Readings of the Lotus Sutra


 

  Carl Bielefeldt est professeur d'études religieuses et directeur du Centre d'Etudes Bouddhistes à l'Université Stanford Ho. Il est l'auteur de Dogen’s Manuals of Zen Meditation (Berkeley: University of California Press, 1988) et d'autres œuvres sur le bouddhisme japonais médiéval. Il est le rédacteur en chef (editor) du Soto Zen Text Project.
 

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Moyens appropriés – Véhicule Unique et Durée de la Vie du Bouddha

Moyens appropriés

Le Sutra du Lotus commence sur une note étrange. Devant une foule énorme d’humains et de non-humains, le Bouddha Shakyamuni entre dans une profonde méditation (samadhi*) émettant depuis son front un faisceau de lumière qui illumine d’innombrables systèmes de mondes dans toutes les directions. Le bodhisattva Maitreya se demande, bien sûr, ce qui se passe et le bodhisattva Manjushri lui explique que, dans une de ses vies antérieures, il avait déjà été témoin d’un tel prodige lorsqu'un bouddha était sur le point de prêcher le Sutra du Lotus du Dharma Merveilleux. Puis le Bouddha émerge de son samadhi* et s’adresse à son disciple Shariputra :

« La sagesse des Éveillés est fort profonde, incommensurable ; difficile à comprendre, difficile à pénétrer est la porte de leur sagesse. Les auditeurs-shravakas et les éveillés pour soi [pratyekabuddhas], tous tant qu’ils sont, ne peuvent en avoir connaissance. […] La teneur de ce qu’il prêche de façon appropriée est difficile à comprendre. O Shariputra, depuis que j’ai réalisé l’état d’Éveillé, à l’aide de toutes sortes de relations et toutes sortes de paraboles, j’ai amplement exposé la doctrine orale. Par des expédients sans nombre j’ai mené les êtres à se séparer des attachements. (J.N. Robert, Le Sutra du Lotus, éd. Fayard, 1997, chapitre II, p. 67. Plus loin, pour cet ouvrage seuls le nom de l’auteur, le numéro du chapitre et les numéros de pages seront indiqués).

Les auditeurs-shravakas de l’Assemblée sont troublés :

« Pourquoi à présent le Vénéré du Monde insiste-t-il sur l’éloge des expédients salvifiques ? » (Robert, ch. II, p. 71).

Pourquoi nous dit-il que ce qu’il connaît est trop difficile à comprendre pour les shravakas et les pratyekabuddhas ? Shariputra demande au Bouddha de s’expliquer. Le Bouddha répond :

« Si j’exposais ces choses, les dieux et les hommes de l’ensemble des mondes ne feraient tous que s’en étonner et douter » (Robert, ch. II, p. 73).

Ce qui trouble l'auditoire dans le refus du Bouddha de s’expliquer, c’est qu'il semble dissimuler quelque chose à disciples. Or il ne pouvait pas tout leur dire car c’était si difficile à comprendre qu’il ne se sentait pas en mesure de le faire. Il eut donc recours à divers hoben, juste pour les aider à se libérer de leurs «attachements » spirituels. Les disciples sont troublés parce que pour eux le Bouddha pense ce qu’il dit et dit ce qu'il pense, et donc qu’en suivant ce qu'il leur avait dit, ils pouvaient maîtriser son enseignement. Nous apprenons qu’ :

« alors dans cette vaste foule, il y eut des auditeurs-shravakas, des Méritants [arhats] ayant épuisé les infections […] au nombre de mille deux cents (Hurvitz, 25 ; Robert, ch. II, p. 71).

Ils avaient maîtrisé ses enseignements et étaient parvenus au nirvana en suivant les paroles du Bouddha.

Cette précision du Sutra du Lotus qui apparaît dès les deux premiers chapitres est une des plus célèbres et des plus opérantes. La révélation faite par le Bouddha que ses enseignements n’étaient que des « moyens appopriés* » pour guider ses disciples, ouvre la voie à une notion mahayana des plus fortes et des plus populaires. Les rédacteurs du Sutra du Lotus n’ont pas inventé cette notion qui prend racine bien au-delà de ce qu’ils pouvaient avoir à l’esprit. Surtout dans le Mahayana de l’Asie du Sud-Est, où le Sutra du Lotus était particulièrement populaire, ce passage et son élaboration dans les chapitres qui suivent immédiatement devient quelque chose comme un locus classicus pour l’expression «expédient salvifique» et objet principal de réflexion sur la nature de l'enseignement du Bouddha. Dans ce chapitre, je décrirai le contexte et l'utilisation de ce terme dans le Sutra ; à la fin, je tenterai brièvement de cerner son influence sur le bouddhisme est-asiatique. Mais, en premier lieu, quelques mots sur l'expression elle-même. (réf.)

Ce que Leon Hurvitz traduit en anglais par « devices » ou « expedient devices » est le mot chinois fang bian, choisi par le traducteur Kumarajiva (Jiumoluoshi {344–413 ou 350–409}) pour rendre le sanskrit upayakausalya, le titre du fameux chapitre II du Sutra du Lotus. [En français, on trouve : « l’habileté dans l’emploi des moyens » (Burnouf), les « expédients salvifiques » (J.-N. Robert), « moyens opportuns » (Les Indes Savantes), « moyens » (ACEP) ; G. Reeves propose « moyens appropriés ; auprès des pratiquants le terme japonais hoben est le plus usité. NdT.]
Kumarajiva utilisait habituellement le terme fang bian tant pour le composé upayakausalya que pour le simple upaya ; les anglophones ont fait le même amalgame pour toute la palette d’expressions proposées. Le fang bianchinois peut signifier « commodité » ou « méthode pratique». Le sanskrit upaya évoque une « approche », une « stratégie », une « méthode » ou une « technique » ; kausalya indique le « savoir-faire » ou la « compétence ». Par conséquent, le composé sanskrit serait probablement quelque chose comme « habileté de(s) méthode(s) ». De là, les diverses options de traduction du chinois et du sanskrit (du composé et du simple upaya) non seulement par « devices » ou « expedient devices » (Hurvitz) mais aussi tout simplement par «moyens opportuns» « moyen(s)», « habileté », « compétence en moyens » et les « moyens habiles ».

Alors que le mot upaya apparaît çà et là dans les premiers textes bouddhiques, c'est seulement dans le Mahayana qu'il devient vraiment un terme technique et acquiert une valeur autonome. Ainsi, dans la littérature sotériologique, il est l'une des vertus principales du bodhisattva, souvent associée à la compassion et jumelée avec la sagesse ; il est répertorié comme l'une des dix «perfections » (paramitas) du bodhisattva, censée être maîtrisée principalement à la septième étape de son cheminement. Dans les textes exégétiques, il devient un outil pour l'interprétation des textes et des enseignements, utilisé surtout pour faire la distinction entre la formulation provisoire et l’énoncé ultime concernant un propos. Dans les écrits métaphysiques et cosmologiques, c’est une façon de parler des différents « corps de bouddha » et parfois même du statut des affirmations en général.

Sur le plan historique, le Sutra du Lotus arrive, si ce n'est au tout début, du moins assez tôt dans la carrière sémantique du mot upaya. Les adeptes du Sutra peuvent, bien sûr, voir le texte avec des lunettes ajustées bien plus tardivement, mais une lecture sans lunettes fait apparaître que l’emploi dans le Sutra du terme upaya est assez limité, alors même que ses répercussions exactes restent ambigües et, comme le Bouddha nous en avertit, «difficiles à comprendre». Nous emploierons dans cet article le terme upaya approximativement dans le sens de «technique spirituelle». Dans cette acception, le terme est utilisé parfois par les auteurs bouddhistes pour désigner des techniques employées par des pratiquants pour « approcher » l'objectif ‒ c'est-à-dire, en référence aux méthodes de pratique spirituelle bouddhiste. Plus souvent, et plus notablement, il indique, comme dans le passage du Sutra du Lotus, les techniques utilisées pour guider les autres vers un but. Le Bouddha ayant, par définition, déjà atteint son objectif, ses techniques sont donc conçues pour aider les autres. Dans les préliminaires et les premiers chapitres, les stratégies du Bouddha sont essentiellement des procédés oratoires ; mais, comme nous allons le voir dans les chapitres suivants du Sutra, il emploie également d'autres méthodes plus spectaculaires, comme, par exemple, le rayon de lumière qui émane de son front.

