleinement valables par lui elle s'est formée. Le jeune ascète commence par chasser de son esprit toutes les pensées de désir et de malveillance, autrement dit, il a fait d'une moralité parfaite la première étape, indispensable, de la Voie menant à la délivrance, puisque la valeur morale des actes dépend nécessairement de celle des pensées qui les ont causés et dont ils sont en quelque sorte les expressions matérielles, corporelles ou vocales. Ensuite, il pratique successivement les quatre méditations qui, en vidant peu à peu l'esprit de tout ce qui peut le troubler et le distraire, font de lui un miroir parfaitement limpide où la Vérité pourra enfin apparaître dans toute sa lumineuse évidence. Alors se produisent les deux premières sciences de l'éveil, qui sont les confirmations sous forme de visions claires de croyances alors fort répandues parmi les Indiens, comme nous l'avons vu : la croyance en la série indéfinie des renaissances, des vies successives, dont le jeune ascète Guatama se souvient soudain en détail, et la croyance en la détermination de ces renaissances par la valeur morale des actes accomplis, dont il voit apparaître des exemples significatifs et convaincants dans le clair miroir de son esprit. En quelque sorte, il applique ainsi, avec plus de vingt siècles d'avance et sans le savoir, l'une des fameuses règles énoncées par Descartes pour la direction de l'intelligence, à savoir qu'on ne doit accepter une idée pour vraie que si on l'a reconnue être telle après un examen convaincant.

La troisième science, la dernière, surgit à la fin de la nuit de l'Éveil avec les premiers rayons du soleil, symbole lumineux à tous égards, car c'est elle qui est la véritable découverte du jeune Gautama, elle qui fait de lui désormais un bouddha. Elle est définie de façon différente, sinon contradictoire, par nos sources les plus anciennes. D'après les unes, il s'agit des Quatre saintes Vérités, qui formeront le thème du célèbre sermon de Bénarès, prononcé quelques semaines plus tard, et il s'agit surtout de la constatation faite alors par le jeune ascète qu'il a mis enfin un terme à la si longue série de ses renaissances, de ses vies successives, qu'il ne renaîtra plus jamais nulle part, qu'il a atteint le nirvana. Selon d'autres textes, cette découverte capitale est celle de la production en enchaînement de conditions (pratitya-samutpada). Laissons de côté les nombreuses et subtiles discussions des historiens pour essayer de savoir laquelle de ces deux versions correspond vraiment à la réalité historique et constatons qu'elles sont liées entre elles et qu'elles confirment l'attachement total du Bouddha à deux principes capitaux sur lesquels il fonde sa doctrine : celui de la causalité et celui de la moralité. En effet, la sainte Vérité de l'origine du malheur et celle de la Voie conduisant à la délivrance, au nirvâna, ont pour base la croyance ferme en un enchaînement de cause à effet, tout autant que les neuf ou douze membres de la série de la production conditionnée. En outre, si la malveillance, la haine, est cette fois passée sous silence dans l'une comme dans l'autre, le désir, lui, est nettement désigné comme facteur causal dans les deux, comme lien entre les existence successives, ce qui prouve bien la nature morale de cette liaison. Cependant, en tête de la chaîne de la production conditionnée apparaît un élément nouveau, extérieur à la moralité, l'ignorance, mais qui formera un peu plus tard un trio indissoluble avec le désir et la haine sous l'aspect de l'égarement ou erreur, la faute intellectuelle se mêlant ainsi aux deux fautes majeures de l'immoralité pour constituer ce que le bouddhisme dénoncera comme étant les trois racines du mal, obligeant sans cesse l'être à renaître.

