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Le Sutra du Lotus vu d’en bas
par Gene Reeves

http://www.rk-world.org/dharmaworld/dw_2015aprjune_the-lotus-sutra-from-below.aspx

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Gene Reeves a étudié et donné des conférences sur le Sutra du Lotus à travers le monde pendant plus d'un quart de siècle. Il fut Professeur associé à l'Université de Pekin et Professeur à l'Université Renmin de Chine, dans la province de Beijing, jusqu'à son départ à la retraite en 2012. Il exerce la fonction de conseiller international aux éditions du Rissho Kosei-kai. Ses travaux récents comprennent "Le Sutra du Lotus" et "Les histoires du Sutra du Lotus" (Wisdom Publications, 2008 et 2010).

 

La vision d'en bas du Sutra du Lotus n'implique pas une protection de la nation et de tous ceux qui tirent le plus grand profit d’une stabilité sociale. C'est plutôt la perception de ses aspects partiellement subversifs qui incitent à un changement radical de la société et de là, à l’inévitable renversement des élites au pouvoir, qu’elles soient séculaires ou monastiques.


Je ne sais pas ce que l’empereur Shomu entendait par le mot « pays » quand il donna l’ordre de faire construire dans chaque juridiction un kokubunji * pour les moines et un kokubuniji pour les nonnes afin que le Sutra du Lotus soit récité tous les jours, dans le seul but d’assurer la protection du pays.

Comme cet édit s’appliquait à tous les temples de son empire, on pourrait penser que l'empereur avait en tête la protection de tout son peuple. C’est possible, mais peu probable. Il est beaucoup plus plausible qu’il pensait aux dignitaires et aux aristocrates, n’ayant qu’une vague conscience de l'existence de paysans, de pêcheurs et de chasseurs qui constituaient à cette époque la majorité de la population du Japon. L’empereur Shomu, jouissant d’une vie de privilégié, était très éloigné du monde des pauvres, aussi bien physiquement que socialement. Il est donc fort possible qu’il voyait le Sutra du Lotus en tant qu’instrument de protection pour l’élite privilégiée, capable d'assurer son maintien au pouvoir. On pourrait dire qu’il avait adopté une interprétation du Sutra du Lotus vu d'en haut, au-dessus des masses des gens du commun et au-dessus du Sutra lui-même.

La thèse que j’aimerais développer dans cet article se résume à l’importance de la perspective à partir de laquelle nous percevons le Sutra du Lotus, notamment à partir de sa vision d'en bas. De manière générale le bouddhisme et l’ensemble de ses textes, le Sutra du Lotus inclus, sont perçus au travers du regard qu’en avait l’élite intellectuelle, notamment les moines lettrés qui occupaient des postes influents qui leur avaient été attribués par des membres de l’élite politique ou sociale. Telle est pour moi la signification de l’expression : le Sutra du Lotus vu d'en bas par opposition au Sutra du Lotus vu d'en haut.

La vision d'en bas n'implique pas une protection de la nation et de tous ceux qui tirent le plus grand profit d’une stabilité sociale. C'est plutôt la perception de ses aspects partiellement subversifs qui incitent à un changement radical de la société et de là, à l’inévitable renversement des élites au pouvoir, qu’elles soient séculaires ou monastiques.

Bien que la distinction que j’essaie d’établir ici entre « la vue d’en haut » et « la vue d'en bas » soit avant tout fondée sur des critères d’ordre social et économique, un autre paramètre, d’ordre psychologique, entre également en ligne de compte : la différence entre l’esprit et le corps. Sans chercher développer cette théorie ici, j’aimerais juste relever l’évidence que le bouddhisme des élites se préoccupe avant tout de ce qui affecte l’esprit et son fonctionnement, cependant que le bouddhisme vu d’en bas se concentre sur ce que l’on fait avec son corps. De ce point de vue, les actes sont beaucoup plus importants que les pensées ou les concepts. Évidemment, il n’est pas si facile de séparer l’esprit du corps comme le porte à croire cette supposition. Chaque pensée est teintée d’une émotion et chaque action est étroitement liée aux méandres du mental. Il existe néanmoins une nette différence entre la compassion qui est vécue comme une pratique méditative et la compassion qui est vécue en faisant le bien.

Le Sutra du Lotus fut appelé « Roi de tous les sutras », mais également qualifié de « remède de charlatan ». Je ne connais aucun autre sutra qui soit perçu de manière aussi divergente. Bien que ces deux avis soient à l’extrême l’un de l’autre, le Sutra du Lotus peut être vu d’une pléiade de perspectives différentes. Le fait que cette multitude de perspectives foncièrement opposées existe et persiste depuis des siècles me semble être une preuve patente de la richesse intrinsèque de ce sutra. De plus, je crois qu’il est non seulement possible de voir et d’interpréter le Lotus de maintes façons, mais aussi que toutes ces perspectives et interprétations peuvent être utiles, voire justes à différents degrés,

Je ne suis pas en train de suggérer que la vue du Sutra du Lotus d’en bas soit la seule juste ou, du moins, la mieux justifiée. Rappelons-nous que le Sutra du Lotus est intimement associé au Sutra aux sens innombrables (Muryogi) qui lui sert de préface. Ce lien à lui seul implique qu'il peut y avoir une multitude d’interprétations, ce qui ne fait que confirmer l’immense polysémie de ce texte.

Je ne veux pas dire que toutes les perspectives et que toutes les interprétations soient valables et utiles au même degré. Par exemple, je trouve inapproprié le point de vue selon lequel ce sutra ne serait qu’une suite de phrases creuses louant ses propres vertus, ou que ce n’est qu’un exercice de rhétorique entre deux camps bouddhistes. Ce genre d'assertion prouve seulement que l’on passe complètement à côté de la vraie valeur de ce texte. Il existe aussi des interprétations erronées, mais l’intention de cet article n'est pas d’en faire le tour ni de les réfuter.

