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Les Quatre Dettes de Reconnaissance selon Nichiren
et Les Quatre Gratitudes selon Sotaesan

Ryuei Michael McCormick

Article paru dans le journal Won Buddhist Studies, Volume II, 1997
publié par l’Institut des Etudes du Bouddhisme Won

II. Nichiren et les Quatre Dettes de Reconnaissance

La définition et l’interprétation par Nichiren des Quatre Dettes de Reconnaissance sont très proches de ce que l’on peut trouver dans le Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit. Comme le gosho des Quatre Dettes de Reconnaissance décrit en détail chacune d’elles, examinons leur place dans la pensée de Nichiren et le rôle qu’il leur a assigné dans un mode de vie bouddhiste idéal.

Nichiren commence son exposé en témoignant de façon inattendue de la reconnaissance envers ceux-là même qui le persécutent, y compris le souverain du pays (savoir d’ailleurs qui Nichiren considérait comme souverain est une question complexe qui sera traitée plus tard), aussi bien qu’envers ceux qui avaient conspiré en 1261 afin qu’il soit exilé sur la péninsule d’Izu. Nichiren a en effet estimé que ces personnes lui avaient fourni l’occasion parfaite de fortifier sa foi dans le Sutra du Lotus, et aussi d'accomplir les prophéties de ce sutra en subissant des persécutions.

« Les personnes qui m'ont calomnié et le souverain qui m'a condamné à être banni sont donc précisément ceux envers qui j'ai la plus profonde dette de reconnaissance. » (Les quatre sortes de reconnaissance. Izu, le 16 janvier 1262 à Kudo Yoshitaka)

Nichiren poursuit en décrivant chacune des quatre dettes de reconnaissance selon le Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit ; en premier lieu, il y a la dette à l’égard de tous les êtres vivants.

« D'après le Sutra Shinjikan, la première de ces quatre dettes est la reconnaissance due à tous les êtres vivants. Sans eux, il serait impossible de faire le vœu de sauver une multitude d'êtres vivants. De plus, s'il n'y avait pas de personnes mauvaises qui persécutent les bodhisattvas, comment ceux-ci pourraient-ils accumuler des bienfaits ? » (Les quatre sortes de reconnaissance)

Dans ce passage, Nichiren déclare une nouvelle fois sa reconnaissance envers tous ceux qui lui ont permis de vivre en bodhisattva. Comme ils lui fournissent des occasions d'exercer la compassion et la patience du bodhisattva, la raison d’être principale de ces personnes serait de permettre au bodhisattva d'accomplir ses vœux et d’accumuler des bienfaits (kudokus). Ce passage ne mentionne aucun avantage matériel provenant de ses semblables. Rappelons que le but des Quatre Dettes de Reconnaissance n'est pas d’enseigner leur valeur intrinsèque ou leurs éventuels bienfaits matériels mais de rappeler que l’état de bodhisattva ne serait pas possible sans l’intervention des autres. Le mérite des êtres vivants n'est pas dû à leur valeur dans la société mais à leur contribution à la vie du bodhisattva dans un échange d'aide et de bénéfices mutuels. Comme tous les phénomènes, l'existence du bodhisattva dépend de causes et de conditions, c'est-à-dire de l'existence d'êtres sensibles qui ont besoin de bodhisattvas. Selon les enseignements du Bouddha sur le bodhisattva ou sur les persécutions dues à un comportement altruiste, la bonne attitude devrait toujours être la reconnaissance envers ceux qui ont permis d’accomplir de tels actes et non la condescendance, la frustration ou la colère. Nichiren lui-même déclare que ses persécutions l'ont empli d’une joie immense mais aussi d’un chagrin intense car, en même temps que ses épreuves lui permettaient d'accomplir les prophéties du Sutra du Lotus, elles étaient dues à une situation où ses persécuteurs semaient les graines d’une souffrance encore plus grande pour eux-mêmes. Ainsi, l'enseignement de la dette de reconnaissance envers tous les êtres vivants a permis à Nichiren d'être reconnaissant et compatissant envers tous, ses ennemis compris.