Comme on l'a constaté depuis longtemps, la formule de la production conditionnée, dans les deux sens, est un développement des deuxième et troisième Vérités saintes : dans le sens direct, elle définit l'enchaînement des causes de la douleur, et, dans le sens contraire, celui de la suppression, de la cassation (nirvana) de celle-ci. La première Vérité, celle qui affirme la nature pénible, malheureuse, de toute existence, est , comme les deux premières sciences de l'Éveil, une confirmation de l'adhésion du Bouddha à une opinion déjà partagée par de nombreux penseurs indiens dans sa jeunesse et même avant, ou, sans doute plus exactement, une expression plus générale, plus systématique, de cette opinion antérieure. En effet, tous les ascètes qui cherchaient, dès avant la naissance du Bienheureux, une méthode pour mettre fin à la série des renaissances étaient nécessairement convaincus de ce que toute vie était essentiellement malheureuse, sans quoi ils n'auraient pas visé un tel but et n'auraient pas fait tant d'efforts pour l'atteindre, mais ils se seraient contentés d'agir beaucoup plus facilement en vue de renaître dans des conditions agréables.

Quant à la quatrième Vérité sainte, qui est la conséquence logique des trois précédentes, elle fut certainement découverte par le Bouddha comme la deuxième et la troisième. Appelée à juste titre la Voie (marga) menant à la délivrance, c'est la méthode de salut enseignée par le Bienheureux. Elle combine des éléments empruntés à des doctrines antérieures, la nécessité de la moralité et de la pratique de la concentration mentale, avec d'autres qui semblent propres au Bouddha : l'opinion correcte et ou vue intellectuelle juste, l'intention correcte, l'effort correct et l'attention-mémoire correcte. Le Bienheureux met ainsi l'accent sur la prépondérance de la pensée, de l'intention, de la volonté fondée sur une connaissance claire et exacte des circonstances dans la détermination de l'acte, que celui-ci soit corporel ou vocal. Il déplace la responsabilité de l'action matérielle à sa cause mentale, et par là il attache très étroitement la morale à la psychologie, ce qui restera un caractère majeur de la pensée bouddhique à travers les siècles jusqu'à nos jours. De même, il insiste sur la nécessité de l'effort, de l'énergie, de l'attention soutenue, pour atteindre un jour la délivrance. Il sous-entend ainsi que cette dernière ne peut être obtenue ni rapidement ni facilement, par des moyens aussi simples que ceux offerts par les rites religieux, les actes culturels adressés à des divinités dont on recherche la faveur ou par des pratiques magiques. Il préconise donc des moyens essentiellement intérieurs, psychiques, d'efforts mentaux et il rejette comme totalement inefficaces les moyens purement extérieurs d'activité corporelle ou vocale. Par conséquent, ces deux grandes découvertes du Bouddha, celle de l'essence mentale de la moralité, de toute action déterminant les renaissances, et celle de l'énergie appliquée à cette activité comme étant deux facteurs capitaux de la délivrance, des membres de la Voie menant à celle-ci, sont étroitement liées entre elles.

Venons-en maintenant aux autres éléments importants de l'enseignement du Bienheureux qui sont exposés et expliqués si souvent dans les sermons qui lui sont attribués par tous les textes antiques. Ces éléments développent et complètent ceux que contiennent les récits de l'Éveil et le sermon de Bénarès. C'est pourquoi on est en droit de croire qu'ils sont l'oeuvre du Bouddha lui-même ou, tout au plus, des plus fidèles et intelligents de ses premiers disciples dans leurs efforts visant à expliquer la pensée du maître durant les premiers temps ayant suivi le parinirvâna de celui-ci. Nous les examinerons en les classant d'après leurs rapports avec les Quatre saintes Vérités, qui restent la base même de la doctrine du Bienheureux.