Ce que j’aimerais exprimer ici, c’est qu’il est non seulement important de voir le Sutra du Lotus d’en bas, mais aussi de comprendre cette approche. Cet article se compose de trois parties. Pour commencer, je vais montrer que cet angle de vue, ce regard d'en bas, ne date pas d’hier. En effet, l’histoire nous fournit suffisamment de preuves de ce que le Sutra du Lotus a été perçu depuis fort longtemps comme étant une entité supérieure, donc vu de bas en haut. Afin de démontrer cela, je traiterai brièvement des événements qui se sont déroulés dans trois cultures distinctes à trois époques différentes : la Chine avant qu'elle ne devienne une république, le Japon au XIXe siècle et les États-Unis d’aujourd’hui. Dans la deuxième partie, je m’attarderai sur certaines paraboles extraites du Sutra du Lotus qui délivrent rien de moins qu'un message subversif. Dans la troisième et dernière partie, je vous inviterai à revenir sur des pages d’histoire et à vous pencher sur la vie d’un poète japonais, conteur et fervent dévot du Sutra du Lotus, Kenji Miyazawa.

En terre chinoise

Ma capacité de lire le chinois étant très limitée, je suis très reconnaissant à Barend J. ter Haar pour son ouvrage : « Les enseignements du lotus blanc dans l’histoire religieuse en Chine » (réf) . Selon ter Haar, l'histoire chinoise est marquée au long des siècles par une multitude impressionnante d’enseignements et de pensées qui appartiennent  la «Société du lotus blanc (note) » dont certains enseignements se réfèrent parfois, mais pas toujours, au Sutra du Lotus. On en trouve mention dès la fin du VIe siècle, donc dès le début de la dynastie Tang, associé aux bouddhistes laïcs qui récitaient en groupe le nom du bouddha Amida (nembutsu). L’on a également retrouvé des traces d’un groupe sur le Mont Lu qui datent de 402, n’ayant toutefois pas pour base le nembutsu. Plus tard, d’autres groupes qui se rassemblaient sous ces dénominations étaient souvent associés au groupe Maitreya, un mouvement rebelle dont les membres furent bannis durant la Dynastie Ming (1368-1644) mais qui n'a pas été complètement éliminé.

Il est regrettable que pour retracer l’histoire d’un groupe d'analphabètes, on ait trop fréquemment pour seule source des écrits rédigés par des élites éduquées, car ce que nous pouvons apprendre de ces groupements provient justement de la plume de privilégiés qui regardaient ces groupes de haut. Que les groupes affiliés à la Société du lotus blanc étaient méprisés et craints par les élites chinoises est plus ou moins évident dans nombre de textes de cette époque. C’est ainsi que ces adeptes sont décrits comme des « mangeurs de légumes et serviteurs du diable », une expression stéréotypée dont on retrouve la première trace aux alentours de 1121, sans doute utilisée en raison de l’instabilité et des émeutes qui se sont produites à Taizhou. Il est de fait que bon nombre de religions préconisaient un régime végétarien, mais ce terme était employé avant tout pour des bouddhistes laïcs. Et bien que le terme « diable » puisse être associé à n’importe quel « faux » dieu, les confucianistes l’utilisaient pour désigner les bodhisattvas et les bouddhas, d'autant que ceux-ci devenaient souvent des objets de dévotion pour les gens du commun qui formaient des groupes de pratique.

Bon nombre d’experts en la matière ont qualifié ces groupes de violents et rebelles, mais ter Haar va à l’encontre de ces affirmations en arguant qu’ils étaient au contraire parfaitement pacifistes. Cela ne change rien au fait que de grandes rébellions se soient constituées sous la bannière des enseignements du Lotus et que même si ces groupes étaient pacifistes, ils étaient considérés par ceux qui étaient plus haut placés sur l’échelle sociale comme de dangereux individus capables de provoquer des émeutes. Par conséquent on disait d’eux que c’étaient « des gens qui se réunissaient la nuit et se dispersaient à l’aube ». Cette désignation est entrée dans la langue de l’époque et relève du présupposé que ces activités étaient subversives comme toutes celles qui se déroulent dans une semi-clandestinité sous couvert de l’obscurité.

Relevons au passage un autre aspect intéressant : l’on associait quelquefois certains de ces groupes à la dévotion qu'ils manifestaient envers la Vénérable Mère Non-née*. Étant donné qu’à cette époque les femmes en Chine (et pas seulement en Chine) - surtout celles qui étaient les plus populaires comme Guanyin et la Reine-mère de l'Ouest* - étaient souvent perçues par les élites d’un œil malveillant et inquiet, car non seulement menaçaient-elles l’ordre établi mais étaient-elles également à leurs yeux parfaitement incapables d’assumer une responsabilité avec efficacité ; elles n'auraient donc su satisfaire le bon vouloir des dieux. On sait que ces groupes comptaient dans leurs effectifs des hommes et des femmes sans discrimination, comme nous le prouvent de nombreuses références.

Nous ne savons pas, et ne pourrons probablement jamais le savoir, dans quelle mesure le Sutra du Lotus a pu influencer ces groupes. Il se pourrait fort bien que le terme « lotus » associé au terme « enseignement » ne se réfère pas du tout au sutra qui en porte le nom, mais que cette dénomination ait plutôt pris pour symbole la plante ou la fleur. Il est pourtant tout autant aisé de s’imaginer que le Sutra du Lotus a pu influencer ces croyants aussi bien directement ou indirectement dès l’instant qu’ils le percevaient d’en bas.

L’impact social que le Sutra du Lotus a pu avoir sur la population en Chine, tel que l’on le retrouve dans la dévotion portée à Guanyin, est également un sujet qui n'a pas été suffisamment étudié. J’ai essayé de montrer dans un autre article comment dans la Chine du Xe siècle, le culte voué à Guanyin a fait passer le bodhisattva Avalokiteshvara par trois grandes transformations : la première était le passage du genre entièrement masculin à un être des deux genres, masculin aussi bien que féminin ; la deuxième transformation a fait simultanément de Guanyin un bouddha et un bodhisattva, après avoir été pendant de longues années un bodhisattva parmi tant d’autres ; enfin, la troisième transformation l’a fait passer de la position d’être supérieur à une personnification de la compassion, s’affairant surtout là où la compassion fait le plus défaut, dans les endroit vils et malpropres de ce monde. Toutes ces mutations se reflètent non seulement dans le culte que les gens du commun vouaient à Guanyin, mais sont aussi décrites en langue chinoise dans des textes bouddhistes, fort nombreux mais largement ignorés, dédiés à Guanyin, sans parler de la multitude de représentations en provenance de l’Asie de l'Est de l’époque. Tous remontent au chapitre XXV du Sutra du Lotus : Porte universelle du bodhisattva Avalokiteshvara (Kanzeon). Il est à noter que ce chapitre fut propagé comme un enseignement à part sous le titre de Sutra de Guanyin.