Nichiren continue en évoquant la dette de reconnaissance envers les parents :

« La deuxième des quatre dettes de reconnaissance est celle que l'on a envers son père et sa mère. Pour naître dans les Six voies, il faut avoir des parents.» (Les quatre sortes de reconnaissance)

Les Six voies sont les six mondes-états de renaissance possible selon la cosmologie bouddhiste, à savoir : en misérable dans l’un des nombreux enfers, en esprit famélique, en animal, en être humain, en asura (démon combattant) ou en deva (divinité).

Nichiren dit que nous partageons le karma de nos parents et que si nous naissons dans une famille peu vertueuse ou qui diffame le Dharma, nous partageons aussi cette disposition ainsi que les conséquences qui en découlent. Nichiren fait ici vraisemblablement allusion à l'idée bouddhiste que si quelqu’un naît dans une famille, c’est que celle-ci correspond le mieux à sa prédisposition héritée de vies précédentes. En tout cas, son point de vue est qu'il existe une forte affinité karmique entre les enfants et les parents. Que cette affinité soit néfaste ou favorable, le fait est que les parents nous ont fait le cadeau précieux de la vie avec, en plus, la possibilité de changer notre karma en mieux ou en pire.

Dans son livre l'Éthique du bouddhisme, Shundo Tachibana montre que le Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit accorde la primauté au rapport parent-enfant. En fait, la relation parent-enfant devient même un modèle pour toutes les autres relations des quatre dettes de reconnaissance.

« Le Bouddha souligne dans ce discours la dette des enfants envers leurs parents. Ce qui nous intéresse dans ce lien, c’est de comprendre que les relations entre un souverain et ses sujets, entre un être humain et ses semblables, les relations entre les Trois Trésors et les bouddhistes, sont toujours des relations assimilables à la relation parent-enfant. En d'autres termes, le souverain regarde ses sujets, un homme regarde ses semblables et les Trois Trésors regardent les pratiquants bouddhistes avec les mêmes yeux qu’un père ou une mère et, en retour, ils sont considérés avec la reconnaissance que les enfants doivent à leurs parents. Nous pouvons donc dire que, dans le bouddhisme, la sollicitude, quelle qu’elle soit, est toujours l’amour parental et que la reconnaissance est toujours la même que celle qu’un enfant responsable doit à ses parents. L'idéal de toutes les relations dans la société humaine serait donc calqué sur la relation parent-enfant qui est naturelle et constante et qui, dans l'éthique bouddhiste, est considérée comme la plus importante d'entre toutes. » (réf.)

D'autres sutras utilisent aussi le rapport parent-enfant comme modèle idéal d’attitude avec les autres pour deux raisons. La première est que, pour la grande majorité des êtres humains, l’affection entre les parents et leurs enfants est supposée être la plus puissante, la plus naturelle et la plus altruiste possible. La seconde est que, selon les enseignements bouddhistes sur la renaissance, il est probable que l'on a eu, à un moment donné, un lien parental avec un des êtres sensibles qui nous entourent. Le Sutra du Filet de Brahma, que Nichiren cite dans sa lettre, décrit ainsi la manière de penser du bodhisattva :

« Il regarde tous les êtres sensitifs comme étant son père, sa mère, son frère et sa sœur et par amour pour eux, il leur enseigne le Dharma autant de temps qu'il leur est nécessaire pour réaliser les fruits de la Voie. Dans l’intérêt de tous les êtres sensitifs, il révèle toutes les terres et considère chaque personne comme un père ou une mère pourrait le faire. Démons-maras ou non-bouddhistes, il les considère tous comme le ferait un père ou une mère. » (réf.)