Si toute l'existence, même celle des dieux, est par nature pénible, malheureuse, c'est d'abord parce qu'elle a une durée limitée, parce que, commencée par la naissance, elle se termine inévitablement par la mort, et aussi à cause des peines, souffrances, craintes, désillusions de toutes sortes, des maladies et souvent de la vieillesse et de ses tourments. S'il en est ainsi, c'est parce que tout ce qui existe, aussi bien les êtres vivants que les choses inanimées, est impermanent, que tout se transforme, évolue et décline avant de disparaître. La raison profonde en est que rien, ni être vivant ni chose matérielle, ne possède de "soi" (atman) ou de "principe vital" (jiva), de principe personnel, individuel, éternel et immuable. Par cette négation, le Bouddha de dressait résolument et hardiment contre la plupart des penseurs indiens, des jainas qui affirmaient l'existence d'un "principe vital" et surtout des brahmanes qui croyaient ferment, et croient encore, en l'existence de l'atman, du "soi" individuel, et en celle du grand principe universel qu'ils nomment le Brahman , que les auteurs des Upanisad identifiaient avec l'atman. Comme celui de l'impermanence, ce principe de l'absence totale de "soi" ou d'un quelconque équivalent est l'une des bases de la pensée bouddhique depuis ses débuts et l'est resté jusqu'à nos jours dans presque toutes les formes que devait prendre le bouddhisme au cours des siècles.

Dans sa formulation antique, bien antérieure à l'ère chrétienne, il s'exprimait déjà par un mot qui mérite de retenir notre attention :"vide" (sunya) en déclarant que l'être est vide de "soi". Comme on le sait, ce mot allait prendre une très grande importance avec le grand mouvement réformateur du Mahayana, qui en étendit la signification en répétant sans cesse que tout est vide, non seulement d'atman, mais de nature propre (sva-bhâva) ,de substance. C'est parce que tout est vide de "soi" que tout se transforme sans cesse après avoir pris naissance et qu'il disparaîtra tôt ou tard, et c'est donc la raison profonde pour laquelle toute vie est malheureuse.

Cette conviction négative a une double conséquence logique d'une extrême importance, que l'on considère le bouddhisme comme une religion ou comme une philosophie : non seulement il n'y a pas d'âme personnelle et éternelle, mais il n'y a pas non plus de Dieu unique, éternel, créateur et tout-puissant, car l'une et l'autre sont de la même nature que l'atman et le brahman, et parce que tous les deux sont contraires au principe universel de l'impermanence.

Ainsi donc, pour le Bienheureux, tout, êtres et choses, n'est que purs phénomènes, pures apparences, semblables, comme le dira si bien plus tard un texte célèbre, à un nuage, à une bulle d'eau, à une goutte de rosée. L'homme n'est rien d'autre qu'un ensemble de plusieurs sortes de phénomènes en perpétuel changement, phénomènes matériels et biologiques, ceux du corps et de la vie, et phénomènes mentaux, chacun d'eux étant en réalité un enchaînement de causes diverses et d'effets, analogues à ceux que décrit la série des membres de la production conditionnée. Il est formé de cinq groupes (skandha) de tels phénomènes : ceux de la matière, des sensations, des perceptions, des activités mentales et de la conscience-connaissance. Leur complexité et leur enchaînement causal expliquent pourquoi l'être change continuellement au cours de son existence tout en restant apparemment le même, le bébé devenant peu à peu enfant, puis adolescent, adulte, enfin vieillard. Cet enchaînement de phénomènes subsiste en partie après la mort, la plupart d'entre eux cessant et disparaissant tandis que d'autres, subtils et subconscients, notamment ceux de la maturation des actes dont nous allons parler, continuent et relient l'être qui est mort à celui qui renaît. Ce dernier n'est ni plus ni moins différent du précédent que l'adulte ne l'est du bébé qu'il fut dans ses premières années d'existence. Ainsi donc, le phénoménisme intégral et l'enchaînement causal permettent-ils d'expliquer fort bien la série des renaissances en accord avec les grands principes d'impermanence et d'absence d'élément personnel qui semblaient s'y opposer comme des contradictions logiques. Il faut certainement attribuer au Bouddha lui-même cette géniale explication, qui précède de vingt-cinq siècles les théories les plus modernes de la physique et de la biologie, avec lesquelles elle présente d'importantes analogies.