Bien qu’il soit difficile d’en établir l’authenticité historique, je pense que le culte de Guanyin a permis au bouddhisme de passer d’un stade où l’interprétation des textes et l'approche mentale devenaient obsessionnelles à une pratique et une religion fondées sur la compassion. Je ne prétends pas que la quête de la pensée bouddhique ait été ou devrait être abandonnée. Une compassion dénuée de sagesse peut aussi ne pas être vraiment de la compassion. Mais j’aimerais faire remarquer que les formes de bouddhisme que pratiquent la majorité des adeptes d’aujourd’hui sont beaucoup plus imprégnées de compassion que ne l’étaient les écoles de pensée bouddhiques qui les ont précédées, et cela n'est pas étranger, à mon avis, à la propagation du culte de Guanyin à travers l’Asie du Sud-Est.

La dévotion et la compassion peuvent être pratiquées par n’importe qui et dans n’importe quelle couche de la société, alors qu'il n'en va tout autrement pour l'exegèse textuelle ou l'élaboration de théories complexes. [Phrase manquante]. Mais c’est justement parce que la dévotion et la compassion sont au cœur de la pratique bouddhique des nonnes et des laïcs qu’ils lèvent les yeux vers le bouddhisme et le regardent d’en bas. Les élites et les érudits bouddhistes passent outre et font trop souvent abstraction de ces expressions dévotionnelles venues du peuple, considérant que ce n’est là que le reflet d’une religion populaire, l’expression religieuse de gens illettrés et superstitieux dont ils ont même un peu honte.

En terre japonaise


Dans son Introduction au Sutra du Lotus (réf.), Yoshiro Tamura montre combien, pendant les XVIII et XIXe siècles, le Sutra du Lotus inspira des pèlerinages de gratitude au Sanctuaire d'Ise*. Cela offrait aux pèlerins un exutoire à leurs frustrations qui s'étaient exacerbées à cette époque, et leur apportait quelque soulagement face aux difficultés de la vie paysanne dans le Japon pré-Meiji (avant 1868).

Ces pèlerinages eux-mêmes se transformaient quelquefois en des mouvements de résistance avérés donnant naissance à des soulèvements et émeutes paysannes. Dans l'un des cas au moins, à Nagoya, au cours du XIXe siècle, les pèlerins formèrent une sorte de mouvement social réformateur rythmé par des danses populaires et le slogan "Pourquoi pas ?". Au départ, il y a eu juste une rumeur selon laquelle des talismans en provenance du Sanctuaire d'Ise étaient tombés du ciel. Hommes et femmes, jeunes et vieux, se mirent en route, fous de joie, avec des danses extatiques dans les rues de la ville. Ce mouvement grossit rapidement à travers une grande partie du Japon, vers le sud en direction d'Osaka et de Kyoto, et vers le nord en direction d'Edo (Tokyo) et même de Fukushima.

C'était l'époque d'un profond bouleversement sociopolitique, où le shogunat de Tokugawa avait été remplacé par la restauration de l'empereur. La faction qui avait renversé le shogunat aurait soutenu ce "Pourquoi pas ?" frénétique. Les changements politiques poussaient la population à espérer également des réformes sociales. La joie faisait danser ces gens dans les rues,de jour comme de nuit ; ils portaient des vêtements du sexe opposé et marchaient dans tous les sens, complètement survoltés. Exaltés par les chants des "Pourquoi pas, pourquoi pas ?" il leur arrivait de forcer la porte des riches propriétaires ou marchands, s'emparant de l'argent ou d'autres affaires tout en hurlant "Pourquoi pas, pourquoi pas, pourquoi pas ne pas prendre ça ?"

Il n'est pas possible de dire si ce genre de pèlerinages fut inspiré de quelque manière par le Sutra du Lotus tant les causes à son éclosion sont nombreuses. Mais le souffle vivifiant du Sutra du Lotus et particulièrement la façon dont l'interprétaient certains groupes se référant à Nichiren, jouèrent un rôle indéniable.

Ces préliminaires étant posés, nous devrions être en mesure de discuter maintenant de la nature même de la dévotion envers le Sutra du Lotus. Je ne sais jusqu'à quel point cela était courant en Chine ou en Inde, mais au Japon le Sutra du Lotus inspira dévotion et respect pour lui-même. Réciter daimoku, à savoir faire l'éloge du titre du Sutra du Lotus, peut être considéré en soi comme un rite à part entière ; ce peut être une façon magique d'exorciser les démons ou d'obtenir des récompenses ; ce peut être un exercice intellectuel important ; ce peut être une performance musicale ; ce peut être une sorte de méditation et de réflexion sur les enseignements du Sutra dans son intégralité ; ce peut être beaucoup de choses. Mais le plus souvent il s'agit d'un acte de dévotion, l'expression de quelque sentiment profond, même d'amour, envers le Sutra du Lotus. Dans l'histoire du Japon une telle dévotion s'est manifestée d'innombrables façons, dans des actes de piété emplis d'humilité, dans des utilisations magiques du Sutra pour soigner un malade ou apporter des bienfaits matériels à un miséreux, et dans des réalisations artistiques magnifiques.

Pour des raisons socioéconomiques, de telles expressions de dévotion pour le Sutra du Lotus ne sont pas toujours venues d'en bas. Produire et entretenir de magnifiques œuvres d'art dépend en effet souvent de la richesse des mécènes, y compris de la richesse des temples et des moines. Mais le petit peuple ordinaires, celui des personnes sans éducation, souvent considéré comme ignorant, a trouvé le réconfort et même l'éveil du Bouddha dans une telle dévotion.