On voit bien comment la dette de reconnaissance due aux parents peut facilement s’intégrer dans celle due à tous les êtres vivants, surtout s’ils sont tous considérés comme d’anciens ou de futurs parents. Cette exaltation de la piété filiale en tant que base suprême de l’éthique bouddhiste est, bien sûr, très proche du confucianisme. Nichiren note, lui aussi, cette relation dans l’un de ses Ecrits majeurs, le Kaimoku Sho, dans lequel il observe que la piété filiale est la principale valeur commune au confucianisme et au bouddhisme. Ce passage montre également que Nichiren considérait le respect des règles comme un prolongement de la piété filiale :

« Les plus de trois mille volumes des écrits non bouddhiques en Chine enseignent deux principes, la piété filiale et la loyauté envers le souverain. Mais la loyauté n'est rien d'autre que la piété filiale étendue aux personnes extérieures à la famille. On pourrait qualifier la piété filiale d'élevée. Même si le ciel est haut, il n'est pas plus élevé que l'idéal de piété filiale. On pourrait qualifier la piété filiale de profonde. Même si la terre est profonde, elle n'est pas plus profonde que la piété filiale. Les hommes sages et vertueux sont issus de familles où règne la piété filiale. Par conséquent, comment ceux qui étudient le bouddhisme pourraient-ils ne pas comprendre leurs obligations et ne pas s'acquitter de leurs dettes de reconnaissance* ? Les disciples du Bouddha doivent absolument comprendre les quatre types d'obligations et savoir comment s'en acquitter.
« De plus, Shariputra, Mahakashyapa et les autres disciples, personnes des deux véhicules, observaient scrupuleusement les deux cent cinquante préceptes et les trois mille règles de conduite (note), pratiquaient les trois sortes de méditation*, appliquaient les enseignements des sutras agamas*, et s'étaient libérés des illusions de la pensée et du désir dans le monde des trois plans. Par conséquent, ils auraient dû être exemplaires dans la compréhension de leurs obligations et l'acquittement de leurs dettes de reconnaissance.
« Et pourtant le Bouddha déclara qu'ils ne comprenaient pas leurs devoirs. Il dit cela parce que, quand un homme quitte ses parents et son foyer pour devenir moine, il devrait toujours conserver pour but le salut de son père et de sa mère. Mais c'étaient des personnes des deux véhicules et même lorsqu'ils pensaient avoir atteint le nirvana pour eux-mêmes, ils ne faisaient rien pour le bien des autres. Même s'ils avaient commis quelques bonnes actions à l'égard des autres, ils étaient eux-mêmes engagés sur une voie qui ne pourrait jamais les mener à la bodhéité, si bien qu'ils n'apporteraient jamais le salut à leurs parents. Ainsi, contre toute attente, ils devenaient des hommes ne comprenant pas leurs obligations. » (Traité pour ouvrir les yeux. Sado, février 1272 à Shijo Kingo)

Selon Nichiren, la piété filiale est la plus haute des valeurs laïques et religieuses. Le patriotisme, la loyauté et toutes les autres relations lui sont subordonnées. Le bouddhisme sépare même l’étroit et égocentrique Hinayana du Mahayana compassionnel et ouvert. La valeur des multiples enseignements mahayana est ici mesurée en fonction de ce qu’ils apportent pour aider ses parents à atteindre l’Éveil. Dans cet écrit majeur, on voit donc à quel point Nichiren se soucie de la vraie piété filiale et de l’acquittement de la dette de reconnaissance envers ses parents. Dans toutes ses lettres et ses traités, il dit que leSutra du Lotus est l’enseignement le plus élevé du bouddhisme, celui qui doit être observé, quel qu’en soit le prix. Nichiren explique ici précisément pourquoi leSutra du Lotus, par sa capacité à permettre aux êtres sensibles de s’acquitter de leur dette envers leur père et leur mère, est supérieur à tous les enseignements bouddhistes et non bouddhistes (confucianisme et brahmanisme).