Le Véhicule Unique

Le Sutra du Lotus ne fournit aucune définition explicite ou théorique des hoben du Bouddha. Il utilise cette notion principalement pour expliquer et justifier que le nouveau discours de Shakyamuni est si différent de ce qu’il avait enseigné avant. Par conséquent, nous n’avons aucun indice pour savoir ce que cette notion indique dans le Sutra mais nous pouvons examiner ce que le Bouddha cherche à dire, en quoi cela diffère de ce qui a déjà été dit et comment il explique les contradictions apparentes de ses enseignements. Il s'agit de voir ce que le Bouddha a réellement dit et non pas ce qu’il aurait pu dire.

Le lecteur pourrait se demander pourquoi le Bouddha commence un sermon par refuser d’expliciter son sujet. En fait, sa retenue est, bien sûr, une autre de ses stratégies rhétoriques. Après que Shariputra a répété sa demande trois fois, le Bouddha consent à aborder la question. Il avait certainement raison de penser que son discours troublerait les esprits : immédiatement, cinq mille personnes de l'auditoire se levèrent et se retirent. Ces outrecuidants « prétendaient avoir acquis ce qu'ils n'avaient pas acquis », c'est-à-dire qu'ils croyaient avoir maîtrisé l'enseignement du Bouddha et ne voulaient pas s'entendre dire que le Dharma était bien au-delà de ce qu'ils pensaient.

« Le Vénéré du monde resta silencieux et ne les retint pas. » (Robert, ch. II, p.75)

Tout d'abord, il informe Shariputra que ce qu'il est sur le point de révéler est prêché par les bouddhas aussi rarement que fleurit la fleur du figuier sauvage, udumbara. Il répète sa mise en garde :

« Çâriputra, tu dois croire ce que prêche l'Éveillé, ses paroles ne sont pas vaines ni futiles.’’
Et il expose :
« les méthodes à l'aide d'innombrables expédients. » (Robert, ch. II, p.75)

Et dans les lignes les plus citées du Sutra, il précise :

« Cette Loi, ce n'est pas la discrimination réflexive qui peut la comprendre. Seuls les Éveillés peuvent en prendre connaissance. » (Hurvitz, p. 29, Robert, ch. II, p.75) (note)

Ensuite, Shakyamuni révèle «la grande cause » de sa mission de Bouddha :

« C'est que les Éveillés, Vénérés du monde, n'apparaissent au monde qu'en raison d'une unique grande œuvre. […] C'est parce qu'ils veulent faire pénétrer les êtres dans le savoir et la vision d'Éveillé qu'ils apparaissent au monde. […] Çâriputra, l'Ainsi-Venu ne prêche la Loi aux êtres qu'à l'aide de l'unique véhicule d'Éveillé, il n'y a pas d'autres véhicules, ni deux ni trois » (Hurvitz, p. 29; Robert, ch. II, p.75).

Comme indiqué dans le chapitre 1 du présent volume, les lecteurs actuels du Sutra du Lotus parlent parfois de ce que nous pourrions appeler un medium sans message : un texte qui n’apporte aucune information en dehors de la célébration de sa propre importance. Le Lotus est, à l’évidence, hautement autoréférentiel, à l’instar de nombreux textes du Mahayana : il explique son origine et prédit son avenir ; il fait l’éloge de sa signification et incite le public (ou le lecteur) à « recevoir, honorer, garder en mémoire, réciter, copier et enseigner le Sutra » ; il promet de grandes récompenses au croyant et menace de conséquences désastreuses ceux qui rejettent et calomnient le Sutra. Au milieu de tout ce foisonnement qui frôle parfois un nombrilisme paranoïde, le lecteur peut en effet se demander s'il y a autre chose en dehors d’une glorification autocentrée.

Cela étant dit, il semble assez évident que, pour les gens qui voient un lien (au moins entre les premières chapitres du Lotus) et certainement pour des générations de lecteurs bouddhistes de ces chapitres, le premier message du Sutra contenu dans les lignes du chapitre II que je viens de citer -: quoi que le Bouddha ait pu dire par ailleurs - son seul but est, en fin de compte, de mener des êtres sur la voie de la bodhéité ; tout ce qu'il enseigne est basé sur ce qu'il appelle ici « le Véhicule unique du Bouddha ». C’est le message qui est répété inlassablement tout au long de ce chapitre puis renforcé par une série de paraboles et d’annonces dans les sept chapitres suivants.

Pour les lecteurs modernes, familiers des traditions du Mahayana tardif où l'idéal du bodhisattva (l’atteinte de la bodhéité) est souvent tenu pour acquis, il peut sembler bizarre et gênant que le Sutra du Lotus présente son message avec une telle fanfare comme une révélation rare et bouleversante. Ce qui est rare et bouleversant, n'est pas que le Bouddha veuille mener les bodhisattvas vers l’Éveil, mais c’est son désir de faire de chacun un bodhisattva qui cherchera cet Éveil. C’est là tout le sens du Véhicule unique qui remplace les deux ou les trois véhicules précédemment considérés.

A vrai dire, ce que le Bouddha entend par deux véhicules n’est pas tout à fait clair. À première vue, on pourrait penser à la distinction courante, évoquée dans le passage versifié du chapitre II, entre les véhicules appelés « petit » (hinayana) et « grand » (mahayana) ; mais ici le Bouddha désigne certainement le véhicule des auditeurs-shravakas (shravakayana) et celui des pratyekabuddhas (pratyekabuddhayana), les deux catégories d’adeptes que le Bouddha, dans son allocution d'ouverture, a déclarées incapables de comprendre sa sagesse. Par la suite, quand il parle des trois véhicules, c'est qu'il y a ajouté le véhicule des bodhisattvas (bodhisattvayana), généralement identifié au Grand véhicule. Dans les deux cas, quels que soient les autres véhicules, ceux-ci ne peuvent pas être substitués au Véhicule unique du Bouddha (ekabuddhayana). (note)

Ici, le Sutra du Lotus se démarque des textes du Mahayana précoce, qui considèrent généralement que les shravakas, les pratyekabuddhas et les bodhisattvas sont trois catégories d’adeptes distincts et légitimes, chacune avec son propre véhicule. Les pratyekabuddhas forment une catégorie plutôt mystérieuse ; ce nom étrange, souvent traduit par « bouddha solitaire », « bouddha pour soi » désigne une personne qui a acquis une sorte de bodhi (éveil) sans assumer la mission d’enseignement d'un bouddha. (note.) Par ailleurs, le shravakas, terme qu’Hurvitz traduit par « voice hearer» (celui qui écoute la voix), est ce que nous pourrions appeler le « disciple type » du Bouddha auquel celui-ci enseigne les Quatre Nobles Vérités et dont le véhicule conduit à la cessation de la souffrance et à la non-renaissance dans le samsara. L'auditeur-shravaka accompli est un arhat , comme les douze cents « méritants » de l’Assemblée au moment où le Sutra du Lotus est exposé.