Le principe d'impermanence totale et universelle, et surtout la négation de tout élément immuable et éternel, qui sont évidemment liés, allaient poser à la doctrine bouddhique un très difficile problème, que les adversaires du Bienheureux, brahmanes, jains et autres, ne manqueraient pas de lui objecter ainsi qu'à ses disciples pendant les quinze siècles durant lesquels le bouddhisme prospéra en Inde. En effet, si absolument rien ne subsiste d'un être après sa mort, comment peut-on dire qu'il renaît et comment peut-on prétendre que sa nouvelle vie est déterminée par les actes qu'il a commis dans son existence précédente ? Ce n'est pas le même être qui renaît et il est complètement injuste que celui qui apparaît dans cette nouvelle existence subisse le châtiment des mauvaises actions accomplies par celui qui l'a précédé et qui est maintenant mort, disparu, ou profite au contraire des récompenses de ses bonnes actions. De plus, s'il n'y a pas de principe personnel immuable et éternel, si rien ne subsiste après la mort, lorsque l'on meurt une dernière fois après avoir atteint le nirvana et que l'on ne renaît plus nulle part, l'état où l'on parvient alors ne peut être autre chose que le néant absolu.

Au lieu de s'incliner devant des objections aussi redoutables, le Bouddha et ses disciples s'efforcèrent de trouver des solutions pour tourner ces difficultés, ce qui obligea sans cesse la pensée bouddhique à approfondir l'examen de ce double problème, l'un des plus ardus de la philosophie puisqu'il touche à la nature même de l'être. Cela eut pour conséquence, capitale pour histoire du bouddhisme mais aussi de la pensée indienne dans son ensemble, de stimuler à l'extrême les facultés intellectuelles des docteurs de toutes les écoles bouddhistes, depuis ceux du bouddhisme antique, appelé Hinayana par ceux du Mahayana, jusqu'à ceux des diverses sectes tantriques en passant par les plus grands d'entre eux, ces maîtres du Grand Véhicule que furent Nagarjuna, Asanga et leurs disciples.

Pour expliquer comment un acte pouvait causer le bonheur ou le malheur longtemps après son accomplissement et même, souvent, dans une vie postérieure, après une ou plusieurs renaissances, on le compara à une plante qui, une fois semée en terre, se développe lentement et se reproduit en donnant des fruits, doux ou amers, qui tombent à leur tour sur le sol quand ils sont mûrs. D'une part, ce phénomène s'étend sur une assez longue durée et, de l'autre, les fruits ainsi produits appartiennent toujours à l'espèce qui a été semée ou plantée : d'un noyau de mangue ne sortira jamais qu'un manguier, qui donnera ensuite, plus tard, des mangues et non pas des noix de coco, du riz ou de la canne à sucre. de même, une bonne action produira toujours, dans cette vie ou dans une autre, un effet agréable tandis qu'une mauvaise action, nuisible à autrui, donnera inévitablement un châtiment. Récompense ou punition auront une nature et une importance en rapport étroit avec l'acte d'où elles seront nées, même si celui-ci fut accompli très longtemps auparavant. De plus, elles atteindront nécessairement l'auteur de cet acte et jamais un autre être vivant, comme un fruit mûr tombe toujours au pied de l'arbre sur lequel il a poussé et non pas autre part, si bien que rien ni personne ne pourra empêcher l'auteur de l'acte et lui seul d'en éprouver plus tard les effets agréables ou pénibles. C'est là un aspect capital de la morale bouddhique, qui paraît bien avoir été inventé par le Bienheureux et qui la rapproche grandement de nos idées modernes sur le caractère strictement personnel et inéluctable de la responsabilité. Cependant, et cela aussi est très proche de nos conceptions actuelles, cette responsabilité n'est pleine et entière que si l'action fut accomplie volontairement, après que son auteur l'eut décidée en connaisant clairement l'ensemble des circonstances, donc si elle fut en accord avec la pensée, l'intention qui l'a causée. Cela réduit donc plus ou moins, voire supprime, la "fructification" de l'acte accompli involontairement, ou par maladresse, ou par erreur, ou par débilité mentale, ou sous l'empire de la folie, de même qu'une graine, semée en terre, peut ne pas germer du tout ou mal se développer. En sens contraire, la responsabilité de celui qui prend une part à l'acte, qui aide à accomplir, qui l'encourage ou qui l'ordonne est nettement engagée, dans la mesure où, en agissant ainsi, il a déterminé en partie ou entièrement son accomplissement. Cette "maturation" (vipaka) de l'acte est en outre un phénomène totalement subconscient, qui demeure inconnu à son auteur comme à tous les autres êtres, si bien que ni lui ni personne ne peut pertuber ce développement et faire obstacle à sa parfaite justice. Notons en passant que le Bouddha reconnaît ainsi l'existence de phénomènes psychiques subconscients, ce que la psychologie occidentale n'admettra, et non sans discussions, que vers le début de notre siècle.

