Fleur du Dharma

Ryuei Michael McCormick


Chapitre IV - La production conditionnée

Glossaire

Il prêcha de même largement l'enseignement des douze liens causaux* : l'ignorance entraîne l'action, l'action entraîne la conscience, la conscience entraîne le nom-forme, le nom-forme entraîne les six domaines sensoriels, les six domaines sensoriels entraînent le contact, le contact entraîne la sensation, la sensation entraîne le désir, le désir entraîne l'attachement, l'attachement entraîne l'existence, l'existence entraîne la naissance, la naissance entraîne la vieillesse et la mort, les regrets, les pleurs, les souffrances et les détresses.
Quand l'ignorance s'éteint, l'action s'éteint ; quand l'action s'éteint, la conscience s'éteint ; quand la conscience s'éteint, le nom-forme s'éteint ; quand le nom-forme s'éteint, les six domaines sensoriels s'éteignent ; quand les six domaines sensoriels s'éteignent, le contact s'éteint ; quand le contact s'éteint, la sensation s'éteint ; quand la sensation s'éteint, le désir s'éteint ; quand le désir s'éteint, l'attachement s'éteint ; quand l'attachement s'éteint, l'existence s'éteint ; quand l'existence s'éteint, la naissance s'éteint ; quand la naissance s'éteint, la vieillesse et la mort, les regrets, les pleurs, les souffrances et les détresses s'éteignent. (Sutra du Lotus - Chapitre VII - Parabole de la ville imaginaire)


Dans le chapitre précédent, la production conditionnée était mentionnée en relation avec le sens de Myoho ou Dharma Merveilleux du Daimoku. Ce chapitre-ci explique la production conditionnée plus en détail et montre de quelle manière celle-ci peut nous aider à mieux comprendre notre vie. Une fois de plus, la roue du devenir va nous en faciliter la compréhension. Son anneau externe se compose de douze maillons causaux, tels qu'ils peuvent être appliqués au cycle naissance/mort. Les liens causaux* sont représentés par une série d'images, conçues pour nous aider à nous rappeler leur signification dans notre vie. Toutefois, la production conditionnée ne s'applique pas uniquement au cercle vicieux de la souffrance décrit dans la roue du devenir. Elle concerne tous les phénomènes, y compris le processus de délivrance. Les douze étapes de la production conditionnée forment le chemin en spirale vers la délivrance qui permet de transcender le cycle naissance/mort. Ces douze étapes sont expliquées en fonction des douze liens causaux*. Pour finir, ce chapitre traitera de la façon dont la récitation de Namu Myoho Renge Kyo nous permet de briser ces douze chaînes et d'accéder aux douze étapes de la transcendance.

La doctrine de la production conditionnée est l'éveil, clef sur laquelle repose tout l'enseignement du Bouddha. C'est à cela que Siddhartha s'est Éveillé sous l'arbre bodhi. La nuit où il parvint à la bodhéité, Siddhartha méditait sur sa vie actuelle, sur ses vies passées, les vies passées et futures de tous les êtres, puis sur la loi de causalité. Il comprit, en commençant par lui-même, à quel point tous les êtres forgent eux-mêmes leur destinée par leurs actions. Il a vu également comment tous les phénomènes naissent et disparaissent, en tant qu'éléments d'un réseau de causes et de conditions mutuellement interdépendantes. Et le Bouddha a décidé de partager sa découverte avec les autres, sous la forme de douze chaînons de la production conditionnée.

En deux mots, on peut dire que la production conditionnée explicite le fait que toute chose dépend d'une autre chose, et/ou est la cause d'autre chose. Tous les phénomènes résultent de causes et de conditions. Par conséquent, aucun phénomène n'a d'existence intrinsèque en soi, mais ne se produit qu'en fonction d'autres phénomènes. Pour obtenir une chose, il faut avoir d'autres choses qui concourent ensemble à provoquer l'existence de cette chose. C'est ainsi que tout dépend du tout. Cette formulation devrait nous paraître familière, car la production conditionnée est la "loi de causalité" qui a été examinée dans le premier chapitre.

Tous les enseignements du Bouddha ont pour base la production conditionnée. Ainsi, les Quatre nobles vérités sont composées de deux paires de causes et d'effets. La noble vérité de la souffrance et la noble vérité sur les désirs dévorants en tant qu'origine de la souffrance est un exemple d'une cause et d'un effet négatifs. La vérité de la cessation de la souffrance et la vérité du noble Octuple chemin illustrent une cause et un effet positifs. La production conditionnée est également la signification la plus profonde de la Voie du milieu que le Bouddha a enseignée comme voie vers le nirvana. C'est la voie entre les deux notions extrêmes d'existence et de non-existence, notions qui ne reconnaissent pas la vie en tant que processus dynamique interdépendant.