Bien sûr, les bodhisattvas visent plus haut. À eux, le Bouddha enseigne les six perfections (paramitas), la pratique qui les mènera à « l’Éveil parfait et complet, sans supérieur» (anuttarasamyaksambodhi). Dans l’ouvrage présent, nous utilisons souvent le mot anglais «enlightenment » (illumination) [malheureusement impropre en français car ne s’appliquant qu’à l’Éveil soudain], comme si c'était simplement une sorte d’acquisition de la perspicacité spirituelle, considérée par les bouddhistes de toutes les tendances comme le but de leur religion. En fait, comme nous le voyons dans le Sutra du Lotus, l’Éveil parfait et complet, sans supérieur (anuttarasamyaksambodhi) dans les sutras mahayana est un état extraordinaire, fondamentalement différent de tout ce dont pouvait rêver un arhat (ou un maître zen actuel). C'est un état d'omniscience, ce que le Sutra du Lotus désigne parfois par le terme technique de sarvakarajnata (sarvaka = partout, universel, entier ; jnata = appris, perçu, compris). Ce n’est pas uniquement une connaissance complète mais un pouvoir inouï ‒ bien au-delà de la simple capacité d’enseigner par d’innombrables méthodes heuristiques ‒ ce ne sont pas non plus ces artifices météorologiques comme de faire pleuvoir des fleurs célestes ou faire trembler la terre de six façons différentes ; pas plus que les pouvoirs supranormaux classiques d'un yogi comme  l’ubiquité, la lévitation, la lecture dans les pensées, la prédiction  etc. C’est le pouvoir d'une portée cosmique d’arrêter le temps, de changer le monde et même de créer un monde de bouddha, le ksetra (propriété, domaine, champ, corps). L’Éveillé des sutras mahayana, comme Shakyamuni dans le Sutra du Lotus, n'est pas un simple sage, un aimable enseignant : il est un souverain surnaturel, un véritable Seigneur des armées.

Devenir un tel être surnaturel est précisément le but du véhicule de bodhisattva. Avec cet objectif, il n'est guère surprenant que ce véhicule prenne des proportions véritablement mythologiques. Dans la littérature mahayana, il est dit que pour parcourir le chemin du bodhisattva il faut trois incalculables kalpas. Cela commence par l'aspiration à la bodhicittotpada (l’Éveil suprême parfait) et au pranidhana (le vœu formel pour y parvenir), puis se poursuit, vie après la vie, par la pratique des perfections, comme disciples auprès de nombreux bouddhas. À un moment, le bodhisattva recevra de l'un de ces bouddhas le vyakarana (annonce, révélation) de son éventuel Éveil ; puis, dans son avant-dernière vie, il accédera au Ciel Tushita, d'où il descendra par une naissance immaculée dans le domaine qu’il est destiné à présider comme bouddha. (réf.)

Cette vision fantastique des bouddhas et des bodhisattvas a été développée certainement moins pour servir de prescription à la vie religieuse bouddhiste qu'en qualité de description mythique destinée à exalter l’aspect surnaturel des objets de dévotion. Lorsque les sutras mahayana commencèrent à en parler comme d’une option religieuse réelle, ils ne l’appliquèrent pas à tout le monde ; au contraire, ils mirent l'accent sur l’élitisme de cette option réservée aux véritables héros, les mahasattvas (grands êtres) disposés à assumer la tâche énorme, impossible, de sauver le monde. Pour le reste d'entre nous, le véhicule des auditeurs-shravakas demeurait la norme et le but de la mission bouddhique était l'enseignement de ce véhicule avec ses conseils pour parvenir au nirvana. Quoi d’étonnant, alors, que le public du Sutra du Lotus soit choqué d'apprendre qu’en fait, la grande raison de la venue du Bouddha dans ce monde est de faire de tout le monde un bouddha ? Quoi d’étonnant à ce que le Bouddha du Sutra du Lotus éprouve le besoin d'expliquer et de justifier sa nouvelle révélation ?

Après avoir révélé le véritable objet de sa mission, le Bouddha réaffirme que non seulement lui mais aussi tous les bouddhas du passé, du présent et de l'avenir adressent le même message. Il refuse ensuite d'avoir pour disciples ceux qui n’admettent pas cette déclaration, qui se considèrent des arhats ou des pratyekabuddhas, qui ne cherchent pas l’Éveil parfait. Mais adoucissant sa condamnation, il excuse ceux qui vivront après son nirvana, alors qu’il sera si difficile de trouver ce sutra (Hurvitz, 30 ; Robert, ch. II, p. 77). Le texte reprend ensuite en vers les mêmes propos. Le Bouddha assure à son auditoire que suivre la Voie du Bouddha n'est pas si malaisé que cela y parait :

« ceux qui ont fait offrande aux reliques / dressé des pagodes de myriades de sortes […] ont édifié images et statues […] (même en leurs jeux d’enfants […] avec leur doigts ou l’ongle) […] s’ils ont amené les autres à faire de la musique […] célébré en hymnes et cantiques les mérites de l’Éveillé […], si des gens, même d’une pensée distraite ou troublée, pénétrant dans un temple ou une pagode, ont proclamé, même une seule fois, ‘‘Hommage à l’Éveillé’’, ils ont tous désormais réalisé la voie d’Éveillé » (Hurvitz, 36–38 ; Robert, ch. II, p. 83‒85).

Ensuite, Shakyamuni relate l'histoire de son propre Éveil et de son activité d’enseignant : comment il s'est rendu compte de la difficulté d'expliquer le Véhicule du Bouddha et, donc, comment il a suivi la pratique de tous les bouddhas précédents en utilisant des hoben et en parlant de trois véhicules ; comment, après avoir vu que des myriades d'êtres cherchaient la Voie du Bouddha, il a décidé qu’il était temps de la révéler :

« À présent, joyeux et sans crainte,
parmi les êtres d'Éveil,
je vais tout bonnement rejeter les expédients
et ne plus prêcher que la Voie insurpassable ; » (Hurvitz, 42 ; Robert, ch. II, p. 90).

Après celui des Moyens, les chapitres suivants usent de paraboles pour rendre le message du Bouddha plus clair et comportent les prédictions d'atteinte de bodhéité aux membres de l'auditoire, tout cela pour prouver la véracité du message.

Le chapitre III débute avec une intéressante confidence de Shariputra : bien qu’il ait toujours désiré avoir la capacité de devenir bouddha, quand il avait entendu Shakyamuni affirmer que c'était possible, il s’était, malgré lui, demandé s’il n’était pas le jouet de Mara, le « Malin » qui aurait pris l’aspect du Bouddha. Pour en finir avec les doutes persistants, le Bouddha révèle qu'en dépit du fait que Shariputra se considère actuellement dans la catégorie des arhats, en fait il avait déjà suivi les pratiques de bodhisattva pendant plusieurs vies et qu’au bout « d’un nombre incalculable, illimité, inconcevable d'éons » il deviendrait un Ainsi-Venu nommé Éclat-Fleuri (sk. Padmaprabha) dans un beau royaume qui aura nom « Immaculé » (sk. Viraja). (Hurvitz, 47–53 ; Robert, ch. III, p. 97). Shariputra est, bien sûr, ravi de la prédiction mais fait remarquer que d'autres membres de l'auditoire doivent encore être convaincus. À la suite de cela, le Bouddha consent à utiliser le moyen salvifique d'une parabole et raconte la célèbre histoire de la maison en feu.