Au cours de ces dernières années, j'ai eu le plaisir de participer à diverses célébrations Oeshiki* à Tokyo. Les cortèges Oeshiki sont habituellement associés aux temples de l'école Nichiren ou d'organisations plus récentes, tels le Rissho Kosei-kai, bien qu'y participent également souvent des groupes séculiers. Célébrés au moment de l'anniversaire du décès de Nichiren ou aux environs de cette date, ces cortèges représentent de joyeuses occasions de danser sur une musique particulière utilisant de nombreux tambours et d'autres instruments musicaux, ainsi que la hautement symbolique et virevoltante matoi * et les mando (chars illuminés ornés de fleurs). Bien que souvent empreints d'une indéniable émotion en des lieux tels que le temple Honmon-ji d'Ikegami de la Nichiren Shu ou ceux organisés par le Rissho Kosei-kai, ces cortèges festifs restent relativement bien contrôlés et plutôt sobres.

Mais lors des célébrations Oeshiki qui se déroulent autour du sanctuaire de Kishimojin * persiste une tradition plus ancienne. Nous y trouvons les mêmes éléments symboliques fondamentaux, mais sous une forme simplifiée, voire plus primitive. Boire de la bière et s'enivrer lors de réjouissances fait également partie des festivités, parfois chaotiques, évoquant la folie sauvage des pèlerinages de gratitude au cours du XIXe siècle.
A ma connaissance, il n'y a pas eu d'enquêtes sur la catégorie sociale des participants aux cérémonies Oeshiki. Mais je suis en mesure de vous dire que celle du Zōshigaya Kishimojin-do donne le net sentiment qu'elle vient d'en bas. Même le temple de Kishimojin est en lui-même très modeste, tant par sa taille que ses décorations.

Ce fut le seul lieu où je vis à Tokyo un exemple de travestisme. Je ne peux pas évidemment certifier que ces hommes habillés en femmes, et passablement éméchés de surcroît, étaient conscients de ce qu'ils étaient en train d'accomplir. En tous cas, ils donnent nettement l'impression que le concept de genre relevait d'une construction largement sociale et, conséquemment, que ce qui répond à une construction sociale peut changer ou être changé. Bien qu'il s'agisse d'une considération on ne peut plus théorique, ce n'est certes pas le fruit du hasard qu'un festival revêtant d'importantes implications sociales se déroule dans un temple dédié à Kishimojin. Kishimojin, qui apparait dans le Sutra du Lotus et qui a de ce fait de nombreux temples au Japon. Il s'agit en fin de compte d'une femme de pouvoir. 

La place nous manque ici pour aller plus avant et évoquer l'histoire de la formation d'un bouddhisme japonais connu sous l'appellation de Nouvelles religions, celles-ci s'étant développées sur son sol au cours du XXe siècle. La quasi totalité des Nouvelles religions bouddhistes est reliée de façon significative au Sutra du Lotus. Il y a quelques exceptions, mais très peu - actuellement je n'en connais qu'une. Beaucoup de nouvelles religions sont fortement engagées dans des réformes sociales, comme le Mouvement des Brights (Brighter Society Movement) *, et dans la mouvance planétaire actuelle de lutte contre l'utilisation de l'énergie nucléaire. A l'heure actuelle, la grande majorité des membres de la Rissho Kosei-kai appartient, si je ne me trompe, à la classe moyenne. Mais ce n'en fut pas toujours le cas. A ses débuts, alors même qu'il connaissait une croissance rapide, c'était un mouvement d'origine ouvrière qui attachait beaucoup d'importance au bien-être de tous et préconisait l'instauration de la paix sur toute la planète. C'était un mouvement qui voyait le Sutra du Lotusd'en bas.

Enfin, je veux mentionner la Soka Gakkai Internationale (SGI) en Amérique du Nord. Je suis loin d'en être un expert et tout ce que je sais vient de mes lectures ou de rumeurs ayant cours au Japon. Mais j'ai observé dans les quelques rassemblements organisés aux Etats-Unis que la SGI était extrêmement diverse en terme de races et de classes socioéconomiques - contrastant de façon aiguë avec tous les autres groupes religieux que j'avais côtoyés, exception faite de quelques églises de confession catholique romaine. Au cours d'une cérémonie funéraire organisée par la Soka Gakkai à laquelle j'ai dernièrement assisté, il y avait un arc-en-ciel de personnes d'origine ou de souche africaine, indienne, extrême-orientale, latine, européenne. Et bien que parmi elles se trouvaient certainement et des docteurs et des juristes et des enseignants, la majorité venait d'une classe plus basse, que l'on appelle communément la "classe ouvrière" mais qui, aujourd'hui, est souvent composée de personnes sans emploi ou qui, dans le meilleur des cas, travaillent au noir. En d'autres termes, c'était ceux qui regardent le Sutra du Lotus d'en bas.

Dans le texte du Sutra du Lotus

Je suppose que nombre de personnes qui lisent cette revue* sont déjà familiers de ce sutra, raison pour laquelle je ne répéterai pas les histoires auxquelles je me réfère, me contentent de mettre en évidence leur signification dans l'optique de la thèse que je développe.

Le bodhisattva Toujours-Sans-Mépris (Fukyo, Sadaparibhuta)

Ce bodhisattva, qui apparait uniquement au chapitre XX du Sutra du Lotus, représente l'une des incarnations du Bouddha Shakyamuni. Dans ses pérégrinations, il s'incline devant toutes les  personnes qu'il rencontre en leur disant qu'il ne leur manquerait jamais de respect ni ne les discréditerait parce que toutes ont le potentiel de devenir bouddha. Ce bodhisattva était un moine dont la pratique ne consistait pas à lire ou réciter les sutras mais à aller vers les gens et à s'incliner devant eux, qu'il se fût agi d'un moine ou d'une nonne, d'un laïc homme ou femme, les priant de pratiquer la voie du bodhisattva et leur disant qu'ils deviendraient bouddha.