La notion extrême de l'existence est une tentative de réduire le processus dynamique des causes et conditions à une entité statique. Par exemple, une personne qui s'en tient à ce point de vue extrême pourrait regarder un arbre et le caractériser en termes de hauteur, périmètre, âge. Du point de vue de la Voie moyenne, cet arbre est un processus dynamique qui s'étend sur nombre d'années, causé par une graine et conditionné par le sol, la pluie, le soleil et une infinité d'autres facteurs. La notion extrême de l'existence ne tient pas compte de ces interdépendances, du flux et de la relativité. Cela aboutit à un absolutisme qui fixe les choses dans des catégories rigides. De cette rigidité jaillissent de nombreux maux, tels la catégorisation, le racisme, le nationalisme et le fondamentalisme religieux. La compassion est efficacement bannie par l'attribution de limites fixes, tant à soi qu'aux autres, en contradiction totale avec le flux dynamique et interdépendant de la vie.

La notion extrême de la non-existence est un refus d'accepter que les choses puissent avoir un sens ou de la valeur sous prétexte que des entités, qui pourraient être dignes de respect, n'existent tout simplement pas. La vie est alors réduite au chaos, à l'absurdité ou bien à l'illusion. Ce qui, en fait, est une négation de la vie et n'a rien à voir avec l'enseignement du Bouddha, pour qui la délivrance est l'abandon de l'illusion sur soi et sur la substantialité. Dans le bouddhisme, c'est le désir insatiable autocentré qui est la cause de la souffrance et non pas l'absurdité de la vie. Le but est de se libérer de l'illusion de l'existence d'un "self ", d'un ego fixe, par la pratique de l'Octuple noble chemin. La notion extrême de non-existence, le nihilisme, conduit uniquement au désespoir irresponsable et au déni de la causalité.

Ainsi donc, la production conditionnée est l'enseignement selon lequel les choses ont une existence provisoire (mais non intrinsèque) fondée sur des causes et des conditions. Par conséquent, celui qui suit la Voie moyenne va réfléchir en termes de causalité et non pas en termes d'existence/non-existence. Pour lui, il n'y aura pas de catégories et de frontières immuables, pas plus que ne se posera la question de l'identité ou de la différence entre deux entités. La causalité possède sa propre logique et sa propre moralité qui ne dépend pas d'une adhésion rigide et abstraite à quelque système de croyance. On peut dire que la production conditionnée est la perception de la causalité et de l'interdépendance de tout ce qui est, ce qui confère un sens authentique de responsabilité et un véritable sentiment d'amour et de compassion.

Les douze liens de la chaîne causale ou la production conditionnée

La production conditionnée s'applique à tous les phénomènes, mais l'intention du Bouddha était de l'appliquer à la triste condition humaine. Il a voulu mettre en évidence les conditions spécifiques qui enchaînent les hommes à la souffrance et montrer comment changer les causes en les comprenant. En d'autres termes, nous créons nous-mêmes les causes qui déterminent si nous allons jouir de la vie ou en souffrir. Ce que nous sommes aujourd'hui est le résultat de ce que nous avons pensé, dit et fait dans le passé. Ce que nous serons dans l'avenir sera le résultat de ce que nous pensons et faisons à présent. Pour que les hommes comprennent comment cela fonctionne, le Bouddha a détaillé la chaîne causale comme suit :
1) l'ignorance (avidya) produit
2) la mise en oeuvre karmique (formations karmiques ou patterns comportementaux) (samskara) qui produit
3) la conscience embryonnaire (vijnana, shi-ki) qui produit
4) les nom et forme (corps et esprit) (nama-rupa) qui produisent
5) les six sens (5 sens + la cognition qui provient des pensées et des émotions (sadayatana) qui produisent
6) le contact (sparsara) qui produit
7) la sensation (agréable, désagréable, indifférente) (vedanha) qui produit
8) le désir dévorant insatiable (bonno, klesha) qui produit
9) l'attachement (aliénation) (upadana) qui produit
10) l’existence en devenir (bhava) qui produit
11) la naissance (jati) qui produit
12) toutes les souffrances de la vie qui culminent avec la vieillesse et la mort. (jara marana).