Si les adversaires du Bienheureux pouvaient admettre cette interprétation ingénieuse des renaissances et de la maturation des actes qui la déterminait, il leur était beaucoup plus difficile de se laisser convaincre par ses explications touchant l'état obtenu par l'homme qui, après être parvenu au nirvâna dans sa dernière existence, vient enfin à mourir. En effet, à ce moment, toutes les séries de phénomènes corporels, biologiques et mentaux qui constituent son être cessent complètement et définitivement, y compris celle de la maturation de ses actes antérieurs, puisqu'il en a cueilli tous les fruits. Si l'homme ainsi délivré ne renaît plus nulle part, c'est justement parce qu'il ne subsiste plus rien de lui qui pourrait renaître d'une façon ou d'une autre et susciter l'apparition d'une nouvelle série de phénomènes. En bonne logique, le nirvâna complet, qui s'accomplit au moment de la mort de l'arhant ou du bouddha, celui qui est le but proposé par le Bienheureux à ses disciples et que définit la troisième des Vérités saintes, n'est pas autre chose que l'anéantissement complet de l'être. C'était là une très grave objection, certainement même la plus embarrassante, que ses adversaires opposèrent au Bouddha.

Le Bienheureux se refuse, et pour cause, à décrire clairement cet état et il s'en justifie de plusieurs façons que nous pouvons résumer en deux. D'une part, il conseille à ses disciples de ne pas perdre leur temps à essayer d'imaginer ce qu'il advient de l'homme déjà délivré quand il meurt pour la première fois, car cela est trop difficile à comprendre pour l'intelligence humaine ordinaire et de plus parfaitement inutile pour avancer sur la Voie menant au nirvana. D'autre part, à ceux que ce premier et sage argument ne convainc pas, il déclare que cet état n'a aucune relation possible ni avec l'être ni avec le néant tels que les hommes les conçoivent, plus précisément que, de l'homme passé ainsi pour toujours au-delà de la mort et de la renaissance, on ne peut dire qu'il existe, on ne peut non plus dire qu'il nexiste pas, on ne peut dire encore qu'il existe et n'existe pas tout à la fois, et on ne peut nier enfin qu'il existe et n'existe pas. Résolument fidèles à leur maître, les disciples du Bienheureux en déduiront que cet état est totalement inconcevable, entièrement hors de portée de l'intelligence humaine, et par conséquent impossible à exprimer, à décrire, à expliquer en aucune langue humaine. Plus encore que la difficulté à concilier la série des renaissances et leur détermination par les actes avec les principes d'impermanence et d'absence de "soi", celle que soulevait la nature de l'homme parvenu au-delà de sa mort dernière après sa délivrance obligea les docteurs bouddhistes à approfondir la métaphysique et tout particulièrement l'ontologie ou science de l'être tout au long des siècles. Cela les conduisit à inventer des solutions d'une très grande audace et à devancer de plus de quinze siècles en ces matières forts subtiles déjà par nature les penseurs de l'Occident, si longtemps retenus et même ligotés par la redoutable orthodoxie chrétienne.

