7. Six voies de renaissance

Ryuei Michael McCormick


En expliquant les effets des causes bénéfiques et maléfiques, le Bouddha, en plus de la renaissance en tant qu’être humain dans des circonstances heureuses ou malheureuses, a évoqué la possibilité d'une renaissance dans le monde-état céleste ou en enfer. L’exposé sur la production conditionnée résume comment s’effectue une renaissance sans un self et ce qui se  passe depuis le  moment de la mort jusqu’au moment de la renaissance (ou de la conception). Ici, nous allons simplement aborder les différentes formes de renaissance dans lesquelles se manifestent les effets du karma.

Le Mahasihanada Sutta parle de quatre sortes de génération dans la renaissance des êtres :

« Shariputra, il y a ces quatre sortes de génération. Quels sont les quatre ? La génération née d'un œuf, la génération née d'une matrice, la génération née de la moisissure et la génération de ceux qui sont nés d’eux-mêmes.

« Qu'est-ce que la génération née d'un œuf ? Il y a ces êtres nés en brisant la coquille d'un œuf ; c'est ce que l’on appelle la génération née d'un œuf. Qu'est-ce que la génération née d'une matrice ? Il y a ces êtres nés en brisant une membrane ; c'est ce que l’on appelle la génération née d'une matrice. Qu'est-ce que la génération née de la moisissure ? Il y a ces êtres nés dans un poisson pourri, dans un cadavre en putréfaction, dans de la pâte pourrie, dans une fosse d'aisances ou dans un égout ; c'est ce que l’on appelle la génération née de la moisissure. Qu'est-ce que la génération de ceux qui sont nés d’eux-mêmes ? Il y a les devas et les habitants de l'enfer et certains êtres humains et quelques êtres des mondes inférieurs ; c'est ce que l’on appelle la génération de ceux qui sont nés d’eux-mêmes. Telles sont les quatre sortes de génération.» (réf.)

Ces paroles ne prétendaient pas à une vérité scientifique. C’était une classification datant d’avant Shakyamuni dont il s’est servi par commodité pour évoquer différentes façons de venir au monde. De nos jours encore, certains catégorisent ceux qui naissent des œufs (oiseaux, insectes, reptiles), ceux qui naissent d’une matrice (mammifères), ceux qui naissent de la moisissure (microorganismes, bactéries), ceux qui naissent par des transformations « tenant du miracle » (papillons, êtres spirituels).

Dans le même sutra, le Bouddha parle également de cinq destinations de renaissance et du nirvana. Toute vie qui se manifeste par les quatre formes de génération passe par les cinq destinations : enfer, esprits faméliques, animaux, humanité, devas.

« Shariputra, il y a ces cinq destinations. Quels sont les cinq ? L'enfer, le monde animal, le monde des esprits faméliques, les êtres humains et les devas.

« Je comprends l'enfer et le sentier et chemin qui mène à l'enfer. Et je comprends aussi comment quelqu'un qui est entré dans cette voie réapparaîtra, à la dissolution du corps, après la mort, dans un état de privation, dans une destination malheureuse, dans la perdition, en enfer.

« Je comprends le monde animal et le sentier et chemin qui mène au monde animal. Et je comprends aussi comment quelqu'un qui est entré dans cette voie réapparaîtra, à la dissolution du corps, après la mort, dans le monde animal.

« Je comprends le monde des esprits faméliques et le sentier et chemin qui mène au monde des esprits faméliques. Et je comprends aussi comment quelqu'un qui est entré dans cette voie réapparaîtra, à la dissolution du corps, après la mort, dans le monde des esprits faméliques.

« Je comprends êtres humains et le sentier et chemin qui mène au monde humain. Et je comprends aussi comment quelqu'un qui est entré dans cette voie réapparaîtra, à la dissolution du corps, après la mort, parmi les êtres humains.

« Je comprends les devas et le sentier et chemin qui mène au monde des devas. Et je comprends aussi comment quelqu'un qui est entré dans cette voie réapparaîtra, à la dissolution du corps, après la mort, dans une heureuse destination, dans le monde céleste.