Une telle formulation peut, évidemment, paraître quelque peu obscure. C'est néanmoins l'exposé le plus important et le plus connu de la production conditionnée dans les enseignements du Bouddha lequel mérite une étude attentive.

L'exégèse traditionnelle rattache l'ignorance et la mise en oeuvre karmique à la vie ou aux vies précédentes. Dans le bouddhisme, il est dit que pour qu'il y ait conception, trois éléments doivent être réunis : le sperme du père, l'ovule de la mère et le faisceau karmique qui provient d'existences précédentes. Cela explique que chacun de nous est un individu nouveau et unique provenant de la combinaison de causes passées et de circonstances présentes. Cela indique également que chaque nouvelle vie porte en elle les caractéristiques générales et les solutions héritées d'une existence antérieure et qui doivent être revues et corrigées si nous voulons nous libérer de la giration répétitive de la roue du devenir.

Revenons donc aux symboles de la roue du devenir.

L'ignorance est représentée par un homme aveugle. De même que l'aveugle ne peut pas voir le monde autour de lui, nous sommes aveugles à la véritable nature de la réalité. C'est la cause et la racine de tous nos malheurs. Nous ne voyons pas la futilité de notre quête d'un bonheur et d'une sécurité permanents pour nous-mêmes au milieu de l'impermanence, de l'insatisfaction et de la non-substantialité qui sont la réalité de toute chose. Nous ne reconnaissons pas la nature du cercle à travers lequel nous voyageons, et c'est pour cela que nous ne nous éveillons pas au Dharma Merveilleux exempt du tournoiement répétitif, douloureux et finalement stérile.

Du fait de l'ignorance nous sommes portés aux pensées, paroles et actions qui sont fondées sur les motivations les plus égoïstes et à court terme. Ces actes sont la mise en oeuvre du karma ou des "patterns" comportementaux qui forment notre caractère. Ils sont représentés par un potier fabriquant ses récipients. Il est important de rappeler que le mot "karma" ne désigne pas un destin, un fatum, mais les actes qui, motivés par notre ignorance, ont des conséquences sur notre avenir. Le karma est le "pattern" (schéma) comportemental de nos actions, choix et intentions qui nous façonnent, nous et notre environnement, à l'image du potier qui modèle ses pots selon ses désirs et ses compétences.

Les cinq maillons suivants représentent les conséquences du karma passé au niveau de notre vie actuelle. Ils illustrent les faits qui semblent se situer en dehors de notre contrôle, mais sont en réalité le fruit de nos propres actes. Cela inclut notre héritage génétique, la sorte de famille où nous sommes nés, l'environnement dans lequel nous avons grandi, et tous les bons ou mauvais facteurs survenus dans notre vie.

Cela commence par la conscience embryonnaire (vijnana, shi-ki). Le maillon est celui du singe dans un arbre, bondissant de branche en branche tout comme notre esprit saute sans arrêt de pensée en pensée. Comme nous venons de le dire, la personne que nous sommes n'est pas uniquement le résultat d'une hérédité et d'un milieu, elle est la manifestation du karma. En d'autres termes, ce que nous sommes actuellement est déterminé par les choix et les habitudes-dispositions accumulées au cours de nombreuses existences précédentes. Cette conscience se forme avant même notre conception. A ce moment-là, elle est attirée par la matrice la plus appropriée pour l'expression de l'héritage karmique.

A ce stade, un nouveau corps-esprit commence à se développer. Ses facultés physiques et mentales sont à la base du sentiment d'un moi statique et isolé. Elles sont représentées par quatre hommes dans un bateau. Le bateau symbolise notre corps en tant que véhicule qui nous entraîne dans le courant du fleuve de la vie. Les quatre hommes représentent la sensation-perception, la conception ou conceptualisation, la volition, le discernement, les quatre constituants de notre monde intérieur. En d'autres termes, nous éprouvons les choses par nos sens, nous formons une représentation de ce qu'elles sont, nous prenons une décision pour agir ou réagir face à elles et de cette expérience découle une idée consciente de nous-mêmes en relation avec le monde qui nous environne.

A partir du moment où nous avons un corps et un esprit, nous commençons à nous servir de nos six sens pour appréhender les images, les sons, les textures, les goûts, les odeurs et les objets mentaux. Ceux-ci sont représentés par une maison avec ses fenêtres et sa porte qui, tels nos six sens, s'ouvrent sur le monde environnant.

Le maillon suivant, le contact, est représenté par un homme et une femme qui s'embrassent. Le contact est une prise de conscience du monde extérieur et intervient avec une acuité spéciale quand, à la naissance, nous quittons l'utérus.

