II. Nichiren et les Quatre Dettes de Reconnaissance La définition et l’interprétation par Nichiren des Quatre Dettes de Reconnaissance sont très proches de ce que l’on peut trouver dans le Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit. Comme le gosho des Quatre Dettes de Reconnaissance décrit en détail chacune d’elles, examinons leur place dans la pensée de Nichiren et le rôle qu’il leur a assigné dans un mode de vie bouddhiste idéal. Nichiren commence son exposé en témoignant de façon inattendue de la reconnaissance envers ceux-là même qui le persécutent, y compris le souverain du pays (savoir d’ailleurs qui Nichiren considérait comme souverain est une question complexe qui sera traitée plus tard), aussi bien qu’envers ceux qui avaient conspiré en 1261 afin qu’il soit exilé sur la péninsule d’Izu. Nichiren a en effet estimé que ces personnes lui avaient fourni l’occasion parfaite de fortifier sa foi dans le Sutra du Lotus, et aussi d'accomplir les prophéties de ce sutra en subissant des persécutions.
Nichiren poursuit en décrivant chacune des quatre dettes de reconnaissance selon le Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit ; en premier lieu, il y a la dette à l’égard de tous les êtres vivants.
Dans ce passage, Nichiren déclare une nouvelle fois sa reconnaissance envers tous ceux qui lui ont permis de vivre en bodhisattva. Comme ils lui fournissent des occasions d'exercer la compassion et la patience du bodhisattva, la raison d’être principale de ces personnes serait de permettre au bodhisattva d'accomplir ses vœux et d’accumuler des bienfaits (kudokus). Ce passage ne mentionne aucun avantage matériel provenant de ses semblables. Rappelons que le but des Quatre Dettes de Reconnaissance n'est pas d’enseigner leur valeur intrinsèque ou leurs éventuels bienfaits matériels mais de rappeler que l’état de bodhisattva ne serait pas possible sans l’intervention des autres. Le mérite des êtres vivants n'est pas dû à leur valeur dans la société mais à leur contribution à la vie du bodhisattva dans un échange d'aide et de bénéfices mutuels. Comme tous les phénomènes, l'existence du bodhisattva dépend de causes et de conditions, c'est-à-dire de l'existence d'êtres sensibles qui ont besoin de bodhisattvas. Selon les enseignements du Bouddha sur le bodhisattva ou sur les persécutions dues à un comportement altruiste, la bonne attitude devrait toujours être la reconnaissance envers ceux qui ont permis d’accomplir de tels actes et non la condescendance, la frustration ou la colère. Nichiren lui-même déclare que ses persécutions l'ont empli d’une joie immense mais aussi d’un chagrin intense car, en même temps que ses épreuves lui permettaient d'accomplir les prophéties du Sutra du Lotus, elles étaient dues à une situation où ses persécuteurs semaient les graines d’une souffrance encore plus grande pour eux-mêmes. Ainsi, l'enseignement de la dette de reconnaissance envers tous les êtres vivants a permis à Nichiren d'être reconnaissant et compatissant envers tous, ses ennemis compris. Nichiren continue en évoquant la dette de reconnaissance envers les parents :
Les Six voies sont les six mondes-états de renaissance possible selon la cosmologie bouddhiste, à savoir : en misérable dans l’un des nombreux enfers, en esprit famélique, en animal, en être humain, en asura (démon combattant) ou en deva (divinité). Nichiren dit que nous partageons le karma de nos parents et que si nous naissons dans une famille peu vertueuse ou qui diffame le Dharma, nous partageons aussi cette disposition ainsi que les conséquences qui en découlent. Nichiren fait ici vraisemblablement allusion à l'idée bouddhiste que si quelqu’un naît dans une famille, c’est que celle-ci correspond le mieux à sa prédisposition héritée de vies précédentes. En tout cas, son point de vue est qu'il existe une forte affinité karmique entre les enfants et les parents. Que cette affinité soit néfaste ou favorable, le fait est que les parents nous ont fait le cadeau précieux de la vie avec, en plus, la possibilité de changer notre karma en mieux ou en pire. Dans son livre l'Éthique du bouddhisme, Shundo Tachibana montre que le Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit accorde la primauté au rapport parent-enfant. En fait, la relation parent-enfant devient même un modèle pour toutes les autres relations des quatre dettes de reconnaissance.