« Je comprends le nirvana et le sentier et chemin qui mène au nirvana. Et je comprends aussi comment quelqu'un qui est entré dans cette voie pourra, en la réalisant par lui-même par la connaissance directe, entrer et demeurer ici et maintenant dans la délivrance de l'esprit et la délivrance par la sagesse qui sont immaculées de par la destruction des souillures.» (réf.)

Plus tard, on ajoutera un sixième monde, celui des asuras, les démons combattants. Parfois, du fait de leur immense pouvoir, on considère ces derniers comme appartenant au monde céleste mais les enseignements ultérieurs leur attribuent un monde à part et les placent même en-dessous du monde des humains, car ils sont dévorés par la jalousie et la soif de pouvoir au-delà de toute raison. Les anciennes traditions considèrent également le monde des esprits faméliques comme légèrement supérieur à celui des animaux ;  sans doute parce que les esprits faméliques gardent un certain sens de leur identité et de contrôle de soi, bien qu’ils soient submergés par des désirs égoïstes irrationnels. Les traditions plus tardives situent le monde des esprits faméliques plus près de l’enfer, avec juste quelques atténuations.

Ces six états ont été empruntés à la cosmologie védique ;  ils constituent les six "mondes" à travers lesquels les êtres vivants transmigrent (samsara). Ils décrivent différents états d’esprit et la façon dont ils interagissent entre eux et avec l’environnement fait d’habitudes et de tendances présupposées. Ces mondes-états ou destinations potentielles de renaissance sont transcendés par la réalisation du nirvana.

Le plus bas des six mondes-états est l’enfer dans lequel se trouvent ceux qui ont commis les "dix actes de mal" ou d’autres actions haineuses contre la famille, les saints et les sages ou bien contre le Dharma ; ils reçoivent les rétributions karmiques pour leurs actes, surtout se ceux-ci ont été motivés par la haine ou le désespoir. Il est important de se rappeler que dans le bouddhisme, on n’est pas jeté en enfer ou puni par quelque déité ; ce monde-état n’est que la maturation naturelle de son karma, de ses actes. L’enfer n’est pas davantage un état d’éternelle damnation comme c’est le cas dans nombre de concepts occidentaux. C’est le lieu temporaire d’expiation - bien qu’il puisse paraître interminable. Ceux qui résident en enfer sont obsédés par leur propre souffrance. Vivant dans une intense angoisse, ils se déchaînent dans des rages folles, se complaisent dans l’apitoiement sur eux-mêmes, le désespoir, la paranoïa et l’autodestruction. L’enfer est le fruit des actions négatives ; il reflète le malheur généré par les actions de celui qui les accomplit. 

Le monde-état des esprits faméliques est à peine meilleur et les actions négatives qui y mènent sont de même nature, sauf qu’elles sont motivées par une cupidité dévorante. On représente  les esprits faméliques avec d’énormes bouches, de gros ventres et une poitrine chétive. Les esprits faméliques sont obsédés par la satisfaction d’une avidité jamais satisfaite. Ils se caractérisent par des addictions et fixations autodestructrices. Leur désir est devenu pour eux une source permanente de supplice. Ces addictions peuvent toucher la drogue, l’alcool, le sexe, le jeu, le pouvoir, le travail, les divertissements ou même la religion. Elles ne sont, en fait, qu’une tentative pour nier le fait que, fondamentalement, la vie est souffrance.

Le monde-état animal est celui où se trouvent ceux qui blessent la vie par leurs illusions et leur irresponsabilité, telles les créatures de la terre, des mers et des airs  gouvernées par leurs seuls instincts. C’est le monde des prédateurs et des proies, de la territorialité, des dominants alpha ; le monde de la fourberie, de l’agressivité, des instincts. Les animaux ne voient que la gratification immédiate sans se soucier des conséquences,  ils ne visent pas des avantages à très long terme. Le plaisir et le déplaisir l’emportent sur la raison et le sens moral. Bien que moins douloureux que les deux premiers mondes-états, celui de l’animalité connaît inévitablement la frustration et la confusion et n’échappe finalement pas à la souffrance. 

Le monde-état des asuras, les démons combattants, se référait à l’origine aux démons arrogants qui avaient tenté de renverser les dieux védiques. Les dix actes de mal sont parfois motivés par l’orgueil et l’envie qui prennent le pas sur les actes de bien. Mais aussi ce sont parfois les dix actes de bien qui sont infectés par un sentiment de rectitude faisant croire à son bon droit. Dans les deux cas, les démons combattants sont terriblement puissants, violents et pleins de prétention. On peut les caractériser par la jalousie, la colère*, l’agressivité et une totale incapacité à accepter un compromis, car, au fond, ils sont mus par un sentiment d’insécurité et d’infériorité.    