Les cinq maillons suivants décrivent notre expérience de la vie actuelle. Le premier, la sensation, est représenté par un homme qui a reçu une flèche dans l'œil. Si le contact est le premier instant de prise de conscience du monde extérieur, la sensation est la façon dont cette prise de conscience nous affecte. Heureusement que toutes les sensations ne sont pas aussi traumatisantes que celle de cette image.

Les trois maillons suivants décrivent nos actions actuelles par rapport aux circonstances : nos actions futures sont les conséquences de nos actions présentes..

Commençons par le désir dévorant qui provient des sensations. Il est représenté par une femme qui offre du thé à un homme tourmenté par la soif, une des formes du désir dévorant. Nous désirons ce qui procure des sensations agréables et cherchons à éviter à tout prix celles qui sont désagréables.

Le désir mène à l'attachement à certains objets, aux personnes, aux idées et aux circonstances. A ce stade, l'homme est poussé à l'action. Cela est bien illustré par une femme cueillant un fruit.

L'attachement qui résulte du désir se traduit par la lutte pour l'affirmation de soi et pour le bonheur, ce qui caractérise la vie quotidienne de la plupart des gens. La femme enceinte qui représente ce maillon nous rappelle que la vie n'est jamais statique, mais toujours en devenir et toujours en train de se transformer en quelque chose d'autre.

Les deux derniers chaînons décrivent les résultats futurs de nos actions présentes. Nos désirs autocentrés et le futur déploiement de notre karma exigent une continuation dans le futur.

La femme qui donne naissance à un enfant représente nos propres renaissances, conformément au processus du devenir.

Et pour finir, tout ce qui est né doit mourir. Cela est représenté par des hommes qui portent un cercueil au cimetière.

Ainsi, la roue du devenir nous conduit aux inévitables souffrances de la vie qui culminent avec la vieillesse et la mort.

Du point de vue bouddhique, notre lutte constante pour une existence heureuse ne peut jamais être achevée parce que la vie porte en elle les trois sceaux de l'impermanence, de la souffrance et de la non-substantialité. Nos efforts désespérés et nos désirs autocentrés ne peuvent conduire qu'à une future naissance qui entraîne un nouveau cycle de vieillesse, mort, peine, lamentations, douleur, découragement et désespoir. En un mot, les douze liens de la production conditionnée démontrent que la vie humaine ordinaire est un voyage récurrent à travers le cercle vicieux du désir, du karma et de la souffrance. La seule issue est d'éradiquer l'ignorance et de reconnaître ce cercle vicieux pour ce qu'il est. Une fois que la chaîne est rompue, la délivrance de l'individu est à portée de main.

Il existe, toutefois, une autre approche de la chaîne causale qui ne sous-entend pas l'existence de vies successives au sens littéral.

En effet, nous nous renouvelons périodiquement, engendrant le cycle naissance/mort avec toute la douleur qu'il entraîne. L'ignorance et la mise en oeuvre karmique font alors référence à notre incapacité à accepter le processus de la vie tel qu'il est. Nous cherchons désespérément quelque forme de stabilité et de bonheur durable. Ce faisant, nous refusons de reconnaître l'écoulement dynamique de liens interdépendants, qui est la véritable réalité de la vie.

Du fait de cette attitude erronée, nous nous désynchronisons des vrais rythmes de la vie et finissons par éprouver un sentiment d’insécurité et d’existence d’un « self ». Nous ne voyons jamais la réalité, car elle est obscurcie par nos attentes, nos regrets, nos frustrations et autres projections. En conséquence, notre image de nous-mêmes, fondée sur nos caractéristiques physiques et mentales, se trouve consolidée et nous commençons immédiatement à interpréter le monde perçu par nos sens en termes de soi et les autres. Le contact instant après instant entre ce "soi" et le monde extérieur fait naître des sentiments qui constituent notre expérience autoréférentielle du monde.

C'est alors que nous commençons à désirer violemment ce qui est agréable et à nous emparer de ce qui provoque ce désir aliénant. De la sorte, chaque instant devient une expérience de plaisir et/ou de douleur transitoires.

De ce point de vue, la naissance ne se réfère pas à notre naissance actuelle, mais à l'émergence d'une nouvelle conception de soi, de sa propre identité, qui est fondée sur notre vécu à un moment donné. Ainsi, d'un moment à l'autre nous avons une nouvelle idée de ce que nous sommes par rapport à notre milieu. Nous nous voyons diversement comme compétents, bienveillants, doux, durs, admirables, pitoyables, incertains, aimants, aimés, haineux, haïs, indifférents, fascinés, et ainsi de suite, à chaque nouvel instant. Et peu importe que nous soyons en accord ou en désaccord avec ces sentiments, ils s'évanouissent l'instant d'après et le cycle se renouvelle encore et encore. Telle est la signification de la vie/mort instantanée.