Parmi les paraboles du Sutra du Lotus celle-ci a été la référence de choix des diverses interprétations des conséquences de l'enseignement du Véhicule unique. Malheureusement, alors qu’en apparence le récit est relativement simple, certains points essentiels de la parabole sont incontestablement difficiles et peuvent être interprétés de façons diamétralement opposées. En résumé, l'histoire raconte que la maison d'un homme riche prend feu, prenant au piège les nombreux fils qui se trouvent à l’intérieur. Les enfants, absorbés par leurs jeux, sont totalement inconscients du danger. Alors, le père qui connaît leur attrait pour toutes sortes de véhicules, les attire hors de la maison en leur promettant des chars : char à mouton, char à daim, char à bœuf.  Le stratagème ayant réussi, les enfants étant en sécurité hors de la maison, le père leur offre un grand véhicule orné de joyaux et tiré par un magnifique bœuf blanc. (Hurvitz, 55–57 ; Robert, ch. III, p.102‒104). Après avoir terminé ce récit, Shakyamuni demande à Shariputra s’il pense que le père a trompé ses enfants. Ce dernier répond que non, que son intention était bonne, que ses paroles ont sauvé des vies et que, pour finir, il a donné plus que ce qu’il avait promis. Le Bouddha approuve et fait ressortir les corrélations suivantes : l'incendie de la maison est le samsara, le père est le Bouddha, les enfants sont ses disciples, les trois chars sont les trois véhicules des shravakas, pratyekabuddhas et des bodhisattvas qui furent enseignés en guise de hoben ; le char incrusté de pierres précieuses que le père offre aux enfants est le grand Véhicule unique que le Bouddha propose maintenant à tous (Hurvitz, 57‒ 60 ; Robert, ch. III, p. 105‒108).

Comme toute parabole, celle-ci a ses limites. Si on essaie de comprendre le véritable statut de ces trois véhicules et leur relation avec le Véhicule unique du Bouddha, cela soulève plus de questions que cela ne donne des réponses. Si, par exemple, le fait que les enfants se soient échappés de la maison en feu représente la délivrance de la souffrance dans le samsara, devons-nous comprendre que les trois véhicules conduisent au nirvana ? Si l’accès au char tiré par un grand bœuf blanc n’est possible que lorsque les enfants sont hors de la maison, cela signifie-t-il que la maîtrise de l'un des trois véhicules est une condition préalable pour monter dans le Véhicule unique du Bouddha ? Si les trois véhicules permettent d'échapper à l'incendie, pourquoi privilégier celui du bodhisattva comme s’il était plus valable que les deux autres ? Comme l’ont noté des générations de traducteurs, les réponses à ces questions et à bien d’autres dépendent dans une large mesure du rapport de similitude qu'il y a entre le char tiré par un bœuf – promis par le père – et le char tiré par un grand bœuf blanc qu’il offre en réalité. Si le char offert est ce qu'il a promis, alors le grand Véhicule unique est identique au véhicule de bodhisattva ; si les deux chars sont différents, le grand Véhicule unique est encore quelque chose de tout à fait nouveau. S'il est possible que ce soit encore quelque chose d’inconnu, la recherche de ce que cela peut être devient alors une des forces motrices de la pensée et des pratiques bouddhistes du Sud-Est asiatique.

Les rédacteurs du Sutra du Lotus avaient apparemment un penchant pour la relation père-fils ; donc en dehors de toute question théologique, l’histoire de la maison en feu donne de ce moyen salvifique une lecture familière à tout parent (et à beaucoup d'enfants) : le père a une vue plus large que les enfants ; plutôt que de tenter de l’expliquer il leur parle dans un langage qui leur est propre, il les manœuvre, pour ainsi dire, les guidant vers ce qui est le mieux pour eux. Sa promesse de trois différents types de chars est appropriée à la situation, simplement parce qu’il sait ce qui va convenir aux goûts variés des enfants. Dans le chapitre suivant, nous voyons un autre père qui use de hoben pour aider son fils mais, cette fois, son choix semble dicté par une stratégique plus élaborée.

Dans le chapitre IV, à leur tour, les grands disciples du Bouddha, Subhuti, Katyayana, Mahakashyapa et Mahamaudgalyayana racontent une parabole pour illustrer comment le Véhicule unique interfère avec les enseignements précédents de Shakyamuni. Un homme riche avait un seul fils qui, dans sa jeunesse, quitta la maison familiale et devint un misérable mendiant. Après bien des années d’errance, le fils arriva, sans le savoir, au lieu où résidait maintenant son père. Le père le reconnut aussitôt et, tout à sa joie d’avoir retrouvé l'héritier de sa fortune, voulut le retenir mais le fils, ignorant sa filiation et terrifié par la richesse et le pouvoir de cet homme s'enfuit. Alors, le père mit au point un stratagème : il fit embaucher le fils comme valet et le paya pour enlever les immondices. Au bout de vingt ans de cet arrangement, accepté avec plaisir, le fils était devenu un travailleur responsable et en son cœur faisait confiance au maitre de maison ; le père en fit son intendant qui gérait tout le patrimoine. Comme le vieil homme approchait de sa fin, il révéla au fils sa véritable identité et lui remit tout son héritage. (Hurvitz, 79–82 ; Robert, ch. IV, p. 128‒132).

Là encore, bien sûr, l'homme riche est le Bouddha ; le fils représente ses disciples, qui, ignorant leur véritable nature et dans la crainte de la majesté du Bouddha, ont accepté l'humble tâche de nettoyer les immondices des enseignements inférieurs, ne cherchant pour salaire que le nirvana. Et voilà que le Bouddha leur révèle leur vraie condition d’héritiers légitimes de sa fortune spirituelle de l'Éveil parfait.

Cette histoire, considérée parfois comme la version bouddhiste du « fils prodigue » biblique, doit peut-être sa grande popularité à la représentation du cheminement bouddhiste sous l’aspect d’un retour à son origine, un rétablissement de son droit de naissance. La littérature mahayana se plaît à parler du bodhisattva comme appartenant au "clan" (gotra) du Bouddha, et le Mahayana tardif étend souvent cette notion à une revendication métaphysique du partage par tous les êtres humains de la nature de bouddha. Dans cette optique, tout comme le fils de la parabole, nous avons simplement oublié qui nous sommes vraiment et nous avons seulement besoin d’en retrouver le souvenir. Tandis que certains partisans de ce point de vue considèrent la reconnaissance de notre droit de naissance comme point de départ du cheminement spirituel, dans la parabole, c’est l’aboutissement d'un parcours long et difficile. C'est là que nous voyons un raisonnement sur les hoben du Bouddha assez différent de ce que suggère la parabole de la maison en feu. Ici, l’enseignement du Bouddha sur les trois véhicules n’est pas simplement un assortiment d’artifices pratiques pour différents types d'adeptes, mais un programme qui a pour but d’élever les fidèles par étapes jusqu’à la maturité spirituelle. En ce sens, la maîtrise des immondices des enseignements inférieurs serait en quelque sorte une condition nécessaire pour obtenir une vérité plus grande.
Au début du chapitre suivant, Shakyamuni approuve les efforts déployés par ses disciples pour imaginer cette parabole mais, tout de suite après, il donne son propre commentaire qui paraît être en totale contradiction. Ce chapitre est intitulé « Herbes médicinales » d’après la fameuse description de la pluie sur les plantes.

« Imagine, dit le Bouddha, une dense nuée qui va s'étendant jusqu'à couvrir l'ensemble les herbes et les arbres, les forêts […] ; en un même moment, elle se répand en une pluie égale, dont l'humidité fertilise universellement herbes et arbres, forêts et simples. […] Le grand nuage ayant répandu sa pluie sur les herbes et les arbres, les forêts et les simples, selon leur nature séminale, ils bénéficient en totalité de l'aspersion et chacun obtient de croître. […] Il en va tout de même pour l'Ainsi-Venu ; il apparaît au monde comme surgit le grand nuage. […] Les êtres, ayant entendu la Loi […], de la même façon que le grand nuage ayant répandu sa pluie sur les herbes et les arbres, les forêts et les simples, selon leur nature séminale, ils bénéficient en totalité de l'aspersion et chacun obtient de croître » (Hurvitz, 95‒97; Robert, ch. V, p. 145‒147).

La section versifiée développe cette métaphore végétale : les dieux et les hommes ordinaires représentent les petites plantes ; les arhats et les pratyekabuddhas sont des plantes moyennes ; les bodhisattvas sont des plantes supérieures. Ou bien, dans une seconde reformulation, les arhats et les pratyekabuddhas sont des herbes médicinales ; les bodhisattvas débutants sont de petits arbres ; les bodhisattvas avancés sont de grands arbres (Hurvitz, 100–102 ; Robert, ch. V, p. 151‒153).