Cependant, et si grand que fut le goût, la passion même, des intellectuels indiens pour les discussions abstraites, ce ne fut pas cela qui conduisit les docteurs bouddhistes aux plus hauts sommets de la métaphysique. Ils n'oubliaient jamais, en effet, les exhortations du Bienheureux à toujours viser la délivrance, la leur et celle des autres. En s'efforçant continuellement de réfuter l'existence de la moindre trace de substance et de démontrer l'universalité de la vacuité, de "soi" ou de nature propre, ils voulaient prouver que tout désir et toute haine, et plus généralement toute passion, est à la fois dépourvue totalement d'objet et aussi de sujet, que ce que l'on désire ou que l'on déteste est vide, illusoire, et que celui qui désire ou qui hait l'est tout autant, qu'il n'y a là que des phénomènes de nature passionnelle causés par la rencontre de deux séries d'autres phénomènes, l'un jouant alors le rôle d'objet et l'autre celui de sujet, en somme une sorte de théâtre d'ombres. Par ces démonstrations, ils contribuaient grandement à encourager le détachement, le renoncement à tout ce qui suscitait les passions, ce qui engendrait les actes, leur maturation et donc les renaissances, ils faisaient avancer sur la Voie de la délivrance eux-même et ceux qui les écoutaient. Ils contribuaient à débarrasser l'esprit de tout ce qui le troublait, des craintes et des espoirs insensés, des erreurs et des illusions qui en ternissaient le miroir et empêchaient de refléter les Vérités. Ils contribuaient à apaiser l'esprit en y faisant naître peu à peu la sérénité qui est la principale caractéristique du nirvana tel que l'arhant ou le bouddha l'éprouve en ce monde, dans sa dernière existence.

Si utiles et même nécessaires que fussent ces démonstrations, elles ne suffisaient pas pour atteindre la délivrance, il s'en fallait même de beaucoup, car elles restaient situées sur le plan du raisonnement et de la réflexion, à l'étage inférieur des méditations (dhyâna) . Il fallait encore élever la pensée à travers celles-ci pour l'épurer progressivement par d'autres moyens, apparentés aux exercices de yoga. L'enseignement du Bouddha insiste longuement et très souvent sur ces méthodes, dont il préconise diverses sortes, assez différentes les unes des autres mais dont certaines ont des éléments communs et dont plusieurs sont probablement empruntées à des maîtres antérieurs ou extérieurs au bouddhisme mais dont le Bienheureux avait reconnu l'utilité. Le génie du Bouddha fut sans doute, non seulement d'en inventer de nouvelles parfaitement adaptées au but qu'il s'était fixé, mais aussi de les combiner avec les autres pour constituer autant de moyens à employer selon les diverses modalités psychologiques présentées par les candidats à la délivrance, selon la personnalité propre à chacun d'eux et aussi conformément aux circonstances particulières où ils se trouvaient placés. Nous retrouvons ici, mises en pratique sur la Voie du nirvana, ces connaissances psychologiques sur lesquelles le Bienheureux avait tant insisté et que ses disciples devaient tant approfondir et développer au cours des siècles. Il n'est donc pas étonnant que la pratique des méditations ait toujours joué un si grand rôle, un rôle capital même, dans les méthodes de salut enseignées par le bouddhisme de tous les temps et de toutes les écoles, notmment dans celle qui se forma dans la Chine ancienne sous son nom, le mot indien dhyana* étant translittéré par tchan en chinois et par zen en japonais. Il n'est pas non plus surprenant que les psychologues occidentaux de nos jours songent maintement à mettre à profit la si longue expérience accumulée par le bouddhisme en ce domaine, ni que des religieux chrétiens s'intéressent de près aux exercices bouddhiques de méditation en vue de les adapter à leurs propres méthodes de salut, pourtant si éloignées des siennes par le but que propose leur doctrine.

Comme on le voit, l'apport du bouddhisme, fidèle aux enseignements de son maître vénéré, aux connaissances humaines est aussi considérable que divers, à la fois ence qui concerne les pures spéculations de la pensée et pour ce qui est des applications pratiques. C'est pourquoi le Bouddha et ses meilleurs disciples méritent pleinement notre admiration, et ce sera notre conclusion.

 
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