Karma et renaissance


6- La complexité du karma

Ryuei Michael McCormick

Il est assez facile de trouver une corrélation entre d’une  part les "dix actions de mal" et la maturation d’états peu souhaitables et d’autre part, entre "les dix actions de bien" et les mondes-états souhaitables. Dans la vie, pourtant, la récompense ne semble pas toujours couronner la vertu et la punition fuit bien souvent le méchant. La vie apparaît souvent injuste. Dans le Mahakammavibhanga Sutta, le Bouddha explique pourquoi les malheurs s’abattent parfois sur les "gentils" et pourquoi la chance sourit aux "méchants".

Sahkyamuni commence par exposer quatre cas différents.

Dans le premier, quelqu’un commet les dix actes non-vertueux, alors,

« … après la mort, à la dissolution du corps, il réapparaît dans un état de privation, dans une destination malheureuse, en perdition, voire même en enfer.
Un ermite ou un brahmane qui a pratiqué la concentration de l'esprit et atteint l'œil céleste peut observer cela et arriver ainsi à la conclusion dogmatique selon laquelle celui qui commet  de tels actes non-vertueux renaîtra toujours dans un état de souffrance, voire même en enfer.» (réf.)

Dans le deuxième cas, quelqu’un commet les dix actes non-vertueux, mais

« … après la mort, à la dissolution du corps, il réapparaît dans une destinée heureuse, voire même dans le monde céleste.
Quelqu'un qui a atteint l'œil céleste peut observer cela et arriver ainsi à la conclusion dogmatique selon laqquelle de tels actes ne sont pas mauvais ou encore qu’ils ne conduisent pas aux résultats négatifs.» (réf.)

Dans le troisième cas, quelqu’un se conforme aux dix actes de bien

« … et après la mort, il renaît dans des circonstances heureuses, voire même dans le monde  céleste.
Quelqu'un qui a atteint l'œil de l’esprit peut observer cela et arriver ainsi à la conclusion dogmatique selon laquelle que celui qui accomplit les actes vertueux renaîtra toujours dans des circonstances heureuses,  voire même dans le monde céleste.» (réf.)

Dans le quatrième cas, quelqu’un se conforme aux dix actes de bien

«… et il réapparaît dans un état de privation, dans une destination malheureuse, en perdition, voire même en enfer.
Quelqu'un qui a atteint l'œil de l’esprit peut observer cela et arriver ainsi à la conclusion dogmatique selon laquelle de tels actes ne sont pas vertueux ou encore qu’ils ne conduisent pas à des résultats positifs.» (réf.).

Le Bouddha reconnaît que ces ermites et ces brahmanes à l'œil céleste ont observé correctement les renaissances heureuses ou malheureuses dans ces quatre cas, mais il rejette leurs conclusions dogmatiques. Il explique qu’il faut regarder à plus long terme. On ne peut pas se contenter de l’observation de ce qui se passe au cours d’une seule vie ou d’une seule renaissance pour en tirer des conclusions valables. La maturation du karma n’est pas toujours immédiate. Les circonstances, y compris la renaissance, auxquelles quelqu’un doit faire face peuvent être le résultat du moment précédent, de l’année précédente ou de ce qui s’est passé dans la vie précédente, ou encore dans une vie plus antérieure.

L’attitude mentale au moment de la mort peut également avoir une influence décisive sur la renaissance. Les vues erronées potentialisent la malchance et les vues justes atténuent la souffrance karmique, et peuvent même conduire à la délivrance totale. Dans une seule vie, on ne peut donc rien présumer des causes en cours de maturation, ni de la résurgence des causes de la vie juste antérieure. La connexion entre cause et effet n’est pas aussi réductrice.

Pour celui qui commet un ou plusieurs actes non-vertueux et se trouve immédiatement confronté à des circonstances défavorables, il est possible que ce soient les effets de l’inconduite en question, mais il se peut tout aussi bien que ce soit l’effet de causes tout à fait différentes. Comme le dit le Bouddha :

« …soit il commit dans le passé une mauvaise action génératrice de douleur, soit il commit une mauvaise action plus tard avec les mêmes effets, soit, au moment de la mort, il acquit et mit en pratique une croyance erronée.» (réf.)

La conduite non-vertueuse aura, à n’en pas douter,  un effet, mais on ne peut pas savoir quand exactement. Comme le dit le Bouddha :

« … il aura à en subir l’effet, ou bien ici et maintenant, ou bien dans sa vie suivante ou bien dans l’une de vies à venir.» (réf.)