Cette histoire nous enseigne indubitablement que nous devrions toujours respecter autrui et voir en chacun son l'état de bouddha. Mais elle suggère en même temps que le plus important n'est pas tant la façon dont on aborde les sutras que celle dont on traite les autres. Et cela dans un texte qui n'arrête pas de répéter qu'il est bon de recevoir et garder, copier, étudier, réciter, enseigner le Sutra du Lotus ! Même dans le chapitre qui parle de ce bodhisattva, Shakyamuni dit que celui-ci fut en mesure de parvenir rapidement à l'Éveil parce qu'il avait reçu et gardé, lu et récité le Sutra du Lotus.  Et pourtant, l'essence de ce texte est l'affirmation de la primauté du respect envers autrui, envers toute personne quelle qu'elle soit. Il s'agit là justement du point de vue d'en bas, du regard qui met l'accent sur la simplicité d'une pratique plutôt que sur la complexité d'une doctrine, d'un rituel ou d'une cérémonie. C'est d'ailleurs peut-être la raison pour laquelle ce bodhisattva est encore aujourd'hui si populaire aux yeux de nombreux laïcs.

Le bodhisattva Cherche-Gloire

Au chapitre I du Sutra du Lotus nous trouvons l'une des incarnations précédentes de Maitreya qui, alors qu'il lisait et mémorisait de nombreux sutras, n'en retenait pas grand-chose et oubliait même une grande partie de ce qu'il avait lu. Surnommé Cherche-Gloire, car il aspirait toujours à la renommée et au bénéfice matériel, cet homme pourtant, nous apprend-on, en accomplissant de bonnes actions, en aidant les autres, fut capable de voir des bouddhas innombrables et de devenir lui-même le bouddha Maitreya. Ici aussi, différentes leçons peuvent être retenues mais la plus importante est de l'importance de la compassion. L'on ne nous dit pas si Cherche-Gloire était un moine ou un laïc mais il clair qu'il s'agit d'un bodhisattva, d'un être qui suit la voie qui consiste à aider les autres. Il avait planté diverses racines de bien, comme le dit le texte.

Le Roi Ornement-Merveilleux

Vers la fin du Sutra du Lotus, à l'avant-dernier chapitre, nous trouvons l'histoire du Roi Ornement-Merveilleux, celle d'un roi non-bouddhiste qui, encouragé à cela par ses fils, renonça à son trône et exhorta tous ses proches à suivre le Bouddha.

Je pense qu'il y a dans cette histoire au moins deux éléments importants, tous deux légèrement subversifs. Le premier concerne la reine, épouse et mère. Il existe plusieurs histoires dans le Sutra du Lotus qui mettent en scène des pères et leurs fils ou, comme dans la parabole de la Maison en feu, un père et ses enfants. Mais dans aucune n'y a-t-il de mère. Et là, vers la fin du Sutra du Lotus, vient l'histoire d'une mère avec le rôle pivot de celle qui cimente l'unité familiale. C'est auprès d'elle que ses fils viennent se plaindre de leur père et c'est à elle qu'ils expriment leur désir de suivre le Bouddha, et c'est aussi elle qui insiste pour qu'ils obtiennent le consentement de leur père avant d'aller où que ce soit. Dans cette histoire, la mère est, certes, une reine et non une femme de basse condition, une femme toutefois dont le mari dispose pour le servir de tout un harem. Ce récit nous invite donc à voir les choses, du moins en partie, à partir de la perspective d'une femme.

Le second élément que je souhaite souligner est plus explicitement central. Ce sont les fils qui instruisent le père, fils qu'il appellera à la fin ses bons amis. De tels amis, dit le Bouddha, qu'ils soient vos fils ou vos filles, représentent un cadeau inestimable. En plantant les racines du bien, c'est-à-dire en faisant le bien, ils auront à leur tour de bons amis vie après vie et seront en mesure de réaliser l'oeuvre du Bouddha, enseignant le Dharma et élevant spirituellement les autres, leur apportant la joie et les rendant capables d'atteindre l'Éveil suprême. Une fois encore, ce qui est mis en évidence ne concerne pas l'étude ou la récitation des sutras, ni l'analyse des doctrines ni la méditation ou les rites, ni le respect diligent des préceptes, mais simplement l'accomplissement du bien.

Cet accent mis sur le bien fait aux autres, qui s'exprime parfois en termes de "sauver tous les êtres vivants", est l'un des aspects du Sutra du Lotus, qui a contribué au développement du bouddhisme de la compassion né en Chine, une forme de bouddhisme particulièrement importante de nos jours pour les femmes, y compris les femmes ordonnées réduites à voir les choses d'en bas.

Les Maîtres du Dharma

Vers le milieu du Sutra du Lotus, d'ailleurs pas très bien intégré au reste du texte, se situe un chapitre qui proclame l'importance de ceux qui enseignent le Dharma.

Ce Xe chapitre, intitulé précisément Les maîtres du Dharma, insiste plus clairement que tout autre sur l'égalité entre hommes et femmes, ce qui en soi implique un regard d'en bas sur le monde et les phénomènes. Le point le plus intéressant qui va dans le sens de ma thèse est que ce chapitre autorise l'émergence d'une nouvelle catégorie de maîtres-enseignants bouddhiques, à savoir les Maître du Dharma, une catégorie qui n'a que très peu à voir avec la célèbre suite hiérarchique des auditeurs-shravakas, pratyekabuddhas, bodhisattvas, bouddhas, religieux hommes et femmes, laïcs hommes et femmes que l'on rencontre un peu partout dans le Sutra.

Ce qui est particulièrement significatif ici, c'est qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un diplôme ou une qualification particulière pour être un Maître du Dharma. Les organisations religieuses, y compris les organisations bouddhistes, aiment les hiérarchies, avec des portes qui s'ouvrent au bout d'une course d'obstacles semée d'autorisations et de préventions, en fait suite à une progression d'un niveau à un autre. Le chapitre Maîtres du Dharma n'y fait aucunement allusion ; je ne saurais dire si c'est intentionnel ou pas.

Le chapitre s'ouvre sur le Bouddha en train de regarder un grand nombre d'êtres vivants, au nombre desquels se trouvent non seulement des personnes aspirant à devenir shravakas ou bodhisattvas, mais où il y a aussi des "devas*, rois dragons, yakshas*, gandharvas*, asuras*, garudas*, kimnaras*, mahoragas*, humains et non-humains, ainsi que les bhiksus* et bhiksunis*, upasakas* et upasikas*,"

Le Bouddha dit au bodhisattva Bhaishajyaraja* (Yakuo) que "si quelqu'un entend le Sutra du Lotus du Dharma merveilleux, n'en serait-ce qu'une stance ou un verset, et s'en réjouit en conséquence, ne serait-ce qu'un instant" il obtiendra "la prédiction de l'Éveil complet et parfait sans supérieur*.