« Le confucianisme enseigne la piété filiale et la reconnaissance due aux parents, mais il se limite à la vie présente. Il ne donne aucun moyen d'aider ses parents dans leur vie future par conséquent, les sages et les hommes vertueux du confucianisme ne sont des sages et des hommes vertueux qu'en théorie et non en réalité. [De même, ] tout en reconnaissant les vies passées et futures, le brahmanisme n'offre aucun moyen d'aider ses parents dans l'avenir. Seul le bouddhisme a le pouvoir de les aider dans leurs vies futures, c'est donc la Véritable voie des sages et des hommes « Mais en suivant les écoles basées sur les sutras du Hinayana et du Mahayana antérieurs au Sutra du Lotus, même pour soi-même, il est impossible d'obtenir l'Éveil. Il serait donc vain d'espérer l'obtenir pour ses parents. La possibilité existe en théorie mais elle n'est illustrée par aucun exemple concret. Ce n'est qu'avec l'enseignement duSutra du Lotus, qui décrit l'atteinte de la bodhéité par la fille du Roi-Dragon, qu'est donnée la preuve que toutes les mères du monde peuvent devenir bouddha. Et lorsqu'il fut révélé que même un homme mauvais comme Devadatta pouvait atteindre la bodhéité, il devint évident que tous les pères du monde pouvaient devenir bouddha. [Le Classique de la piété filiale est un texte de base du confucianisme, mais] le Sutra du Lotus est le Classique de la piété filiale du bouddhisme. Voilà tout ce que je dirai sur les deux révélations [du chapitre Daibadatta*].» (Traité pour ouvrir les yeux. Deuxième partie. Sado, février 1272 à Shijo Kingo)

Nichiren rappelle ici la transformation instantanée de la fille du Roi-Dragon en bouddha (dans tous les sutras, c’est la seule atteinte de bodhéité contemporaine du Bouddha, à part, bien sûr, Shakyamuni) ; c’est également un rappel de la prophétie du Bouddha sur l’Éveil futur de son déloyal cousin Devadatta dont on parle dans le chapitre Devadatta du Sutra du Lotus. Aucun autre sutra n’a fourni aux hommes et aux femmes de telles « garanties » d’obtention de l’Éveil. Nichiren sentait qu’aucun autre sutra ne pourrait permettre aux hommes de s’acquitter des dettes de reconnaissance vis-à-vis de leurs parents. En suivant les enseignements du Sutra du Lotus, chacun peut permettre à son père et à sa mère d’obtenir l’Éveil et s’acquitter ainsi de ses obligations envers eux.

La reconnaissance suivante que Nichiren aborde est celle à l’égard du souverain. Il déclare :

« La troisième dette est la reconnaissance envers son souverain. C'est grâce à son souverain que l'on peut réchauffer son corps aux trois sortes de lumières célestes* et nourrir sa vie des cinq sortes de céréales qui poussent sur la terre. De plus, dans cette vie, j'ai pu avoir foi dans le Sutra du Lotus et rencontrer un dirigeant me permettant de me libérer des souffrances de la naissance et de la mort dans mon existence présente. Comment pourrais-je lui tenir rancune du mal insignifiant qu'il m'a fait, et ignorer ma dette envers lui ? » (Les quatre sortes de reconnaissance. Izu, 1262 à Kudo Yoshitaka.)

Nous avons vu que le dirigeant ou le souverain peut être considéré comme un parent bienveillant qui guide la société comme une famille étendue. Nichiren considère aussi que le rôle du souverain est l'incarnation de la nation car, sans le dirigeant fournissant la stabilité et l'ordre, personne ne pourrait jouir des dons célestes et terrestres qui nourrissent la vie. Cette idée était commune à beaucoup de cultures pré-modernes et le lien entre la vertu des dirigeants et le bien-être du pays apparaît même dans les sutras comme le Sutra de la Lumière d'Or (réf.) que Nichiren a cité pour exposer son cas au bakufu dans le Rissho Ankoku Ron. Selon Nichiren, la responsabilité principale du dirigeant est de protéger et d’encourager le Dharma du Bouddha, sauvegardant ainsi la nation. Vu sous cet angle, chacun a une dette de reconnaissance envers le dirigeant légitime qui soutient les principes corrects du bouddhisme, gouverne selon ces principes et contribue ainsi au bien public.