À cet endroit, la traduction de Kumarajiva s'interrompt, mais les versions sanskrites du Sutra du Lotus poursuivent avec deux comparaisons supplémentaires : la lumière de la sagesse du Bouddha brille de façon égale sur le monde entier, tout comme la lumière du soleil et de la lune illuminent tout sans distinction ; mais le Véhicule unique est comme l'argile du potier dont le modelage varie avec l'utilisation finale de l'objet (Hurvitz, 103). Ces trois comparaisons pour expliquer la diversité des enseignements du Bouddha ont ceci de frappant : si on les prend au premier degré, elles rejettent toutes l’utilisation de moyens opportuns ; le Bouddha n'adapte pas son enseignement à son public, il a une pédagogie unique qui donne des résultats différents ou agit différemment en fonction de la façon dont elle est reçue et appliquée.

Les textes sanskrits continuent avec une autre parabole offrant encore une autre interprétation des trois véhicules. Un aveugle de naissance nie qu'il puisse y avoir quelque chose comme la vision. Grâce aux herbes médicinales, un médecin guérit sa cécité et l'homme est très fier de voir toutes les choses. Puis des rishis (ṛṣs) lui signalent que ce qu'il perçoit par sa vision normale est en fait assez limité, et ils lui enseignent les "cinq connaissances surnaturelles" (abhijnas) ou pouvoirs de perception extrasensorielle : la clairvoyance ou l’œil divin, la clair-audience (maîtrise des sons humains et divins), la connaissance des pensées des autres, la connaissance des vies antérieures et l’omniscience (pouvoir magique). Retiré dans le désert, l’homme médite avec recueillement et acquiert les cinq connaissances. Alors il se rend compte que sa vision précédente ressemblait à la cécité. Le Bouddha explique que l'aveugle représente les êtres ignorants du samsara ; la vision normale est celle des auditeurs-shravakas et des pratyekabuddhas qui connaissent seulement le nirvana ; les connaissances surnaturelles indiquent l’Éveil parfait d’un bouddha (Hurvitz, 103–107). Ici, les trois véhicules sont disposés selon une hiérarchie explicite des connaissances spirituelles et sont un hoben assez courant parmi les exégètes tardifs. L’affirmation du Bouddha qu'il n'y a qu'Un seul Véhicule, pas deux ou trois, est ici pratiquement oubliée.

Après la parabole des simples, les chapitres VI, VIII et IX montent en puissance avec une série d’annonces de la bodhéité de plus en plus généreuses. Après que le grand disciple Mahakashyapa eût reçu son nom de futur bouddha, tout le monde dans l’Assemblée voulut recevoir la même annonce. Vinrent d’abord Subhuti, Katyayana et Maudgalyayana (chapitre VI) ; puis ce fut Purna et cinq-cents arhats (chapitre VIII) ; ensuite ce fut le tour d’Ananda, le cousin de Shakyamuni, de son fils Rahula et de deux mille autres disciples (chapitre IX). Cette prodigalité extraordinaire d’annonces par le Bouddha atteint son apogée au début du chapitre X :

« si, après le passage en Disparition de l'Ainsi-Venu, quelqu'un entend le Livre du Lotus de la Loi sublime, n'en serait-ce qu'une stance ou un verset, et s'en réjouit en conséquence, ne serait-ce qu'un instant, je lui donnerai également l'annonciation de l'Éveil complet et parfait sans supérieur (Hurvitz, 159 ; Robert, ch. X, p. 211).

Insérée au milieu de cette série d’annonces on trouve encore, au chapitre VIII, une parabole bien connue, semblable et différente à la fois de l'histoire précédente de l’homme riche et du fils pauvre. Ici, les cinq cents arhats recevant l’annonce comparent leur situation au cas suivant : un homme arrive chez un ami proche, s'enivre de vin et s’endort. Cet ami doit partir pour raison officielle mais, auparavant, il coud une perle sans prix dans la doublure de l'habit de celui qui dort. Le dormeur, dans son ébriété, ne s'est aperçu de rien. Pour s'assurer vivres et vêtements, il s'évertue à les rechercher au prix des plus grandes difficultés. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’il rencontre de nouveau son ami, qu’il apprend qu’il possédait une perle précieuse et que tout ce temps il aurait pu être riche (Hurvitz, 151 ; Robert, ch. VIII, p. 200‒201).

La perle précieuse de cette parabole est le véhicule de bodhisattva, enseigné par le Bouddha aux arhats dans les vies antérieures mais qu’ils ont oublié par la suite ; la vie misérable de l’homme est le véhicule de shravakas avec le nirvana pour maigre salaire. Dans les interprétations ultérieures de cette histoire populaire, la perle devient souvent une métaphore de la nature de bouddha, dont la découverte nous révèle notre richesse inhérente que nous ignorions. Alors que le thème de l'oubli de notre véritable statut est le même que dans la parabole du fils pauvre, notons qu’ici la pratique et la maîtrise du véhicule de shravakas ne jouent aucun rôle spirituel : ce véhicule est juste l’expression de l'ignorance.

Une autre parabole célèbre sur le Véhicule unique est l'histoire de la cité magique du chapitre VII. La majeure partie de ce chapitre parle avec force détails d’un obscur bouddha qui vécut il y a d'innombrables kalpas et dont le nom est Mahabhijnajnanabhibhu (Grands-Pouvoirs-Vainqueur-en-Sagesse). Il a également prêché le Sutra du Lotus. Il avait pour disciples ses seize fils :

« Ces seize novices, disciples de l'Éveillé, ont à présent tous obtenu l'Éveil complet et parfait sans supérieur ; dans les terres des dix orients, ils prêchent actuellement la Loi et ont des centaines de millions de myriades d'êtres d'Éveil et d'auditeurs qui constituent leur suite » (Robert, ch. VII, p. 182).

Le seizième fils n’est autre que Shakyamuni. Après ce qui ressemble à un morceau de bravoure littéraire, le chapitre bifurque soudainement, tout à la fin, sur une parabole sur le Véhicule unique.

Une troupe nombreuse cherche à accéder à l'emplacement d'un trésor caché. La route est très pénible et les voyageurs veulent rebrousser chemin. Le guide, grâce à ses pouvoirs surnaturels, fait apparaître une cité fantasmagorique où la caravane pourra reprendre des forces. Une fois reposés, les hommes, qui ne connaissent plus ni fatigue ni lassitude, poursuivent leur chemin. Le Bouddha explique que la cité magique est le nirvana des véhicules des shravakas et des pratyekabuddhas. Elle n’existe pas réellement mais seulement dans l’esprit du Bouddha pour encourager ses fidèles qui trouvent la Voie de bouddha trop difficile (Hurvitz, 136–137 ; Robert, ch. VII, p. 185‒186).

Voilà un aspect du Véhicule unique inspiré de la représentation courante de pèlerins sur le chemin de la bodhéité. Cette image de progression rappelle l'évolution spirituelle dans l'histoire du fils pauvre sans toutefois évoquer un quelconque retour à la maison ni la découverte de son véritable statut. Contrairement aux autres paraboles, dans celle-ci tout le monde poursuit d'emblée et intentionnellement la Voie de bouddha. L'enseignement du nirvana aux shravakas est juste une halte sur la route pour ceux qui sont fatigués du voyage. C'est seulement un mirage, une illusion. Mais apparemment, cette illusion est assez puissante pour redonner des forces aux voyageurs. De ce point de vue, la parabole remplit la même fonction que l'histoire de la maison en feu, où une fausse promesse guide vers l’effet désiré. Le plus intéressant est, peut-être, que la parabole présente l'utilisation des hoben non seulement comme une méthode heuristique mais aussi comme une représentation fantasmagorique. Ce procédé nous fait entrevoir un aspect du Bouddha qui fait l'objet des chapitres suivants.