Vue sous cet angle, la suppression de l'ignorance fait que nous cessons de vivre en termes d'autoréférence. En ne projetant plus nos désirs et espérances sur la réalité et en ne clivant pas cette réalité entre soi et les autres, nos actions qui conduisent à tant de souffrances, car générées par l’égocentrisme, s’arrêtent. Libérée de ces chaînes, la vie acquiert des caractéristiques entièrement nouvelles dégagées de l'ignorance, du désir dévorant, de l'attachement et des myriades de formes de souffrance. L'instantanéité du déploiement des processus de la vie continue, maintenant dégagée des interprétations erronées et angoissantes comme, par exemple, de l'idée de la naissance et de la mort. En enseignant que toutes les entités proviennent du déploiement continu des causes et des effets, la production conditionnée indique qu'il n'y a aucune frontière clairement définie entre soi et les autres, entre naissance et mort. Dès que cessent les projections autocentrées, la production conditionnée peut être appréhendée telle qu’elle est en réalité - un déploiement relationnel dynamique de la réalité, en tout lieu, contenant et englobant tout ce qui est.

Les douze étapes de la production conditionnée transcendante

Comme nous l'avons dit au début de ce chapitre, la production conditionnée ne s'applique pas uniquement au cycle des naissances et des morts. Les douze liens causaux* sont juste l'une de ses innombrables applications. Il existe également un enseignement du Bouddha peu connu où le principe de production conditionnée est appliqué au cheminement spirituel conduisant graduellement à la délivrance. Il s’agit des douze étapes de la production conditionnée transcendante, lors desquelles la pratique de Namu Myoho Renge Kyo permet de briser les douze chaînons de la production conditionnée.

Ces douze étapes sont :
- 1) la souffrance donne accès à la foi (śraddhā, saddha, xinxin)
- 2) la foi donne accès à la joie (prāmodya, pāmojja ou pāmujja)
- 3) la joie donne accès à l'extase-méditative (prīti, piti)
- 4) l'extase donne accès à la sérénité (prasrabhi, passadhi)
- 5) la sérénité donne accès au bonheur (sukha)
- 6) le bonheur donne accès à la concentration (samadhi*)
- 7) la concentration donne lieu au savoir et la vision des choses telles qu'elles sont (yathabhutanana dassana, darsana)
- 8) la vision des choses telles qu'elles sont donne accès au non-attachement (nirveda, nibbidā)
- 9) le détachement donne accès au dépassement (vairāgya, viraga)
- 10) le dépassement donne accès à la délivrance (vimukti, vimutti)
- 11) la délivrance donne la connaissance de la destruction des défilements (rojinzu*, asravaksaya bhijna, asavakkhyaya nana) ou la certitude de la délivrance (nihsarana*)

La production conditionnée transcendante commence à la souffrance parce que c'est le maillon faible dans la chaîne des douze liens causaux*. La sensation peut être vécue soit pour ce qu'elle est vraiment, soit comme douleur extrême, inquiétude diffuse, agitation, distraction générale, qui toutes empêchent de percevoir la vie dans sa vérité.

Quand nous voyons au-delà des illusions des satisfactions dues à des sensations passagères et que nous cessons de chercher les réponses à l'extérieur de nous-mêmes, nous entrons sur le sentier spirituel d'une quête de vérité plus profonde.

C'est le début du désir d'Éveil. Alors que le maillon de la sensation dans la chaîne des douze liens causaux* entraînait la production du désir dévorant, cette fois-ci la réponse à la douleur est de faire confiance et d’expérimenter les moyens d'échapper à la souffrance. Soulignons que c'est cela qu'on appelle "la foi" dans le bouddhisme et non pas une croyance qu'on ne peut vérifier. Accorder sa confiance au Dharma Merveilleux, c'est affirmer que la vie a un sens et qu'il existe une vérité ultime à laquelle nous pouvons nous éveiller, au lieu d'ignorer la souffrance et de sombrer dans le désespoir ou l'apathie. Par ce cheminement nous nous libérons, nous et les autres, des souffrances qui désormais nous apparaissent telles qu'elles sont en réalité. Par la récitation de Namu Myoho Renge Kyo nous exprimons et renforçons notre engagement à l'égard de cette ultime réalité.