Et le Bouddha poursuit : "Bhaishajyaraja*, si l'on demande quels êtres pourront, dans un âge à venir, devenir bouddha, il faudra montrer que ce sont ces gens qui, dans un âge à venir, obtiendront forcément de devenir bouddha." De plus, de tels êtres devront être honorés comme des Tathagatas parce qu'en réalité, ils sont déjà tous des bodhisattvas qui ont renoncé à vivre dans une terre pure et choisi par compassion de renaître dans ce monde au milieu d'autres êtres vivants !

Dans l'école Rissho Kosei-kai, le chapitre "Maîtres du Dharma" est souvent étayé par la pratique du hoza * au cours de laquelle les personnes s'aident les unes les autres en appliquant les enseignements bouddhiques aux problèmes de leur vie quotidienne et  ce, sans tenir compte de leur grade, de leur sexe ou de leur position sociale. Dans ce hoza, tous sont élèves et simultanément maîtres.

Guanyin/Kanzeon

Guanyin fait partie des traditions du bouddhisme de la Terre Pure au moins autant que de celles du Sutra du Lotus. Je sais aussi que les maîtres bouddhistes du Tiantai chinois et ceux du Tendai japonais, au moins jusqu'à l'époque de Nichiren, pratiquaient et recommandaient les enseignements et les pratiques de la Terre Pure. C'est pourquoi je ne veux pas affirmer que le développement d'un culte dédié à Guanyin - si central concernant le point de vue d'en bas - soit uniquement dû à l'influence du Sutra du Lotus. Toutefois, l'on ne peut pas négliger le fait que tous les éléments qui ont permis au culte de Guanyin de se développer se trouvent dans le chapitre XXV du Sutra du Lotus.

De fait, ce chapitre qui a circulé, circule et se récite indépendamment du Sutra du Lotus est parfois considéré encore aujourd'hui comme étant le Sutra du Lotus. Son titre complet est Porte universelle du bodhisattva Avalokiteshvara (en chinois : Guanshiyin pusa pumen pin et en japonais Kanzeon bosatsu Fumon hon en japonais). Avalokiteshvara peut être traduit par Contemplateur-des-Sons-du-Monde ou Considérant-les-Voix-du-Monde ou encore Celui-qui-écoute-les-Voix-du-Monde, appellations qui soulignent le fait que Guanyin met le Dharma du Bouddha à la portée de tous.

Le texte même est composé de deux grandes parties. La première énumère une série de calamités dont on peut sortir indemne en faisant appel à Guanyin. Le texte ne l'explicite pas aussi clairement, mais je pense que faire appel à son nom signifie, ou peut du moins signifier, intérioriser ce que ce nom véhicule, c'est-à-dire respecter autant qu'il se peut les cris de détresse et les souffrances des autres. Plutôt qu'une simple action magique, ce peut être un acte d'une profonde dévotion religieuse, une dévotion particulièrement attentive à ceux qui traversent des difficultés.
Vu sous cet angle, vouer un culte à Guanyin en évoquant son nom équivaut à se dévouer aux autres, et particulièrement à compatir avec ceux qui sont dans le besoin. C'est ce que j'ai appris, entre autres, de la bouche d'un marchand de cadeaux d'un très important temple de moines de Hong Kong.

Le second aspect développé par le chapitre XXV, souvent illustré sur les murs des temples chinois, correspond aux nombreuses formes que peut prendre Guanyin, depuis celle d'un bouddha jusqu'à celle d'une femme ordinaire, en passant par celle d'une divinité, de façon à sauver tous ceux qui sont dans la souffrance, quels qu'ils soient. Le point essentiel, bien que le texte ne soit pas explicite à ce sujet, est de toute évidence que toute personne peut se manifester à nous comme étant Guanyin. Ceci est lié à l'idée très répandue selon laquelle Guanyin incarne la compassion et que toute personne pouvant incarner la compassion incarne, de fait, Guanyin.

Alors que ce fut longtemps pris pour un enseignement sur ce que signifie être bouddhiste, en fait cela en dit long sur ce que signifie être bouddha. Quant à être bouddhiste c'est compatir avec ceux qui sont pauvres ou opprimés ou malades ou, d'une façon ou d'une autre, relégués au fond, à une position inférieure.    

La fille du Roi-Dragon
Il ne fait pas de doute que la figure centrale de l'histoire relatée au chapitre XII (Devadatta) n'est pas un être humain et de surcroit, ce personnage féminin vit au fond de la mer. Qu'est-ce qui pourrait être plus bas ?  Mais la question n'est pas là et peu importent ses particularités puisque cette fille-dragon est presque toujours décrite comme un être humain.

Cette histoire traite davantage de deux protagonistes : un éminent shravaka et un bodhisattva, plus que de ladite fille-dragon. Le bodhisattva Manjushri, interrogé pour savoir si au cours de ses voyages il avait rencontré des êtres "capables d'obtenir rapidement l'état de bouddha", répond qu'il a effectivement rencontré la fille du Roi-Dragon "sage et de facultés aiguës capable de devenir bouddha très rapidement". Personne ne s'étonne de ce qu'il s'agit d'un animal, d'un dragon. En revanche, le shravaka Shariputra est choqué d'entendre qu'il s'agit d'une femme, puisqu'un corps de femme, dit-il, est trop grossier pour recevoir et garder le Dharma, même s'il s'y est éveillé. Prajnakuta* quant à lui refuse de croire que l'on puisse atteindre l'Éveil si rapidement alors qu'il a fallu un temps incommensurable à Shakyamuni.

Laissons pour l'instant de côté la question de la rapidité pour nous intéresser à celle du genre. La question récurrente (et pourtant futile) est pourquoi le personnage féminin doit, dans cette histoire, comme dans beaucoup d'autres, devenir un mâle avant de parvenir à l'Éveil. C'est oublier la raison pour laquelle cette scène fut de toute évidence racontée et transmise au cours de l'histoire du bouddhisme dans l'Asie de l'Est, à savoir l'affirmation par Shakyamuni que les femmes peuvent devenir des êtres Éveillés, des bouddhas.