La longévité du Bouddha

Les premiers chapitres du Sutra du Lotus sont consacrés, comme nous l'avons vu, au thème du Véhicule unique et à la signification des upayakausalyas (hoben). Abordons maintenant les interprétations de la nature des enseignements de Shakyamuni. Dans les chapitres suivants du Lotus, l’accent est mis sur la nature de Shakyamuni lui-même et sur son habileté dans l’emploi des hoben qui prennent ici un sens nouveau, plus mystérieux, ce qui complique considérablement une compréhension par ailleurs déjà difficile. Malgré les récits mythiques de sa carrière antérieure de bodhisattva et l'éloge hyperbolique de ses innombrables vertus, le Bouddha des premiers chapitres reste en grande partie un Maître du Dharma, le dernier d'une longue série de bouddhas qui prêchent le Lotus. Dans les chapitres suivants, cette fonction d’enseignant hors pair est éclipsée par des images d’un maître illusionniste que l'on pourrait presque qualifier de meneur de jeu d'un spectacle cosmique. En effet, ces chapitres font pour le Bouddha, ce que les précédents ont fait pour son enseignement : tout comme le Véritable Dharma est beaucoup plus grand que l’on pense, le vrai Bouddha est beaucoup plus grand que tout ce que l’on est capable d’imaginer.

La révélation de la véritable nature du Bouddha se déroule au fil des chapitres XI à XVI. Une allusion à ce qui va suivre se trouve déjà à la fin du chapitre X. Encourageant ses disciples à prêcher le Sutra du Lotus "après la disparition de l'Ainsi-Venu", le Bouddha propose de les aider :

« Je dépêcherai des êtres fantasmagoriques pour qu'ils y rassemblent les foules qui écouteront la Loi ; j'enverrai aussi des fantasmagories de moines et de nonnes, de pieux laïcs et laïques pieuses pour écouter la prédication de cette Loi. […] Je dépêcherai en temps voulu de vastes troupes de dieux, de dragons, de génies, de centaures, de titans pour leur faire écouter sa prédication de la Loi. […] Je permettrai de temps en temps à celui qui prêche la Loi de me voir corporellement. S'il vient à oublier ne serait-ce qu'une phrase de ce livre, je la lui exposerai à nouveau afin qu'il puisse la compléter » (Hurvitz, 164 ; Robert, ch. X, p. 217‒218).

Le lecteur peut se demander comment le Bouddha arrivera à faire tout cela après son passage en nirvana. La réponse vient dans les chapitres suivants.

Le début du chapitre XI est la scène la plus spectaculaire du Sutra. Un gigantesque Stupa aux Trésors surgit de terre et s'élève haut « dans les Airs », au-dessus du Bouddha et de son Assemblée. De l’intérieur se fait entendre une voix louant l’exposé de Shakyamuni sur le Sutra du Lotus. Le Bouddha explique que c’est le reliquaire de Prabhutaratna (Maints-Trésors, TahoTaho), un ancien bouddha qui avait fait le vœu d’apparaître partout où serait prêché le Sutra du Lotus. Shakyamuni émet de la touffe blanche entre ses sourcils un rai de lumière qui fait voir dans toutes les directions des bouddhas incalculables prêchant le Dharma, chacun dans son royaume. Puis il transforme son propre royaume pour que tous ces bouddhas puissent s’y rassembler. Lorsqu’ils sont tous arrivés, Shakyamuni s’élève dans les Airs, ouvre le stupa de Prabhutaratna et s’assied à ses côtés. Ensuite, Shakyamuni, grâce à ses pouvoirs divins, accueille toute la vaste multitude dans les Airs, annonce qu’il va bientôt entrer dans le nirvana et demande qui sera à même d’exposer après lui le Sutra du Lotus.

Inutile d’insister sur le fait que cette scène est lourde de symboles. Les exégètes du Mahayana y verront une préfiguration vivante des cultes bouddhiques de ce Livre du Lotus de la Loi et des stupas qui ont souvent marqué les premiers textes du Grand véhicule. Précédemment, le Lotus avait déjà recommandé d’ériger des stupas en l'honneur du Livre et a même affirmé qu’il était l’égal des stupas-reliquaires, car dans ce livre « il y aura déjà le corps entier de l’Ainsi-Venu » (Hurvitz, 163 ; Robert, ch. X, p. 216). Ici, cependant, l'interrelation complexe des deux est particulièrement visible : le stupa de Prabhutaratna témoignage en faveur du Lotus, vient valider la prédication du Livre ; le prédicateur du Livre entre dans le stupa, s'identifiant avec le témoignage et annonce sa transformation en relique éternelle ; le Livre reste son legs durable, maintenu vivant par ceux à qui il est confié. Cet agencement scripturaire permet de lire cette scène fantastique comme une révélation directe de la valeur universelle du Sutra du Lotus, mais c’est aussi la démonstration de la prévalence cosmique de Shakyamuni en tant que propagateur. On ne s'étonnera donc pas que la scène soit l'une des représentations du Sutra les plus populaires dans l'art bouddhique.

Parvenue à un moment hautement théâtralisée, la version de Kumarajiva présente comme un intermède : le chapitre XII. Le Bouddha raconte comment, dans une vie antérieure, il a servi le maléfique Devadatta et, par ailleurs, Manjusri présente la fameuse fille du Roi-Dragon qui impressionne l’assistance en devenant instantanément bouddha. Dans le chapitre XIII, le Bouddha confère l’annonce de la bodhéité à sa tante et à son ex-épouse. (note) Dans le chapitre suivant, il établit tout un arsenal de directives pour ceux qui enseignent le Lotus. Enfin, dans le chapitre XV, réapparait le Stupa aux Trésors. Le Bouddha déclare alors à la multitude que, contrairement à son appel, il ne leur sera pas nécessaire de protéger ce Livre car ce monde « comprend lui-même des bodhisattvas-mahasattvas en nombre égal aux sables de soixante mille Gange ». Immédiatement « les terres tremblèrent toutes et se fendirent ; de leur sein surgirent simultanément d'innombrables millions de myriades de bodhisattvas-mahasattvas. » Ils s’élevèrent dans les Airs et prirent place « dans la merveilleuse pagode des sept matières précieuses en plein espace » ; une fois arrivés, ils adressèrent au Bouddha un hommage « pendant cinquante éons mineurs. Grâce aux pouvoirs divins de l'Éveillé, les vastes multitudes purent croire que ce n'était qu'une demi-journée » (Hurvitz, 206–207 ; Robert, ch. XV, p. 267‒269).

Lorsque Shakyamuni déclare que tous ces bodhisattvas Surgis-de-Terre ont reçu son enseignement, l’assistance est saisie d’un grand doute. Puisqu’il a atteint l’Éveil et a commencé à enseigner il y a seulement une quarantaine d'années, soulignent-ils, comment pourrait-il avoir formé cette grande multitude ? Le Bouddha leur demande d’abord de chasser leurs doutes et de croire, mais comme ils répètent leurs questions trois fois il consent à leur donner une explication. Celle-ci constitue le chapitre XVI, La longévité de l'Ainsi-Venu, que les lecteurs du Lotus ont longtemps considéré comme encore plus important que le chapitre II :

« Dans tous les mondes, les dieux, les hommes et les titans pensent tous que l'Éveillé Çâkyamuni de notre temps a quitté le palais du clan des Çâkya pour s'en aller non loin de la ville de Gayâ s'asseoir au lieu de la Voie et qu'il y a obtenu l'Éveil complet et parfait sans supérieur. Or, fils de bien, cela fait d'innombrables, d'infinis milliers de millions, de myriades et de milliards d'éons que je suis réellement devenu Éveillé » (Hurvitz, 219, Robert, ch. XVI, p. 281‒282).