A travers cette foi-aspiration à la bodhéité, nous devenons capables de réorienter nos vies hors de l'anxiété, de la souffrance et du désespoir qui caractérisaient précédemment nos vies. Notre confiance en Namu Myoho Renge Kyo donne un nouveau sens à l'espoir, revitalise notre énergie et notre enthousiasme. C'est là l'étape de la joie, première réponse que nous pouvons ressentir lors de la découverte de l'enseignement et de la pratique de Namu Myoho Renge Kyo.
Si nous continuons à pratiquer, notre joie peut devenir de plus en plus forte, du fait que notre énergie est dirigée vers le Dharma Merveilleux, loin des aspects négatifs de nos vies. Alors, il se peut que lors de la récitation de Namu Myoho Renge Kyo adviennent des moments d'extase suffisamment forts pour être ressentis physiquement.

L'extase cependant deviendra par la suite sérénité. Au cours du temps, le ravissement initial éprouvé aux débuts de cette pratique va s'estomper, mais il sera remplacé par un nouveau sentiment de paix et de sécurité.

Bientôt nous découvrirons que même si nous ne sommes plus enthousiastes de façon aussi débridée qu'à nos débuts, nous sommes beaucoup plus heureux et moins angoissés qu'auparavant. Ce bonheur n'est pas un sentiment fugitif et incertain, né des circonstances extérieures qui vont dans le sens de nos attentes et de nos désirs. C'est le bonheur qui naît de l'établissement d'un noyau inébranlable en nous-mêmes et qui provient de notre foi et de notre expérience de daimoku.

La transformation des souffrances en véritable bonheur intérieur, sur la base de Namu Myoho Renge Kyo , est un thème important dans le bouddhisme de Nichiren. Un gosho de la tradition nichirenienne nous conseille :

Souffrez s’il faut souffrir et goûtez pleinement la joie lorsqu'elle se présente. Prenez la souffrance et la joie comme des réalités inséparables de la vie et continuez à réciter Namu Myoho Renge Kyo, quoi qu'il arrive. Vous connaîtrez alors la joie illimitée que procure le Dharma. Fortifiez votre foi plus que jamais. (Le bonheur en ce monde) (réf.)

Une fois que nous avons établi une vie fondée sur le bonheur authentique, nous pouvons nous consacrer au développement de nos facultés de concentration. Et une fois que la concentration est développée, notre esprit cesse de s'agiter et de provoquer la distraction. A ce stade, la pratique de daimoku peut induire un état de perception aiguë où l'esprit cesse d'être un singe sautant de branche en branche, pour devenir comme un laser qui se focalise sur la recherche de la bodhéité.

Cela nous amène à l'étape de la connaissance et de la vision des choses telles quelles sont en réalité. Dans le bouddhisme mahayana, le véritable aspect de tous les phénomèness (shoho jisso) fait souvent référence aux notions "d'ainsité" ou de "tel quel" (nyo). On veut dire par là que la véritable nature de la réalité ne peut pas être objectivée, elle est non-substantialité merveilleuse. Parvenus à cette compréhension, nous commençons à voir la vie comme la voit le Bouddha.

Depuis toujours, la pratique de la méditation bouddhique est connue pour être une méditation conduisant à la sérénité et l'Éveil. Le but en est d'apaiser l'esprit et de permettre une concentration suraiguë afin de réfléchir à la nature de la réalité, jusqu'à l'obtention de l'Éveil. C'est à cela que se rapportent les deux étapes précédentes. Dans le bouddhisme de Nichiren, on concentre son esprit jusqu'à "n'avoir à l'esprit qu'un seul désir, voir le Bouddha", jusqu'à l'Éveil au fait que l'esprit lui-même est bouddha. Pour cela, la récitation de Namu Myoho Renge Kyo est primordiale.