Dans le cas ou quelqu’un commet une ou plusieurs des dix actions non-vertueuses, mais se trouve rétribué par de la bonne fortune, on pourrait croire qu’il échappe aux conséquences de ses mauvaises actions, ou même qu’il est récompensé pour celles-ci. Mais cette bonne fortune est le résultat d’actions positives accomplies auparavant. Comme le dit le Bouddha :

« …soit il accomplit dans le passé une bonne action génératrice de bienfaits, soit il accomplit une bonne action plus tard, avec les mêmes effets, soit, au moment de la mort, il acquit et mit en pratique une vue juste.» (réf.)

Dans ce cas, la bonne fortune n’est due à l’action négative. Elle ne se manifeste pas non plus malgré l’action négative ; elle résulte d’actions vertueuses accomplies à un autre moment. En tout état de cause, l’action négative aura l’effet décrit dans le premier cas. 

Si quelqu’un accomplit des actes de bien et se trouve dans des circonstances favorables, il est possible que ce soit déjà le résultat de sa conduite vertueuse. Mais il est également possible que la bonne fortune soit le résultat d’autres actes de bien. Comme le dit le Bouddha :  

« …soit il accomplit dans le passé une bonne action génératrice de bienfaits, soit il accomplit une bonne action plus tard avec les mêmes effets, soit, au moment de la mort, il acquit et mit en pratique une vue juste.» (réf.)

La conduite vertueuse a un effet positif mais on ne peut pas savoir quand exactement. Comme le dit le Bouddha :

«… il en aura le bénéfice ou bien ici et maintenant, ou bien dans sa vie suivante, ou bien dans une de ses vies à venir.» (réf.)

Si quelqu’un accomplit des actions de bien mais souffre de conditions défavorables, on pourrait penser qu’il n’en tire aucun avantage, ou même, qu’il est puni à cause d’elles. Mais la mauvaise fortune peut provenir de mauvaises causes antérieures, comme le dit le Bouddha :

« …soit il commit dans le passé une mauvaise action génératrice de douleur, soit il commit une mauvaise action plus tard avec les mêmes effets, soit, au moment de la mort, il acquit et mit en pratique une croyance erronée.» (réf.) 

Dans ce cas, les circonstances défavorables ne sont pas dues aux actions de bien mais aux actes non-vertueux commis antérieurement et les actes de bien seront indubitablement récompensés.

Le Bouddha résume ces quatre cas de la façon suivante :

« Ainsi, Ananda,
- il y a l'action qui n’est pas propice à de bons résultat et apparaît comme non propice, 
- il y a l'action qui n’est pas propice à de bons résultats et apparaît comme propice
- il y a l'action qui est propice à de bons résultats et apparaît comme propice
- et il y a l'action qui est propice à de bons résultats et apparaît comme non propice.» (réf.).

Etant donné que les ermites et les brahmanes à l’œil céleste avaient tiré leurs conclusions en se limitant à une seule vie, leurs dogmes sur la nature du karma étaient discutables. Pour eux, le karma impliquait la rétribution immédiate du bien comme du mal, ou alors il n’y avait pas de rétribution du tout. Le Bouddha s’était rappelé ses innombrables existences antérieures et possédait une plus grande maîtrise de l’œil céleste, ce qui lui permettait d’observer les vies/morts de tous les êtres. C’est pourquoi il a enseigné la grande complexité de la manifestation du karma affirmant qu’il n’était pas aisé de les prédire.

La leçon que nous pouvons en tirer est de ne pas croire que notre bonne conduite aura immédiatement des résultats bénéfiques, pas plus que de nous imaginer que nos actions non vertueuses ne se sont pas déjà manifestées par des souffrances. Les bonnes causes ne suppriment pas les rétributions des mauvaises causes, pas plus que les mauvaises ne suppriment les bonnes.

D’après cet enseignement, les vues erronées peuvent même entraîner une personne - par ailleurs vertueuse - dans des états de souffrance, car ils conduisent à la confusion, à l’attachement, à l'anxiété et au désespoir au moment de la mort. Ce sont les vues justes et leurs corolaires résumés par l’Octuple noble chemin qui mènent à la délivrance, dépassant les enchevêtrements karmiques de bonnes et de mauvaises rétributions.

Par ailleurs, s’il est vrai que les bonnes causes ne suppriment pas les mauvaises - et inversement - le schéma résultant de leur combinaison fait que la personne peut se trouver dans un contexte qui lui fait ressentir les effets avec plus ou moins d’acuité. Dans cette mesure, les effets d’une action négative peuvent être contrebalancés ou transformés par les effets d’une action bénéfique. De même que les effets d’une action bénéfique peuvent être amoindris ou détournés par une action non-vertueuse. C’est pourquoi le Bouddha refuse de systématiser les manifestations karmiques en disant que telle cause aura tel effet spécifique. On peut dire que l’effet sera de même nature que la cause, mais qu’il va s’inscrire dans un contexte beaucoup plus large d’actions causales. Le Bouddha illustre cette notion par la comparaison avec des cristaux de sel que l’on dissout dans différentes quantités d’eaux.   