Cette histoire présente un autre aspect intéressant. Après que le Bouddha eut accepté le présent offert par la fillette, celle-ci se tourne, vers les deux contradicteurs pour leur dire : « J'ai offert une perle précieuse et le Vénéré du monde* l'a acceptée; cela s'est-il passé rapidement ou non?» Ils répondirent que cela avait été très rapide." La fillette reprend : «Regardez, avec les yeux de l'esprit combien je réaliserai plus rapidement encore l'état de bouddha.» Alors les deux hommes, ainsi que d'autres personnes présentes, virent la fillette se transformer en "un bouddha assis sur une fleur de lotus, exposant le Dharma Merveilleux à l'ensemble des êtres partout dans les dix directions. [...] Les deux hommes, gardant le silence, crurent et acceptèrent."

En d'autres termes, ces deux hommes de condition élevée, l'éminent shravaka et l'éminent bodhisattva, furent instruits par une fillette et purent accepter d'elle un enseignement,.progressant ainsi sur leur propre chemin spirituel. Elle leur montra en quelque sorte un point de vue d'en bas, les faisant descendre du haut de leur position, pour leur permettre de voir le potentiel qu'a une fillette de devenir bouddha.

Le fils pauvre

Le fils pauvre du chapitre IV n'a rien à voir avec le fils prodigue, il est simplement dans la misère. Il erre d'un endroit à un autre essayant de gagner juste de quoi survivre. Sa pauvreté contraste avec l'opulence de son père, toutefois ce n'est pas son dénuement matériel qui est au coeur de la parabole mais sa pauvreté spirituelle, son extrême manque de confiance en soi ; en d'autres termes, son manque total d'éveil au fait qu'il peut devenir bouddha.

On pourrait croire que le père est, contrairement au fils, un homme parfaitement sûr de lui ; c'est un homme d'affaires qui a bien réussi et accumulé une grande fortune. Mais le seul trait de caractère que nous apprenons sur lui est qu'il souffre depuis longtemps d'avoir perdu son fils et ce n'est pas tant sa présence qui lui manque, il a besoin de quelqu'un auquel transmettre son héritage, quelqu'un qui prendra la relève.

Comprenant bien l'état mental de son fils lié à sa pauvreté, le père l'encourage graduellement à prendre de plus en plus d'importantes responsabilités, à la fois dans l'intérêt des affaires paternelles que de siennes propres. En d'autres termes, ce père richissime se met à considérer les choses d'en bas, à partir du point de vue de son fils pauvre. Cet aspect est illustré de façon encore plus théâtrale lorsque le père s'habille comme un miséreux et rejoint son fils en train de ramasser du crottin. Il s'agit donc d'une belle métaphore qui montre à quel point la position sociale compte pour comprendre la souffrance des autres.

L'on pourrait dire que nombre de ces histoires ont précisément pour but d'enseigner ou d'illustrer le thème central du Sutra du Lotus, à savoir que chacun peut devenir bouddha. Cela est peu contestable. Mais elles étayent en outre l'idée que la possibilité de devenir bouddha se situe à tous les niveaux de la société, incluant le plus bas. La position égalitariste du Sutra du Lotuspropose, pour ainsi dire, une vue d'en bas, une attitude que l'on trouve - mais pas exclusivement - chez les personnes qui souffrent d'un manque de respect ou de discrimination en raison de leur race, de leur classe sociale ou de leur sexe.

Kenji Miyazawa, le paysan raté
Tournons nous à présent vers Kenji Miyazawa qui, sans doute mieux que toute autre à notre époque, chercha à incarner par sa vie l'idéal du bodhisattva qu'il découvrit dans le Sutra du Lotus. Sa gentillesse lui a valu le surnom de "Kenji bosatsu", Kenji le bodhisattva. Miyazawa naquit et vécut la majeure partie de sa vie dans la région rurale qui correspond aujourd'hui à la Préfecture d'Iwate, une région non seulement extrêmement pauvre mais aussi fortement soumises aux catastrophes naturelles : inondations fréquentes, tremblements de terre sporadiques, tsunamis, et souffrant surtout de la sécheresse, des mauvaises récoltes et de la famine.

Chaque jour, Miyazawa était témoin de scènes de désolation et de grandes souffrances alors que lui-même venait d'une famille de nantis : son père et son grand-père étaient riches. Sa mère venait également d'une famille aisée. Enfant, Kenji était déjà très affecté par la grande pauvreté des paysans qui cherchaient à vendre dans la boutique de son père, les derniers de leurs maigres biens pour acheter quelque nourriture à leurs enfants affamés.

Probablement pour s'éloigner de son père et du mode de vie de celui-ci, Miyazawa quitta son poste d'enseignant qu'il appréciait pourtant énormément pour tenter de devenir un "vrai paysan". Il quitta la grande demeure familiale pour emménager dans une seconde bien plus modeste où il tenta vainement, d'aider sa plus jeune sœur à recouvrer la santé. Là, pour donner quelque instruction aux fermiers, il fonda la société Rasu-chijin Kyokai, société des Hommes de la Terre. Il n'expliqua jamais ce qu'il entendait par "rasu". "Nous sommes tous des paysans", disait-t-il.

Considéré néanmoins comme le fils aîné d'une famille fortunée, la police secrète s'immisça dans ses affaires, les jugeant potentiellement dangereuses car à tendance socialiste. La Rasu-chijin Kyokai interrompit donc ses activités et cessa bientôt d'exister.

Kenji cultivait la terre. Il s'employait à rendre fertile un lopin de terre sableux au sommet d'un haut plateau. Bien qu'il fût un bon marcheur et escaladeur expérimenté, il ne jouissait cependant pas d'une constitution suffisamment solide pour ce genre de travail et se fatiguait facilement. Il cherchait à mener la vie quotidienne d'un paysan, se nourrissant comme tel, rejetant, par exemple, les repas que sa mère lui achetait. Il consommait surtout les légumes qu'il avait lui-même cultivés. Il n'avait pour vaisselle que deux bols à riz et un assortiment de baguettes.