Un autre gosho de la tradition nichirenienne dit :

Mon interprétation de ce passage [n'avoir à l'esprit qu'un seul désir, celui de voir le Bouddha"] est que "seul" correspond à Myo, "l'esprit", à Ho, "désir" à Ren, "voir" à Ge et "Bouddha" à Kyo. Pour propager ces cinq caractères de Myohorengekyo, il faut être prêt à donner sa vie. "N'avoir à l'esprit qu'un seul désir, celui de voir le Bouddha" implique aussi voir le Bouddha dans son propre coeur, penser uniquement à voir le Bouddha, et réaliser que voir son propre coeur équivaut à voir le Bouddha. J'ai atteint la bodhéité, les Trois Corps, en vivant cette phrase. En enseignant cela, je dépasse sans doute Zhiyi et Saicho, Nagarjuna et Mahakashyapa. Progressez sans cesse, sans relâche dans votre foi. Le Bouddha enseigne qu'il faut devenir maître de son coeur et non laisser son coeur devenir le maître. C'est pourquoi je vous ai toujours exhorté à vous consacrer au Sutra du Lotus sans ménager votre corps, au risque de votre vie. Namu Myoho Renge Kyo, Namu Myoho Renge Kyo. (Lettre à Gijo-bo) (réf.).

L'étape suivante est la perte des illusions, ce qui signifie que nous ne sommes plus captivés par les fausses promesses d'un bonheur extérieur. Notre bonheur intérieur est maintenant fermement établi sur la base de notre Éveil à la véritable nature des choses. Ainsi, nous ne sommes plus mus par des attirances et des rejets compulsifs.

Ensuite vient le dépassionnement (vairagya), qui est la continuation de la perte d'illusions. N'étant plus dupes et prisonniers des phénomènes extérieurs, nous pouvons être beaucoup plus objectifs et moins ballottés par le tumulte émotionnel qui perturbe notre paix de l'esprit. Il serait peut-être plus juste de dire que nous ne sommes plus affectés par des émotions égocentriques, parce que les traits positifs de l'amour-empathie, de la compassion, de la joie, de l'équanimité sont alors présents en nous, et même de plus en plus clairs et agissants.

Par rapport à la perte des illusions et des passions, Nichiren recommande souvent de devenir maître de notre coeur et non pas laisser le coeur devenir notre maître. Il donne le conseil suivant à un disciple :

Un homme véritablement sage ne se laissera emporter par aucun des huit vents : fortune, misère, disgrâce, honneurs, louange, critique, souffrance, plaisir. Il ne tire pas orgueil de la prospérité, ni ne se lamente des revers de fortune. Les divinités bouddhiques protégeront à coup sûr celui qui ne plie pas devant les huit vents. (Les Huit Vents) (réf.)

Si notre pratique continue à mûrir et à se développer, le moment viendra où nous serons libérés de la roue du devenir avec ses trois poisons, ses six voies et ses douze liens causaux*. A ce moment-là, nous ne serons plus esclaves de nos comportements compulsifs et deviendrons maîtres de nos destinées.

La dernière étape est la connaissance de la destruction des défilements (bonno, klesha). C'est l'étape où nous réalisons que nous sommes arrivés à la liberté et la pureté du Dharma Merveilleux par la pratique de Namu Myoho Renge Kyo. A ce stade, notre foi s'avère prouvée, car elle devient l'expérience vivante de l'Éveil. La pratique de Namu Myoho Renge Kyo ne finit cependant pas là. A partir de ce moment daimoku va devenir le médiateur par lequel nous pouvons communiquer et partager notre expérience avec les autres, leur permettant d'atteindre l'Éveil, eux aussi.

Au sujet de ces deux dernières étapes, un passage du gosho Conversation entre un sage et un ignorant dit ceci :

Si vous craignez véritablement le cycle de la vie/mort et aspirez au nirvana, si vous persévérez dans votre foi et désirez ardemment entrer dans la Voie, les souffrances du changement et de l'impermanence ne deviendront rien de plus que le rêve d'hier, et la bodhéité deviendra la réalité d'aujourd'hui. Si seulement vous récitez Namu Myoho Renge Kyo, quelle offense pourrait manquer d'être effacée ? Quel bienfait pourrait manquer d'apparaître ? C'est là un enseignement véridique, d'une grande profondeur. Vous devriez le croire et l'accepter. Conversation entre un sage et un ignorant (réf.).

Les douze étapes de la production conditionnée transcendante peuvent nous faire comprendre l'évolution de notre pratique tout au long de notre vie. Ils peuvent aussi jeter la lumière sur la dynamique impliquée dans chaque session de pratique de Namu Myoho Renge Kyo Quand nous commençons à faire daimoku, nous sommes habituellement motivés par quelque problème dans notre vie. Il se peut aussi que nous commencions la pratique par simple désir de nous élever, nous et les autres, au-dessus du cercle incessant des frustrations, des angoisses et des souffrances, jusqu'à la bodhéité. La motivation de départ correspond à l'étape de la reconnaissance de la souffrance telle qu'elle est, et à la naissance de l'aspiration-foi dans le Dharma Merveilleux.