« Il y a le cas où une mauvaise action insignifiante est commise par un individu donné, et l'emmène en enfer. Il y a le cas où exactement la même sorte d'action insignifiante commise par un autre individu est vécue dans l'ici et maintenant et, pour la plupart, n'apparaît à peine qu'un instant. Donc, quelle est la sorte d'individu dont une mauvaise action insignifiante commise par lui l'emmènera en enfer? Il y a le cas où un individu n'a pas développé la contemplation du corps, n'a pas développé la vertu, n'a pas développé l'esprit, n'a pas développé le discernement,  étant limité, mesquin, demeurant dans la souffrance. Une mauvaise action insignifiante commise par ce type d'individu l'entraîne en enfer.

« Ensuite, quelle est la sorte d'individu dont une mauvaise action insignifiante commise par lui, est vécue dans l'ici et maintenant, et pour la plupart, n'apparaît à peine qu'un instant ? Il y a le cas où un individu a développé la contemplation du corps, a développé la vertu, a développé l'esprit, a développé le discernement, étant illimité, d'esprit large, demeurant dans l'incommensurable. Une action insignifiante commise par cet individu est vécue dans l'ici et maintenant et, pour la plupart, n'apparaît à peine qu'un instant.

« Supposons qu'un homme jette un cristal de sel dans une petite quantité d'eau dans une tasse. Qu'en pensez-vous ? Est-ce que l'eau dans la tasse deviendrait salée à cause du cristal de sel et imbuvable?

« - Oui, seigneur.

« - Pourquoi donc ? Comme il n'y aurait qu'un peu d'eau dans la tasse, elle deviendrait salée à cause du cristal de sel et imbuvable.

« Donc, supposons qu'un homme jette un cristal de sel dans le fleuve Gange. Qu'en pensez-vous ? Est-ce que l'eau du Gange deviendrait salée à cause du cristal de sel, et imbuvable ?

« -Non, seigneur.

« - Pourquoi donc ? Comme il y a une grande masse d'eau dans le Gange, elle ne deviendrait pas salée à cause du cristal de sel ni imbuvable.» (réf.)

De la même manière, il y a le cas où une mauvaise action insignifiante est commise par un individu donné et le conduit en enfer, et il y a le cas où exactement la même sorte d'action insignifiante commise par un autre individu est vécue dans l'ici et maintenant et, pour la plupart, n'apparaît à peine qu'un instant.

Un autre point rend également les choses complexes.  Il y a des actions délibérées,  les actions involontaires et ce que le Bouddha appelle les actions semi-volontaires. Il y a aussi toutes sortes d’activités qui ne produisent pas de karma mais au contraire libère des liens karmiques. Le Bouddha explique ces quatre types d’action à l’ascète Punna dans le Kukkuravatika Sutta 

« Punna, il y a quatre sortes de karma proclamé par moi, après l'avoir moi-même réalisé par connaissance directe. Que sont ces quatre? Il y a un karma sombre avec sombre maturation, il y a un karma lumineux avec lumineuse maturation, il y a un karma sombre-et-lumineux avec sombre-et-lumineuse maturation, et il y a un karma qui n'est ni sombre ni lumineux avec une maturation ni-sombre-ni-lumineuse qui conduit à l'épuisement du karma.

« Qu'est-ce qui est sombre karma avec sombre maturation ? Voici que quelqu'un produit un processus corporel karmique lié avec l'affliction, il produit un processus verbal karmique lié avec l'affliction, il produit un processus mental karmique lié avec l'affliction. Ce que faisant, il réapparaît dans un monde avec l'affliction. Lorsque cela se produit, les contacts affligeants le touchent. Etant touché par cela, il ressent des sensations d'affliction entièrement douloureuses comme dans le cas des êtres en enfer. C'est ainsi que la réapparition d'un être est due à un être : il réapparaît en vertu des karmas qu'il a accompli. Lorsqu'il est réapparu, les contacts le touchent. C'est ainsi que je dis qu'il y a des êtres qui sont les héritiers de leurs karmas. C'est ce qu'on appelle sombre karma avec sombre maturation.