Le Bouddha explique que sa venue dans ce monde, l’atteinte de l’Éveil et le passage en nirvana ne sont que des hoben (moyens appopriés) mais qu’en fait il demeure ici, ainsi que dans d’incalculables autres mondes,

« depuis d’innombrables quantités incalculables d’éons et sera encore du double de ce chiffre » (Hurvitz, 220‒221 ; Robert, ch. XVI, p. 283‒284). (note)

Puis il raconte une parabole pour illustrer sa conception du nirvana.

"Un médecin a de nombreux fils qui absorbent du poison et tombent malades. Le père leur prépare un remède. Ceux des fils qui le prennent sont guéris mais ceux dont l’esprit est trop troublé par le poison refusent ce médicament. Alors le médecin invente un stratagème pour provoquer en eux un choc. Il leur laisse le bon remède puis s’en va et leur fait porter la nouvelle de sa mort. Les fils qui avaient perdu l’esprit prennent alors le remède et recouvrent la santé. À ce moment, leur père revient à la maison." (Hurvitz, 221–223 ; Robert, ch. XVI, p. 284‒286).

On pourrait voir dans cette parabole qu’en présence du Bouddha nous fixons sur lui toute notre attention et en négligeons de prendre le médicament de son Dharma mais, étonnamment, le Bouddha n’est pas de cet avis. Il dit qu'il fait croire à son passage en nirvana de peur que ses disciples ne prennent sa présence pour acquise et n’en oublient de planter des « racines de bien » (kusalamula) d’un humble respect pour lui (Hurvitz, 221 ; Robert, ch. XVI, p. 284). Dans ce cas, nous devons au contraire, porter toute notre attention sur le Bouddha ; son stratagème vise précisément à nous y encourager.

Le Sutra du Lotus n'est pas seulement un texte à sa propre gloire, il parle également du Buddha Shakyamuni. Et la façon dont y sont présentés les hoben ne vise pas uniquement à justifier l’existence de ce sutra. C’est une glorification des pouvoirs extraordinaires de Shakyamuni. L’habileté du Bouddha à adapter ses enseignements à son public n'est qu'un des pouvoirs du Bouddha ‒ en fait, un des moins impressionnants – célébrés dans le Sutra : son Éveil primordial dans d'innombrables systèmes mondiaux au début du chapitre, puis sa manipulation de ces systèmes mondiaux dans la symbolique du Stupa aux Trésors et enfin la remarquable série de pouvoirs du chapitre XXI, Les pouvoirs miraculeux de l'Ainsi-Venu, où il sort « une langue large et longue qui monta jusqu'au monde de Brahma » et où « tous ses pores émettent de rayons multicolores » pendant une période de cent mille ans (Hurvitz, 263 ; Robert, ch. ch. XXI, p. 335‒336) (note) Ici, le Bouddha maîtrise totalement l’espace et le temps, et en joue à volonté. Sa révélation de l’intérieur du Stupa aux Trésors explique cela : il est un être d’un espace-temps pratiquement infini qui apparaît à des époques et aux endroits particuliers tel un hoben par la force de sa propre invocation. Il se fait apparaître d’abord lui-même puis fait apparaître d'autres bouddhas, parfois présentés comme ses «corps émanés» (atma bhava vigraha) (par exemple, Hurvitz, 169–171 ; Robert, ch. XI, p. 224).

La révélation de toute l'étendue de la durée de vie du Bouddha est, évidemment, une bonne nouvelle pour ses fidèles. La question se pose alors pourquoi, après avoir passé trois kalpas incalculables à se parfaire en tant que bodhisattva, Shakyamuni se manifeste près de quarante-cinq ans dans son rôle de Bouddha historique. Pourquoi, à la différence des bouddhas d'autres mondes (tel le populaire Bouddha Amida dans sa Terre Pure Sukhavati) et dont la carrière d'enseignant reste indéterminée, Shakyamuni fait une brève apparition dans le monde Saha, avant de passer en nirvana. En fait, il n’apparaît que pour disparaître aussitôt. Après quoi il demeure, caché en quelque sorte, dans le monde Saha, bien que le Sutra du Lotus ne nous en dise pas plus. Peut-être reste-t-il toujours accessible à ceux qui ont les yeux de la foi pour le voir ; peut-être inspire-t-il toujours les sutras mahayana rédigés en son nom ; peut-être même peut-il réapparaître, comme l’habile médecin, une fois que les enfants qui ont perdu l’esprit auront pris le remède du Sutra ?

Tout cela peut très bien convenir à Shakyamuni et à ses adeptes, et c'est vraiment pour eux que le Sutra du Lotus a été rédigé ; mais si on cherche à dégager la doctrine bouddhique de ce sutra, il n’est pas évident d’extrapoler quoi que ce soit sur la bodhéité à partir du « cas Shakyamuni ». Est-ce que, par exemple, tous les bouddhas ont une vie cachée en dehors de leur apparition dans certains endroits, à certains moments ? Quelle est la relation entre un Bouddha tel qu'il est réellement et sa vie publique limitée quand il se manifeste par un hoben ? Et, question plus pressante pour les lecteurs du Lotus, quelle est la connexion, si toutefois il en existe une, entre l'extraordinaire vie cachée que le Bouddha révèle dans les derniers chapitres et la révélation du Véhicule unique qui domine les premiers chapitres ‒ thème que les auteurs du Sutra (probablement un ensemble de différents auteurs) semblent avoir presque abandonné dans leur célébration de Shakyamuni ? Tel est le genre de questions qui incombent aux interprètes plus tardifs du Sutra.

Pour finir, j’aimerais faire quelques remarques générales sur les réponses proposées.

Les traditions d’interprétation

L'extraordinaire popularité du Sutra du Lotus en Asie du Sud-Est oblige les exégètes à trouver des explications concernant la cohérence du texte en tant que doctrine et l’articulation de celle-ci avec les autres enseignements du Mahayana. Ce travail a commencé en Chine peu de temps après la traduction de Kumarajiva et se poursuit au Japon jusqu'à nos jours. Une des premières étapes consistait à dégager la structure du texte, c'est-à-dire à reconnaître que le Sutra est moins un récit continu qu’un ensemble d’au moins deux parties distinctes, consacrées la première au Véhicule unique et la seconde au Bouddha. Ces deux parties sont parfois désignées respectivement par les termes chinois yin (cause) et guo (effet). La première est une présentation de la voie bouddhique destinée au pratiquant (ou vue par le pratiquant), et la seconde est un regard depuis l’aboutissement de la Voie. La division en deux sections est connue principalement grâce à l’exégèse de Zhiyi (538–597), le grand érudit du VIe siècle, qui les qualifiait de jimen et benmen que l’on pourrait traduire approximativement par « enseignement de la trace » et « enseignement originel ». On voit immédiatement que cette interprétation suppose non seulement deux thèmes distincts mais deux niveaux du discours, le second étant plus profond que le précédent.

La distinction entre les niveaux du discours permet aux hoben du Bouddha de devenir très rapidement un outil majeur pour parler de sujets bouddhiques. Tous ceux qui avaient pour tâche d’exposer le Dharma ont reconnu très tôt la nécessité de distinguer ce qui relevait de l’enseignement définitif et ce qui pouvait donner lieu à des interprétations. Dans le premier cas, on parlait de signification explicite (nitartha) ; dans le second, le véritable sens était toujours implicite (neyartha). Les référents du premier type étaient des « vérités ultimes » (paramarthasatya) ; ceux du second étaient des « vérités conventionnelles » (samvrtisatya) qui cachent l’ultime. Les auteurs chinois ont ensuite tracé une séparation entre ce qu’ils appelèrent « provisoire » (quan) et « réel » (shi). Il n’en fallut pas davantage aux lecteurs du Sutra du Lotus pour adapter la notion de hoben à ces distinctions, rattachant les trois véhicules au discours implicite et le Véhicule unique à l'explicite, prenant la Vraie durée de vie de l’Ainsi-Venu comme une vérité suprême et les apparitions/disparitions de son «Corps de Manifestation* » comme une vérité conventionnelle. Bien sûr, la question de savoir comment lire les déclarations explicites et comment comprendre les vérités ultimes restait entière.