Cependant, cette dette de reconnaissance met Nichiren dans une situation particulièrement difficile car cela met en cause l’identité même du dirigeant légitime. Dans le Japon du XIIIème siècle, les lignées du pouvoir et de l'autorité étaient extrêmement confuses. Dans son livre St. Nichiren, J.A. Christensen décrit cette situation :

« Le chef supposé du gouvernement était l'Empereur résidant à Kyoto; mais son autorité avait été déléguée à l'Empereur retiré qui, à son tour, l’avait déléguée au shogun de Kamakura. Et le shogun lui-même était dirigé par un régent du clan Hojo. » (réf.)

Cette situation était compliquée par le fait que pendant l'exil de Nichiren à Izu, le dirigeant réel du Japon n'était pas le régent en titre mais Hojo Tokiyori, le Régent retiré, le chef du clan Hojo à qui Nichiren avait envoyé le Rissho Ankoku Ron dans sa première tentative de le convertir au Sutra du Lotus. Bien qu'il n’en fût pas particulièrement enchanté, il semblerait que Nichiren savait qui était le dirigeant réel du moment. Pour Nichiren la confusion qui régnait dans l'arène politique était le résultat de la confusion qui régnait dans le domaine spirituel. Car selon Nichiren et les patriarches tendai Zhiyi et Saicho, le Sutra du Lotus était le souverain légitime de tous les sutras. Malgré cela, le bouddhisme japonais dominant s'était éloigné du Sutra du Lotus, et si les dirigeants politiques légitimes avaient été renversés, cela n’était que le résultat de leur trahison vis-à-vis de la véritable autorité du Sutra du Lotus dans le domaine religieux. Nichiren expose cette conviction dans sa Lettre à Misawa :

« Le shogunat de Kamakura ôta le pouvoir au quatre-vingt-deuxième empereur retiré Go-Toba, malgré le serment fait par le bodhisattva Hachiman de protéger le règne de cent rois. Cette infortune est entièrement le résultat des prières offertes par les moines éminents qui suivirent les trois maîtres [du Shingon, Kukai* et les autres, à la demande de la cour impériale]. Ces prières maléfiques "se sont retournées contre ceux qui les avaient prononcées."(réf.) Parce que le shogunat de Kamakura l'emporta sur les enseignements erronés [du Shingon] et sur les personnes mauvaises, il aurait pu prospérer pendant dix-huit générations de plus, jusqu'au règne du centième roi comme il avait été promis [par le bodhisattva Hachiman]. Mais il s'est converti à son tour aux mêmes enseignements erronés des mauvais maîtres [auxquels il s'opposait autrefois]. Par conséquent, puisque le Japon n'a plus de souverain digne d'être protégé, Bonten et Taishaku, les divinités Nitten, Gatten et les Quatre Rois du Ciel ont [répondu à cette offense et] ordonné à un pays étranger d'envahir le Japon. Ils ont aussi envoyé un Pratiquant du Sutra du Lotus. Mais les autorités n'ont pas tenu compte de ses remontrances. Au contraire, en s'alliant à ces mauvais moines, elles ont détruit la loi profane aussi bien que le Dharma bouddhique et sont devenues les ennemis farouches du Sutra du Lotus. Et comme cette opposition au Dharma se perpétue depuis longtemps, le pays est au bord de la ruine. » (Lettre à Misawa. Minobu, 1278)

L'invasion d’un pays étranger, c'est la menace des Mongols qui avaient déjà attaqué en 1274 et menaçaient toujours d'envoyer leur armée. Le Pratiquant du Sutra du Lotus, c'est Nichiren en personne. Ainsi selon lui, plutôt que de maintenir la paix et la prospérité, le dirigeant légitime tout autant que le dirigeant réel menaient le pays à sa destruction. Nichiren puisa son courage dans sa foi dans le Sutra du Lotus et la possibilité de vivre ses enseignements. En fait, comme nous l’avons vu, Nichiren non seulement pardonnait aux dirigeants de l’avoir persécuté mais il leur était même reconnaissant quant à leur rôle (bien que négatif) dans l'aide qu’ils lui avaient apportée dans la réalisation des prophéties mentionnées dans le Sutra du Lotus et sa propagation.