« Et qu'est-ce qui est karma lumineux avec lumineuse maturation ? Voici que quelqu'un produit un processus corporel karmique non lié avec l'affliction, il produit un processus verbal karmique non lié avec l'affliction, il produit un processus mental karmique non lié avec l'affliction. Ce faisant, il réapparaît dans un monde sans affliction. Lorsque cela se produit, les contacts non affligeants le touchent. Etant touché par cela, il ressent des sensations sans affliction entièrement agréables comme dans le cas de Subhakinha, les devas de Gloire Réfulgente. C'est ainsi que la réapparition d'un être est due à un être : il réapparaît en vertu des karmas qu'il a accomplis. Lorsqu'il est réapparu, les contacts le touchent. C'est alors que je dis qu'il y a des êtres héritiers de leurs karmas. C'est ce qu'on appelle karma lumineux avec lumineuse maturation.

« Qu'est-ce qui est karma sombre-et-lumineux avec sombre-et-lumineuse maturation ? Voici que quelqu'un produit un processus corporel karmique autant lié avec l'affliction que non lié avec l'affliction... processus verbal... processus mental autant lié avec l'affliction que non lié avec l'affliction. Ce faisant, il réapparaît dans un monde autant avec que sans affliction. Lorsque cela se produit, les contacts autant affligeants que non-affligeants le touchent. Etant touché par cela, il ressent des sensations d'affliction autant que de non-affliction avec un mélange de plaisir et de douleur comme dans le cas des êtres humains et de certains dieux et de certains habitants des états de privation. C'est ainsi que la réapparition d'un être est due à un être : il réapparaît en vertu des karmas qu'il a accompli. Lorsqu'il est réapparu, les contacts le touchent. C'est alors que je dis qu'il y a des êtres héritiers de leurs karmas. C'est ce qu'on appelle karma sombre-et-lumineux avec sombre-et-lumineuse maturation.

« Qu'est-ce qui est karma ni-sombre-ni-lumineux avec ni-sombre-ni-lumineuse maturation qui conduit à l'épuisement du karma ? Quant à cela (ces trois sortes de karma), toute volition d'abandonner la sorte de karma qui est sombre avec sombre maturation, toute volition d'abandonner la sorte de karma qui est lumineux avec lumineuse maturation, et toute volition d'abandonner la sorte de karma qui est sombre-et lumineux avec sombre-et-lumineuse maturation : c'est ce qu'on appelle karma ni-sombre-ni-lumineux avec maturation ni-sombre-ni-lumineuse.

« Ce sont là les quatre sortes de karma proclamés par moi après l'avoir moi-même réalisé par connaissance directe. » (réf.)

En examinant ce discours du Bouddha on voit que la variété et les combinaisons des karmas et leur mode de maturation est extrêmement complexe.

En fait, pour le Bouddha, trop préciser les effets karmiques constitue l'un des quatre éléments susceptibles de déboucher sur la folie de ceux qui s’aventurent à spéculer sur eux, sans en avoir une connaissance directe.

« Il y a ces quatre inconjecturables à propos desquels il ne faut pas conjecturer, car cela porterait à la folie et à la mortification quiconque conjecturerait à leur propos. Quels sont ces quatre?

«  - La bodhéité des bouddhas est un inconjecturable à propos duquel il ne faut pas conjecturer, car cela porterait à la folie et à la mortification quiconque conjecturerait à son propos.

«  - Le dhyana, (absorption méditative) d'une personne en méditation est un inconjecturable à propos duquel il ne faut pas conjecturer, car cela porterait à la folie et à la mortification quiconque conjecturerait à son propos.

« - Les résultats (fonctionnement précis) du karma est un inconjecturable à propos duquel il ne faut pas conjecturer, car cela porterait à la folie et à la mortification quiconque conjecturerait à son propos.

« - L’origine du monde est un inconjecturable à propos duquel il ne faut pas conjecturer, car cela porterait à la folie et à la mortification quiconque conjecturerait à son propos.

« Tels sont ces quatre inconjecturables à propos desquels il ne faut pas conjecturer, car cela porterait à la folie et à la mortification quiconque conjecturerait à leur propos. » (réf.)

La loi du karma n'est pas simplement un système de mise en équation d’actes auxquels correspondraient des récompenses et des punitions, mais un ensemble organique où l’environnement, le corps et l'esprit des êtres sont les fruits de graines karmiques qui, elles-mêmes, continuent à semer en réagissant aux causes et conditions de chaque instant de la vie.

Bien qu’un état donné ait été, au moins partiellement, déterminé par les actions passées, à chaque instant les êtres sont libres, soit de renforcer les vieux schémas soit d’en établir de nouveaux pour le meilleur ou  pour le pire. La liberté de choix des actions présentes fait qu’on se lie plus étroitement aux modèles causaux malsains soit qu’on développe des  modèles sains soit encore qu’on tente de s’affranchir totalement des schémas karmiques.

SUITE : Six voies de renaissance

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