Sa vie de paysan était par ailleurs pleine d'incohérences. Par exemple, de façon inconséquente il commandait les graines des fleurs de son jardin auprès de la succursale de Yokohama qui représentait la société anglaise Sutton & Sons. Entre autres extravagances ses amis et lui organisaient des concerts de musique classique occidentale, Kenji jouant de l'orgue ou du violon, deux instruments de musique très onéreux. Il adorait les bottes en caoutchouc alors qu'aucun paysan n'en portait à cette époque. Aux dires des étudiants, il portait toujours des chaussettes qu'il retournait quand les talons étaient troués en mettant les trous vers le haut, alors que pas un seul paysan de la région de Tohoku ne portait de chaussettes ; même au cœur de l'hiver, les paysans marchaient en général pieds-nus.

Quelquefois, Kenji se rendait en ville pour vendre les légumes de son jardin, les transportant sur une espèce de charrette qu'il tirait derrière lui. Fils de bonne famille, il ne pouvait pas, bien entendu, vendre à la criée. Il tirait simplement sa charrette en souriant. Aussi la majeure partie de sa production ne trouvait pas preneur et à la fin ce soi-disant paysan la distribuerait à tout venant.

Ses parents étaient de fervents adeptes de la Jodo Shinshu, l'école bouddhiste de la Terre Pure. La conversion de Kenji au Sutra du Lotus et au bouddhisme de Nichiren se produisit lorsqu'adolescent, il fut "remué jusqu'à la moelle" par la toute récente publication d'une édition sino-japonaise du Sutra du Lotus trouvée dans la bibliothèque de son père. Il commença alors à s'intéresser au Kokuchukai fondé par Chigaku Tanaka, un disciple charismatique du Sutra du Lotus. Dans les années 1920 et 1930, le Kokuchukai était un mouvement religieux ultra-nationaliste. Tanaka proclamait qu'il devait réaliser "l'unité spirituelle" à travers le monde avec "le Japon pour Quartier général impérial". En 1920, Miyazawa devint membre du Kokuchukai et en janvier 1921, suite à une crise de conscience, il quitta son foyer, partit pour Tokyo et tenta de travailler pour ce mouvement en tant que membre résident. Quand il en devint membre, une copie du mandala de Nichiren lui fut envoyée qu'il enchâssa et installa chez lui avec une cérémonie appropriée. (note)

Kenji était littéralement habité par l'idée centrale du Sutra du Lotus qui explique que chaque être sensitif est doté de l'état de bouddha et capable de parvenir à l'Éveil. Il prit la décision de ne plus consommer le "corps de choses vivantes". Son sentiment envers la consommation de ces "corps" était si fort qu'il se sentait même coupable de manger des légumes.

A la veille d'obtenir son diplôme de fin d'études supérieures en agronomie, il écrivit dans une lettre : " Namu Myoho Renge Kyo. Namu Myoho Renge Kyo ! Je dédie très sincèrement ma vie entière au Sutra de la Fleur de Lotus du Dharma Merveilleux, le fondement du plus grand bonheur pour tout ce qui existe. Quand je prononce ne serait-ce qu'une fois  Namu Myoho Renge Kyo, une lumière extraordinaire nous enveloppe, le monde et moi."  En récitant ce daimoku, il imaginait son esprit s'envolant dans l'espace infini, comme s'il se trouvait sur une grand-route en direction de la Voie lactée, le remplissant du bonheur inhérent à ce vaste univers dont il possédait un aller-retour pour la Terre, une fois acquis la force et le courage pour affronter les souffrances de la vie.

Dans le bouddhisme de Nichiren, le daimoku est un mantra sacré qui agit sur l'esprit d'une personne en élevant son esprit et lui permettant ainsi de s'unir à tous les enseignements contenus dans le Sutra du Lotus. Du fait que le daimoku représente et incarne ce sutra, il crée une connexion, une passerelle entre la terre et le Ciel, entre les perspectives terrestre et cosmique, entre la réalité et le fantasme, entre la science et l'imagination.

Dans le Sutra du Lotus, le monde de Shakyamuni et le paradis sont ce monde-ci. Selon Miyazawa, cette association intime entre le monde de Shakyamuni et ce monde de souffrances, inévitables, signifie que quel que soit la ferveur avec laquelle nous honorons et respectons le Bouddha, nous devons tout autant honorer et respecter sa demeure, laquelle est aussi notre monde.

Miyazawa avait pris conscience de façon intuitive et directe de ce lien profond alors que par son travail il s'efforçait à améliorer le monde et plus particulièrement celui des pauvres. Je n'irais pas jusqu'à dire que sa dévotion envers les pauvres provenait uniquement du Sutra du Lotus. Il trouva cependant dans ce sutra un pouvoir et une puissante confirmation poétique de ce qu'il ressentait fortement depuis son jeune âge. À l'instar d'autres enseignements bouddhiques, le Sutra du Lotus ne prône pas le sacrifice personnel "pur et dur" dans l'intérêt des autres, mais enseigne que la voie vers l'Éveil suprême, vers la réalisation de la bodhéité dans sa vie passe par l'action altruiste, principalement par l'enseignement du Dharma. Que Miyazawa ait radicalement abandonné sa fortune et ses privilèges familiaux - de la même façon que le prince Siddhartha Gautama aurait quitté le confort du palais paternel - pour chercher des moyens efficaces d'aider les paysans pauvres d'Iwate est non seulement en parfait accord avec l'idéal d'un pratiquant du Lotus, c'est aussi incarner aux yeux du monde cet idéal.

Incarner ce qu'enseigne le Sutra du Lotus c'est, je crois, s'efforcer de considérer le monde en le regardant d'en bas. C'est tenter, comme Kenji Miyazawa malgré toutes ses maladresses, d'être un paysan alors que l'on n'est pas un, c'est considérer le Sutra du Lotus au moins en partie en le plaçant au-dessus de soi. C'est voir à travers le Sutra du Lotusque les faibles et les pauvres possèdent paradoxalement une énorme capacité à nous mener vers l'Éveil agissant dans ce monde comme des maitres du Dharma et des bodhisattvas, nous offrant la merveilleuse opportunité de voir partout d'innombrables bouddhas.

Bibliographie

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TerHâar, B. J. White Lotus, Teachings in Chinese Religious History, Honolulu, University of Hawai press, 1999.
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http://www.rk-world.org/dharmaworld/dw_2015aprjune_the-lotus-sutra-from-below.aspx

 

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