Venons-en à la dernière des Quatre Dettes de Reconnaissance. Nichiren dit :

« La quatrième dette est la reconnaissance à l'égard des Trois trésors. » (Les quatre sortes de reconnaissance. Izu, 1262 à Kudo Yoshitaka)

Les Trois Trésors sont les Trois Refuges que prennent tous les bouddhistes quand ils décident de suivre l’enseignement du Bouddha. Ce sont : le Bouddha, le Dharma et le Sangha.

Nichiren poursuit en parlant des nombreux bienfaits que le Bouddha apporte à tous les êtres vivants. C’est le Dharma qui permet l’Éveil et c’est le Sangha qui garde disponible pour tous les trésors du Bouddha et du Dharma. Nous avons déjà vu que Nichiren désigne la piété filiale comme l'impératif moral qui englobe la reconnaissance à l’égard des dirigeants et de tous les êtres sensibles ainsi qu'à l’égard de ses parents.
Voyons maintenant comment Nichiren considère la dette de reconnaissance envers les Trois Trésors qui sont pour lui la source fondamentale de la reconnaissance et le seul moyen par lequel les autres dettes de reconnaissance peuvent être acquittées. Dans sa lettre Le savant maître Shan-Wu-Wei, Nichiren décrit le Bouddha Shakyamuni comme le souverain suprême, le parent et le maître des êtres vivants de ce monde :

« Le Bhagavat, notre père et notre mère, doté de la triple vertu de Souverain, Maître et Parent, est celui qui nous a encouragés, nous qui avons été repoussés par tous les autres bouddhas, en nous disant : "Moi seul ai le pouvoir de vous sauver." La dette de reconnaissance que nous avons à son égard est plus profonde que l'océan, plus lourde que la terre, plus vaste que le ciel. Même si nous nous arrachions les deux yeux pour les lui offrir, et même si les yeux ainsi présentés en offrande au Bouddha étaient plus nombreux que les étoiles dans le ciel... même si nous nous arrachions la peau, et même si nos peaux, ainsi étalées côte à côte par dizaines et par centaines de milliers, étaient assez nombreuses pour couvrir le ciel comme un plafond... même si, en guise d'eau, nous lui donnions nos larmes et même si nous lui offrions des fleurs pendant cent milliards kalpas... même si nous offrions au Bouddha notre chair et notre sang pendant un nombre incalculable de kalpa... même si nos corps empilés s'élevaient aussi haut qu'une montagne et même si nous avions répandu plus de sang qu'il n'y a d'eau dans l'océan, nous ne nous serions pas acquittés, si peu que ce soit, de la reconnaissance que nous devons à ce bouddha  ! » (Le savant maître Shan-Wu-Wei, Kamakura, 1270 à Joken-bo et Gijo-bo)

Conformément à la pensée traditionnelle du bouddhisme mahayana, Nichiren considère que Shakyamuni possède les qualités nécessaires pour gouverner, enseigner et faire preuve de la bienveillance et de la compassion parentales. Tandis que nos parents biologiques nous font naître dans le monde de la vie-mort (samsara), le Bouddha Shakyamuni peut, lui, nous amener à l’Éveil et à la délivrance totale du cycle samsarique. Dans ce sens, Shakyamuni peut être considéré comme le parent suprême et bienveillant de tous les êtres capables d’atteindre l’Éveil complet et parfait sans supérieur (anuttara samyaksambodhi).