Face à la question de la Vérité ultime du Véhicule unique, les principaux commentateurs du Lotus ont adopté trois positions de base. À la fois la plus conservatrice et, pour ceux qui croient en ce sutra, la plus radicale, fut de considérer que l'enseignement des trois véhicules est l'enseignement définitif et que la révélation d'un Véhicule unique est une nouvelle forme de hoben destiné simplement à convertir les disciples du Bouddha. Cette position, soutenue par l’école Faxiang (Hosso), concluait que, contrairement à ce que semblait dire le Sutra, en fait, les gens devaient être distingués selon cinq types (« cinq natures », wuxing) : trois groupes correspondant aux trois véhicules ; un quatrième groupe de personnes aux identités « indéterminées » qui pourraient éventuellement être converties au Mahayana ; et, enfin, ceux qui n’avaient aucune possibilité de maîtriser le bouddhisme. Un groupe moins extrémiste (peut-être, celui des auteurs du Lotus) soutenait que le Véhicule unique était le troisième véhicule, l’enseignement mahayana de la Voie du bodhisattva menant à la bodhéité. Cette position voyait dans la négation par le Bouddha de l’existence des trois véhicules uniquement le fait que les trois étaient distincts et que la carrière des shravakas et des pratyekabuddhas aboutissait au nirvana, sans mener à l’Éveil parfait.

Le point de vue, de loin le plus influent, était celui du penseur tiantai Zhiyi, qui suivait la tradition d'interprétation à partir de la parabole de la maison en feu où l’on voit non pas trois mais quatre chars. Dans cette perspective, les trois chars proposés par le père sont, sans conteste, des hoben et le véritable enseignement est représenté uniquement par le char tiré par le grand bœuf blanc. L’interprétation de ce « quatrième char » était grosse de conséquences pour toute la doctrine puisqu’elle soulevait la question de savoir ce qu’est en réalité ce Véhicule unique du Bouddha s’il n’est celui du bodhisattva tel que l’enseignait le Mahayana. La littérature tiantai sur cette question est exceptionnellement riche. Zhiyi lui-même propose pas moins de dix différentes relations possibles entre le Véhicule unique et les trois véhicules. Pour faire court, son école adopte un double point de vue, admettant un Véhicule de bouddha distinct, au-delà du véhicule des bodhisattvas, mais qui englobe en même temps tous les hoben. De cette façon, les penseurs tiantai ont pu développer la théorie de l’approche «soudaine » (dun) du Véhicule du Bouddha, tout en conservant une approche plus traditionnelle, « graduelle » (jian) de sa pratique. (réf.)

Les notions de « soudain » et « graduel » sont des créations chinoises, qui n’apparaissent pas directement dans le Sutra du Lotus, pas plus que dans la littérature sanskrite. Mais leur utilisation est étroitement liée à l'enseignement lotusien des hoben et aux évolutions doctrinales en Inde. Le terme « soudain » est surtout propre au Chan (Zen) associé à l’idée d’illumination (dunwu) mais ce n’est là qu’un de ses usages et probablement l’un des moins signifiants. Pour nous, ce qui compte davantage c’est la notion « d’enseignement soudain » (dunjiao), un enseignement qui délivre toute la vérité d’un seul tenant plutôt que de la révéler graduellement. Bien sûr, nous retrouvons là ce que nous disaient les premiers chapitres du Lotus et les paroles du Bouddha :

« À présent, joyeux et sans crainte,
parmi les êtres d'Éveil,
je vais tout bonnement rejeter les expédients
et ne plus prêcher que la Voie insurpassable » (Robert, ch. II, p. 90).

Le contenu de l'enseignement soudain est, pratiquement par définition, la Vérité ultime. Et pour étayer leur théorie du véhicule soudain, les auteurs tiantai se sont tournés vers les enseignements fondamentaux des chapitres de la seconde moitié du Sutra, lus à la lumière mahayana des spéculations sur le « corps de Bouddha ». (réf.)

Les auteurs bouddhistes on fait très tôt la distinction entre le corps physique d'un buddha qu'ils appelaient « corps de la forme » (rupakaya) et le corpus de ses enseignements appelé Corps du Dharma* (Dharmakaya). Lorsque les adeptes du Mahayana ont développé leurs systèmes philosophiques et leurs pratiques dévotionnelles, deux autres étapes ont été franchies dans la réflexion sur le corps de Bouddha. Dans la première, le Corps du Dharma* a est devenu de plus en plus métaphysique, jusqu'à désigner l'ensemble de la réalité elle-même, coïncidant avec la conscience omnisciente d'un bouddha. Dans la deuxième étape, apparut une troisième notion : sambhogakaya, traduite généralement par Corps de Réjouissance* ou Corps de Gloire et s’est intercalée entre le corps physique et le corps métaphysique pour représenter l’aspect surnaturel d'un bouddha parvenu à la perfection grâce à ses longues pratiques de bodhisattva. Une fois mises en place ces théories de bouddhologie, les lecteurs de la seconde moitié du Sutra du Lotus pouvaient interpréter sa révélation de la durée de vie de l’Ainsi-Venu soit comme une description de son corps surnaturel soit comme une métaphore pour une réalité spirituelle abstraite, omniprésente. Cette dernière option renvoie à ce que nous pourrions appeler « le bouddha des philosophes » et c’est elle qui est devenue la base pour définir le Véhicule de bouddha soudain, au-delà du véhicule des bodhisattvas.

À partir du moment où l’on définit ce corps comme étant toute chose, il devient évident qu'il (cela?) ne peut pas être un seul corps réel ; il est donc facile de comprendre pourquoi Shakyamuni dit dans le Lotus que les autres bouddhas sont ses « corps d'émanation ». Non seulement les autres bouddhas, mais tout ce qui existe relève de son Corps du Dharma*. Par conséquent, dans une certaine mesure (très controversée), les disciples du Bouddha participent déjà d'une certaine manière à son « Éveil parfait et complet sans supérieur », sont déjà d'une certaine manière des Éveillés par la nature même de leur existence. C'est la perle cousue dans la doublure, la maison où revient le fils pauvre, le grand char tiré par un grand bœuf blanc donné à tous. Les divers véhicules enseignés par Shakyamuni, y compris celui qui conduit le bodhisattva à la bodhéité, sont des hoben purement provisoires, adaptés aux disciples qui se trompent sur leur véritable nature. Le Véhicule du Bouddha ne va nulle part ; il est « soudain » comme le Bouddha lui-même, il est la finalité du chemin.

Les conséquences ambiguës, tant théoriques que pratiques, d’un bouddhisme qui présente les hommes comme en quelque sorte déjà Éveillés, ont inévitablement généré une littérature riche d'innovations théoriques et d'expérimentations religieuses allant bien au-delà des interprétations du Sutra du Lotus ‒ une littérature beaucoup trop vaste et complexe pour être abordée ici. En gros, les courants conservateurs ont repoussé les conclusions les plus radicales et trouvé des façons d'accommoder les théories traditionnelles et les pratiques du Mahayana avec des versions inclusives d'un Véhicule unique. Mais d'autres, que nous pourrions appeler les « fondamentalistes du Véhicule du Bouddha», se sont montrés moins timides, tout en prétendant représenter la forme pure de la Vérité ultime (ce que certains appellent le Véhicule « suprême » ‒ sheng zuishang) où les hoben ont été abandonnés. (réf.) La tension entre ces courants (inclusif et exclusif) d’interprétation, confrontera plus tard les lecteurs avec ce qui est peut-être en fin de compte, le plus grand paradoxe du Sutra du Lotus : il prétend révéler une Vérité ultime qui, par sa nature, n’est exprimable que par le biais de hoben.

 

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