Dans le monde-état humain, les êtres suivent les préceptes – ou leurs équivalents – et s’abstiennent de tuer, voler, avoir une sexualité déréglée, mentir, absorber des intoxicants  obscurcissant l’esprit et abaissant les inhibitions. C’est un état caractérisé par l'intérêt éclairé sur la personne, par la capacité de mettre la raison et l’anticipation au service de ses objectifs, par l’amour de soi et de ceux auxquels on s’identifie et dont on prend soin. Ce monde-état est considéré comme optimal pour la recherche de l’Éveil, car les hommes ne sont plus submergés par la souffrance au point de se sentir impuissants, et en même temps ils ne sont pas assez éloignés de la souffrance pour devenirs indifférents. Dans l’état d’être humain, celui qui est doué de sensibilité et prend le temps de se poser des questions, peut commencer à s’interroger sur les souffrances de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort, ainsi que sur la souffrance d'être séparé des personnes aimées, celle de devoir rencontrer des personnes détestées, celle d'être dans l'impossibilité d'obtenir ce que l'on désire, et celle provenant des cinq agrégats qui constituent le corps et l'esprit. Ces interrogations peuvent conduire à la délivrance et même un début de compassion visant la délivrance de tous les êtres.

Le plus élevé des six mondes-états est le monde céleste, la demeure des devas où séjournent ceux qui ont accompli les dix actes de bien, ont fait des dons généreux pour les bonnes causes et ont cultivé l’amour-empathie, la compassion, la joie partagée et l’équanimité. Le Ciel supérieur est atteint seulement par ceux qui ont pratiqué les stades avancés de la méditation samadhi*. Au contraire de la conception occidentale, le Ciel bouddhiste n’est pas un lieu d’éternel salut. Ce sont des états de bien-être temporaire - même s’ils peuvent paraître éternels -, des « royaumes » où les désirs sont temporairement comblés sous forme de récompense pour une conduite vertueuse ou pour la réalisation de la méditation. Quand le bonheur s’installe, les êtres dans l’état céleste ne sont que trop enclins à tomber dans un état de béatitude insouciante, dans la complaisance à l’égard de soi et dans l'autosatisfaction. Bien que l’état céleste semble à l’abri des souffrances et hors de la temporalité, les mérites karmiques qui y avaient conduit finissent par s’épuiser. Le halo lumineux qui accompagnait le bénéficiaire devient plus terne et ses guirlandes de fleurs se fanent ; ses vêtements deviennent sales et usés, et lui-même se met à transpirer et à s’agiter sur son trône de lotus. Les autres déités cherchent désormais à l’éviter et il disparait bientôt du monde céleste pour renaître dans un des mondes inférieurs.  

On peut retirer de cette vision des six mondes-états pas mal d’enseignements importants. Et tout d’abord la constatation que tout le monde fait l’expérience quotidienne de la réalité de ces états qui sont interconnectés et entremêlés, chacun possédant, toutefois, un état dominant. Ensuite, on peut constater que  les souffrances des états d’enfer, des esprits faméliques, des animaux et des démons combattants conduisent soit à la croyance défaitiste selon laquelle les souffrances sont inévitables, soit à la croyance tout aussi autodestructrice que les souffrances peuvent être supprimées par cela même qui les a provoquées,  à savoir la cupidité, la haine et l'illusion. Dans l’état céleste, ses bénéficiaires s’étiolent en considérant les souffrances comme quelque chose qui ne les concerne pas. Seul le monde-état humain garde un intérêt égal pour le bien-être et la souffrance. C’est pourquoi il est le plus propice pour l’éclosion de la délivrance.

Finalement, dans tous ces six mondes-états, ce sont les phénomènes externes qui déterminent le bonheur ou le malheur. Alors que seules les vues justes peuvent libérer les êtres sensitifs des souffrances inhérentes aux conditions et conditionnements des six voies samsariques de renaissance.

SUITE : Transcendance du karma et de la renaissance

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