Si tout se passe bien, lorsque nous commençons à pratiquer, cela s'accompagne d'un état d'excitation et d'enthousiasme qui va croissant, à mesure qu'à travers daimoku nous laissons s'exprimer nos aspirations les plus profondes. Cette excitation s'égalisera graduellement et nous accèderons à l'étape d'une quiétude profonde au rythme de Namu Myoho Renge Kyo. Cela nous permettra d'apprécier le bonheur de baser notre vie sur le Dharma Merveilleux. Les étapes de la joie, de l'extase, de la sérénité et du bonheur libéré mettent en évidence que la récitation de Namu Myoho Renge Kyo ne doit jamais devenir une corvée ou une répétition mécanique, mais l'expression enrichissante d'un élan de foi dans le Sutra du Lotus.

A partir du moment où nos pensées et nos émotions ont été exaltées et centrées sur daimoku, nous constatons que notre esprit n'est plus aussi désemparé et hors de contrôle qu'avant la pratique. C'est le fait de la concentration que d’être capables de focaliser notre esprit uniquement sur daimoku et de laisser de côté soucis, considérations et distractions. C'est une étape très difficile à atteindre. C'est aussi une étape extrêmement importante. Lorsque nous y parvenons, nous sommes en mesure d'abandonner notre point de vue étriqué sur la vie et de permettre au Dharma Merveilleux de nous procurer l'Éveil dont notre vie a besoin.

Ces deux étapes, celle de la concentration et du savoir - de la vision des choses telles qu'elles sont - correspondent à la pratique du shamatha vipashyana, ou "méditation de l'arrêt et examen-introspection du coeur" que le Bouddha a introduite très tôt - trop tôt ? - dans ses enseignements en tant que "pratique de la Voie unique" pour atteindre la bodhéité. C'est dans le Sutra du Lotus qu'est révélée la Voie unique vers la bodhéité. En récitant Namu Myoho Renge Kyo nous réunissons le Véhicule unique du Bouddha et "la pratique de la Voie unique", méditation de l'arrêt et examen-introspection du cœur (shikan).

Arrivés à ce stade de la pratique, nous nous sommes éloignés des trois poisons et autres formes de négativité qui perturbent notre vie. Même quand nous avons terminé la pratique, la joie, l'énergie, la vision claire du monde qui ont été développées durant la cession, vont se répercuter sur notre vie quotidienne. La paix intérieure que nous avons fait naître rayonnera vers l'extérieur. Elle nous permettra, à nous et à ceux avec qui nous entrerons en contact, d'expérimenter la liberté et la pureté du Dharma Merveilleux. Ainsi, les étapes de la perte des illusions, du dépassionnement, de désaliénation et de destruction des défilements vont se déployer aussi bien pendant qu'après la cession de pratique.

A l'inverse des douze chaînes de la production conditionnée, les douze étapes de la production conditionnée transcendante ne sont pas un cercle vicieux fermé qui ne mène nulle part. C'est plutôt une spirale qui mène vers l'avant et vers le haut. A chaque moment de notre pratique, notre transformation de la souffrance et notre foi en daimoku sont renforcées par notre expérimentation et nos illuminations précédentes. C'est ainsi que la pratique ne cesse de prouver son efficacité et de renforcer notre foi. A son tour, le développement de notre pratique nous permet d'approfondir de plus en plus notre foi dans le Sutra du Lotus jusqu'à l'atteinte de la bodhéité.

Dans le gosho L'enfer et la bodhéité, la tradition nichirenienne enseigne que l'intensité croissante de notre pratique nous rapproche de plus en plus de la bodhéité.

Cet enseignement est d'une importance primordiale, j'aimerais vous le transmettre en toute humilité pour la nonne. C'est tout comme le bodhisattva Manjushri révéla à la fille du Roi-Dragon le principe secret de sokushin jobutsu [devenir bouddha dès ce corps]. Lorsque vous aurez entendu cet enseignement, fortifiez toujours plus votre foi. Ceux qui redoublent d'efforts dans leur pratique chaque fois qu'ils entendent les enseignements du Sutra du Lotus recherchent véritablement la voie. Quand Zhiyi parlait de "Tirer de l'indigo un bleu encore plus profond", il voulait dire que ce qui est teint avec de l'indigo devient plus bleu que l'indigo lui-même. Pour nous, le Sutra du Lotus est l'indigo et l'intensité croissante de notre pratique est d'"un bleu encore plus profond." (Enfer et bodhéité) (réf.).

SUITE
Retour au menu
haut de la page