D'autres sutras utilisent aussi le rapport parent-enfant comme modèle idéal d’attitude avec les autres pour deux raisons. La première est que, pour la grande majorité des êtres humains, l’affection entre les parents et leurs enfants est supposée être la plus puissante, la plus naturelle et la plus altruiste possible. La seconde est que, selon les enseignements bouddhistes sur la renaissance, il est probable que l'on a eu, à un moment donné, un lien parental avec un des êtres sensibles qui nous entourent. Le Sutra du Filet de Brahma, que Nichiren cite dans sa lettre, décrit ainsi la manière de penser du bodhisattva :
On voit bien comment la dette de reconnaissance due aux parents peut facilement s’intégrer dans celle due à tous les êtres vivants, surtout s’ils sont tous considérés comme d’anciens ou de futurs parents. Cette exaltation de la piété filiale en tant que base suprême de l’éthique bouddhiste est, bien sûr, très proche du confucianisme. Nichiren note, lui aussi, cette relation dans l’un de ses Ecrits majeurs, le Kaimoku Sho, dans lequel il observe que la piété filiale est la principale valeur commune au confucianisme et au bouddhisme. Ce passage montre également que Nichiren considérait le respect des règles comme un prolongement de la piété filiale :
Selon Nichiren, la piété filiale est la plus haute des valeurs laïques et religieuses. Le patriotisme, la loyauté et toutes les autres relations lui sont subordonnées. Le bouddhisme sépare même l’étroit et égocentrique Hinayana du Mahayana compassionnel et ouvert. La valeur des multiples enseignements mahayana est ici mesurée en fonction de ce qu’ils apportent pour aider ses parents à atteindre l’Éveil. Dans cet écrit majeur, on voit donc à quel point Nichiren se soucie de la vraie piété filiale et de l’acquittement de la dette de reconnaissance envers ses parents. Dans toutes ses lettres et ses traités, il dit que leSutra du Lotus est l’enseignement le plus élevé du bouddhisme, celui qui doit être observé, quel qu’en soit le prix. Nichiren explique ici précisément pourquoi leSutra du Lotus, par sa capacité à permettre aux êtres sensibles de s’acquitter de leur dette envers leur père et leur mère, est supérieur à tous les enseignements bouddhistes et non bouddhistes (confucianisme et brahmanisme).
Nichiren rappelle ici la transformation instantanée de la fille du Roi-Dragon en bouddha (dans tous les sutras, c’est la seule atteinte de bodhéité contemporaine du Bouddha, à part, bien sûr, Shakyamuni) ; c’est également un rappel de la prophétie du Bouddha sur l’Éveil futur de son déloyal cousin Devadatta dont on parle dans le chapitre Devadatta du Sutra du Lotus. Aucun autre sutra n’a fourni aux hommes et aux femmes de telles « garanties » d’obtention de l’Éveil. Nichiren sentait qu’aucun autre sutra ne pourrait permettre aux hommes de s’acquitter des dettes de reconnaissance vis-à-vis de leurs parents. En suivant les enseignements du Sutra du Lotus, chacun peut permettre à son père et à sa mère d’obtenir l’Éveil et s’acquitter ainsi de ses obligations envers eux. La reconnaissance suivante que Nichiren aborde est celle à l’égard du souverain. Il déclare :
Nous avons vu que le dirigeant ou le souverain peut être considéré comme un parent bienveillant qui guide la société comme une famille étendue. Nichiren considère aussi que le rôle du souverain est l'incarnation de la nation car, sans le dirigeant fournissant la stabilité et l'ordre, personne ne pourrait jouir des dons célestes et terrestres qui nourrissent la vie. Cette idée était commune à beaucoup de cultures pré-modernes et le lien entre la vertu des dirigeants et le bien-être du pays apparaît même dans les sutras comme le Sutra de la Lumière d'Or (réf.) que Nichiren a cité pour exposer son cas au bakufu dans le Rissho Ankoku Ron. Selon Nichiren, la responsabilité principale du dirigeant est de protéger et d’encourager le Dharma du Bouddha, sauvegardant ainsi la nation. Vu sous cet angle, chacun a une dette de reconnaissance envers le dirigeant légitime qui soutient les principes corrects du bouddhisme, gouverne selon ces principes et contribue ainsi au bien public. Cependant, cette dette de reconnaissance met Nichiren dans une situation particulièrement difficile car cela met en cause l’identité même du dirigeant légitime. Dans le Japon du XIIIème siècle, les lignées du pouvoir et de l'autorité étaient extrêmement confuses. Dans son livre St. Nichiren, J.A. Christensen décrit cette situation :
Cette situation était compliquée par le fait que pendant l'exil de Nichiren à Izu, le dirigeant réel du Japon n'était pas le régent en titre mais Hojo Tokiyori, le Régent retiré, le chef du clan Hojo à qui Nichiren avait envoyé le Rissho Ankoku Ron dans sa première tentative de le convertir au Sutra du Lotus. Bien qu'il n’en fût pas particulièrement enchanté, il semblerait que Nichiren savait qui était le dirigeant réel du moment. Pour Nichiren la confusion qui régnait dans l'arène politique était le résultat de la confusion qui régnait dans le domaine spirituel. Car selon Nichiren et les patriarches tendai Zhiyi et Saicho, le Sutra du Lotus était le souverain légitime de tous les sutras. Malgré cela, le bouddhisme japonais dominant s'était éloigné du Sutra du Lotus, et si les dirigeants politiques légitimes avaient été renversés, cela n’était que le résultat de leur trahison vis-à-vis de la véritable autorité du Sutra du Lotus dans le domaine religieux. Nichiren expose cette conviction dans sa Lettre à Misawa :
L'invasion d’un pays étranger, c'est la menace des Mongols qui avaient déjà attaqué en 1274 et menaçaient toujours d'envoyer leur armée. Le Pratiquant du Sutra du Lotus, c'est Nichiren en personne. Ainsi selon lui, plutôt que de maintenir la paix et la prospérité, le dirigeant légitime tout autant que le dirigeant réel menaient le pays à sa destruction. Nichiren puisa son courage dans sa foi dans le Sutra du Lotus et la possibilité de vivre ses enseignements. En fait, comme nous l’avons vu, Nichiren non seulement pardonnait aux dirigeants de l’avoir persécuté mais il leur était même reconnaissant quant à leur rôle (bien que négatif) dans l'aide qu’ils lui avaient apportée dans la réalisation des prophéties mentionnées dans le Sutra du Lotus et sa propagation. Venons-en à la dernière des Quatre Dettes de Reconnaissance. Nichiren dit :
Les Trois Trésors sont les Trois Refuges que prennent tous les bouddhistes quand ils décident de suivre l’enseignement du Bouddha. Ce sont : le Bouddha, le Dharma et le Sangha. Nichiren poursuit en parlant des nombreux bienfaits que le Bouddha apporte à tous les êtres vivants. C’est le Dharma qui permet l’Éveil et c’est le Sangha qui garde disponible pour tous les trésors du Bouddha et du Dharma. Nous avons déjà vu que Nichiren désigne la piété filiale comme l'impératif moral qui englobe la reconnaissance à l’égard des dirigeants et de tous les êtres sensibles ainsi qu'à l’égard de ses parents.