Le bouddhisme enseigne que le bonheur authentique peut être atteint seulement dans la paix du nirvana. La seule façon de s’acquitter des obligations de la piété filiale serait donc de laisser derrière soi toutes les préoccupations laïques et de suivre strictement la Voie du Bouddha. Dans la vie séculière, on s’acquitte directement de ses dettes envers son souverain, son maître et ses parents par la fidélité et l'obéissance. Cependant, même pour un laïc, si sa famille, sa nation ou ses compagnons empruntent une voie destructrice, la meilleure chose à faire est de les mettre en garde contre cette voie et même de leur opposer résistance plutôt que d'aller dans leur sens au nom de la fidélité et de l'obéissance. Ainsi Nichiren conseille :

« Si vous voulez manifester une réelle reconnaissance à l'égard de votre souverain, vous devriez, du fond du cœur, lui faire des remontrances et le conseiller sans faiblesse. » (Conversation entre un sage et un ignorant. Deuxième partie. 1265)

Du point de vue bouddhiste, le véritable souverain, maître et parent est Shakyamuni puisqu'il est celui qui s’éveille au Dharma, l’incarne et ensuite enseigne la vraie source de bienfaits pour tous les êtres sensibles. Ainsi, la meilleure façon d'accomplir ses obligations et de manifester une véritable piété filiale est de renoncer à ses parents laïcs, à ses maîtres et à son souverain et de suivre l’enseignement du Bouddha, compensant ainsi les dettes de reconnaissance temporelles que l’on aurait négligées. C’est aussi ce que Nichiren conseille dans sa Lettre aux Frères, où pour soutenir sa position, il cite l'exemple de Shakyamuni ainsi qu'un passage du Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit :

« Quand le Bouddha Shakyamuni était prince, son père, le roi Suddhodhana, ne pouvait supporter de perdre son unique héritier et ne voulait donc pas l'autoriser à renoncer à son statut royal. Le roi plaça deux mille soldats en faction aux quatre portes de la cité pour l'empêcher de partir. Pourtant, le prince finit par quitter le palais contre la volonté de son père. En général, un fils a pour devoir d'obéir à ses parents ; mais, sur le chemin de la bodhéité, ne pas suivre ses parents peut, en définitive, être pour eux source de bonne fortune. Le Sutra Shinjikan définit l'essence de la piété filiale ainsi : "En renonçant à ses obligations et en entrant dans le nirvana, on peut véritablement s'acquitter de l'ensemble de ces obligations." Ce qui veut dire que, pour entrer dans la voie bouddhique, on quitte sa maison, même contre le souhait de ses parents, afin d'atteindre la bodhéité. Alors, on peut réellement s'acquitter de sa dette de reconnaissance envers eux.. » (Lettre aux Frères, Minobu, 1275)

La notion des quatre dettes de reconnaissance dans les enseignements de Nichiren devrait maintenant être claire. Selon Nichiren, ces quatre dettes sont en réalité les différents modèles de la piété filiale. Dans le monde laïc, les parents biologiques sont l’objet le plus naturel et immédiat de l'obligation filiale ; on considère que toutes les créatures vivantes (particulièrement les maîtres) font partie d'une famille étendue, tandis que le souverain est comme le parent du pays. Cependant, dans le domaine de la transcendance, le Bouddha assume tous ces rôles et devient alors l’objet indéniable d'obligation filiale. En outre, la dévotion aux Trois Trésors est considérée comme le seul moyen d'accomplir les autres formes de devoir parce qu’eux seuls peuvent apporter le bonheur authentique et la délivrance de la souffrance.

De toute évidence Nichiren parle des quatre dettes de reconnaissance avec un double dessein. Le premier doit clarifier la motivation appropriée pour la pratique du bouddhisme, à savoir un sens très universalisé de la piété filiale. Le deuxième est de montrer que les valeurs laïques trouvent leur accomplissement seulement quand elles sont subordonnées aux valeurs spirituelles, symbolisées par les Trois Trésors. Dans la vie de Nichiren, cela renvoie à son propre choix de se consacrer à la propagation du Sutra du Lotusmalgré l’adversité, afin que tous les êtres vivants puissent parvenir à l’Éveil et transformer ce monde en Terre de Bouddha.

SUITE : Sotaesan et les Quatre Gratitudes

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