Conformément à la pensée traditionnelle du bouddhisme mahayana, Nichiren considère que Shakyamuni possède les qualités nécessaires pour gouverner, enseigner et faire preuve de la bienveillance et de la compassion parentales. Tandis que nos parents biologiques nous font naître dans le monde de la vie-mort (samsara), le Bouddha Shakyamuni peut, lui, nous amener à l’Éveil et à la délivrance totale du cycle samsarique. Dans ce sens, Shakyamuni peut être considéré comme le parent suprême et bienveillant de tous les êtres capables d’atteindre l’Éveil complet et parfait sans supérieur (anuttara samyaksambodhi). Le bouddhisme enseigne que le bonheur authentique peut être atteint seulement dans la paix du nirvana. La seule façon de s’acquitter des obligations de la piété filiale serait donc de laisser derrière soi toutes les préoccupations laïques et de suivre strictement la Voie du Bouddha. Dans la vie séculière, on s’acquitte directement de ses dettes envers son souverain, son maître et ses parents par la fidélité et l'obéissance. Cependant, même pour un laïc, si sa famille, sa nation ou ses compagnons empruntent une voie destructrice, la meilleure chose à faire est de les mettre en garde contre cette voie et même de leur opposer résistance plutôt que d'aller dans leur sens au nom de la fidélité et de l'obéissance. Ainsi Nichiren conseille :
Du point de vue bouddhiste, le véritable souverain, maître et parent est Shakyamuni puisqu'il est celui qui s’éveille au Dharma, l’incarne et ensuite enseigne la vraie source de bienfaits pour tous les êtres sensibles. Ainsi, la meilleure façon d'accomplir ses obligations et de manifester une véritable piété filiale est de renoncer à ses parents laïcs, à ses maîtres et à son souverain et de suivre l’enseignement du Bouddha, compensant ainsi les dettes de reconnaissance temporelles que l’on aurait négligées. C’est aussi ce que Nichiren conseille dans sa Lettre aux Frères, où pour soutenir sa position, il cite l'exemple de Shakyamuni ainsi qu'un passage du Sutra de la contemplation de la disposition d’esprit :
La notion des quatre dettes de reconnaissance dans les enseignements de Nichiren devrait maintenant être claire. Selon Nichiren, ces quatre dettes sont en réalité les différents modèles de la piété filiale. Dans le monde laïc, les parents biologiques sont l’objet le plus naturel et immédiat de l'obligation filiale ; on considère que toutes les créatures vivantes (particulièrement les maîtres) font partie d'une famille étendue, tandis que le souverain est comme le parent du pays. Cependant, dans le domaine de la transcendance, le Bouddha assume tous ces rôles et devient alors l’objet indéniable d'obligation filiale. En outre, la dévotion aux Trois Trésors est considérée comme le seul moyen d'accomplir les autres formes de devoir parce qu’eux seuls peuvent apporter le bonheur authentique et la délivrance de la souffrance. De toute évidence Nichiren parle des quatre dettes de reconnaissance avec un double dessein. Le premier doit clarifier la motivation appropriée pour la pratique du bouddhisme, à savoir un sens très universalisé de la piété filiale. Le deuxième est de montrer que les valeurs laïques trouvent leur accomplissement seulement quand elles sont subordonnées aux valeurs spirituelles, symbolisées par les Trois Trésors. Dans la vie de Nichiren, cela renvoie à son propre choix de se consacrer à la propagation du Sutra du Lotusmalgré l’adversité, afin que tous les êtres vivants puissent parvenir à l’Éveil et transformer ce monde en Terre de Bouddha. |
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