Readings of the Lotus Sutra



  Daniel B. Stevenson est professeur agrégé (associate professor) et directeur du Département d'Etudes Religieuses à l'Université du Kansas. Il a publié de nombreux ouvrages sur les traditions chinoises du Tiantai et de la Terre Pure, en mettant l'accent sur les rites et l’histoire exégétique et institutionnelle. Ses recherches portent sur les processus sociaux et culturels à l’œuvre derrière la formation des identités religieuses en Chine traditionnelle.
 

[5]
Pratique bouddhique et le Sutra du Lotus en Chine


Réfléchissant sur la notion de « texte sacré » dans l'étude des religions, William Graham fait observer qu'on ne trouve rien dans l’aspect formel des saintes écritures signalant qu’un texte donné est « sacré ». Aucune caractéristique spécifique (écriture, composition, genre littéraire ou transcription phonétique) n’indique pourquoi certains textes reçoivent un statut privilégié par rapport à d’autres littératures ou énoncés, et pourquoi nous les qualifions de sacrés. Selon Graham :

« La sacralité ou la sainteté d'un livre, ne lui sont pas attribuées a priori mais se constituent par la tradition dans l’histoire des communautés qui y voient quelque chose de sacré ou de salvifique. Un texte devient ‘‘sainte écriture’’ dans sa relation subjective avec des personnes et dans le cadre d'une transmission cumulative à l'intérieur d'une communauté.» (réf.)

Cette notion de la qualité intrinsèque (ou textualité) d’un document sacré, qui prend sens à la croisée de la relation active du croyant avec le matériau scripturaire, témoigne de l’existence d'une pratique culturelle complexe - ou de ce que Graham appelle « ritualisation ». Relevant d’un comportement appris, ces ritualisations sont à la fois réitérables, socialement sanctionnées et renforcées par la praxis institutionnelle d’une communauté. Dans le même temps, elles sont diversifiées sur le plan cognitif et somatique, prenant forme par le truchement du corps et des sens, autant que par l'esprit. C’est précisément parce que ces médiations rituelles se forment dans le contexte immédiat de la pratique communautaire, souvent sans attestation dans les pages du texte, qu’elles sont la plupart du temps variées et changeantes. Par conséquent, il devient extrêmement difficile de prévoir comment l’écriture sainte d’une tradition opérera à un autre moment ou dans un autre contexte, sans parler d'une autre tradition religieuse.

Les différentes interprétations du contenu du Sutra du Lotus sont traitées dans d’autres chapitres du présent volume. Nous examinerons ici les modalités représentatives qui ont objectivé le Sutra du Lotus et qui lui ont donné le statut de texte sacré au sein des communautés bouddhistes chinoises pré-modernes aussi bien que contemporaines. Je me concentrerai en particulier sur les pratiques générées par le document scripturaire vu comme le  dépositaire d’un pouvoir sacré et comme un objet de dévotion rituelle.

Sutra du Lotus ‒ Objet de Vénération

Comme il a été indiqué dans le chapitre d'introduction de ce livre, beaucoup de passages du Sutra du Lotus sont consacrés à la vénération du texte. Shakyamuni déclare au bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes) :

« Partout et en tout lieu où on le prêchera, le lira, le récitera, le copiera, ou même où l'on en gardera les volumes, il conviendra à chaque fois d'y ériger une pagode des sept matières précieuses, que l'on fera extrêmement haute, vaste et décorée. Il ne sera pas nécessaire d'y mettre en plus des reliques. Pourquoi cela ? C'est qu'il y aura déjà le corps entier de l'Ainsi-Venu. Ces pagodes devront être ‒ par tout ce qui existe comme fleurs, encens, colliers, dais de soie, bannières, musiques et hymnes ‒ honorées, respectées, vénérées, célébrées. Ceux qui obtiendront de voir ces pagodes, de les révérer et d'y faire offrande, seront tous, il faut le savoir, proches de l'Éveil complet et parfait sans supérieur. » (Hurvitz, 163 ; Robert, ch. X, p. 216)

On trouve des passages similaires tout au long du Sutra du Lotus. Ces passages sont à l’origine des paramètres fondamentaux de la pratique du Sutra du Lotus et disent l’ampleur des avantages que procure l'adoration du texte : réalisation rapide de la bodhéité, vision Éveillée de Shakyamuni et des grands bodhisattvas comme Samantabhadra (Sage-Universel, Fugen), protection contre les démons et les malheurs de ce monde, renaissance dans des mondes-états favorables.

Un rapide coup d’œil aux autres écrits mahayana révèle qu’une telle sacralisation d’un sutra comme objet de vénération est uniquement réservée au Sutra du Lotus. S’appropriant l'imagerie du culte des stupas et des reliques du Bouddha (shariras), les sutras mahayana transposent systématiquement la pompe rituelle traditionnelle, destinée primitivement à la figure du Bouddha, au texte physique du sutra, ce que Gregory Schopen appelle un signe distinctif mahayaniste du « culte du livre. (réf.) » Le texte du Lotus serait considéré équivalent au Bouddha. Les exégètes bouddhistes chinois ont parfaitement intégré cette fonction il y a plus d'un millénaire et demi, quand les sutras mahayana ont commencé à pénétrer en Chine. Au milieu du Ve siècle, on appela couramment les passages de vénération du Sutra « sections sur la diffusion ou la propagation du Sutra » (liutong fen), en les distinguant nettement des passages appelés "discours principal ou exposition" (zhengshuo fen) et "ouverture ou préface" (fen xu).

A première vue, le choix de l'expression liutong fen (diffusion) peut sembler condescendant, comme si les exégètes chinois considéraient ces injonctions auto-glorifiantes à « chérir, adorer et copier le texte » de n’être guère plus qu'un stratagème pour assurer la survie des sutras mahayana, et destinées, peut-être, aux esprits moins capables d'apprécier les subtilités doctrinales du discours principal. Cette approche peut être comparée aux opinions de divers chercheurs occidentaux actuels qui travaillent sur le principe protestant selon lequel les Saintes Ecritures doivent être lues seulement en privé et ne servir qu'à la compréhension de l’individu.

Curieusement, toutefois, la situation est tout à l’opposé en Chine. Les commentaires des sutras mahayana accordent souvent une grande importance à ces passages sur la diffusion ; ils les développent au moyen d'allégations d’une extraordinaire efficacité et de contes qui narrent longuement des réponses miraculeuses. En tous cas, l’interprétation autochtone n’indique nulle part que la dévotion somatique au texte du Sutra pourrait être moins valable que celle accordée à son contenu doctrinal.

En fait, les bouddhistes croyaient que l'apparition du Sutra du Lotus en Chine était prédestinée et qu'elle était due au pouvoir sacré inhérent au Sutra lui-même. A la fin du VIIIe siècle, la traduction du Sutra du Lotus par Kumarajiva (Jiumoluoshi [344–413, ou 350–409]) fut prise pour une manifestation complexe du pouvoir divin pour infléchir fortement le destin spirituel de la Chine. Une source plus tardive rapporte comment Yao Xing (règne 394–416), de la dynastie des Qin postérieurs, décida de tester le caractère sacré du Sutra. Il prit la nouvelle traduction de Kumarajiva du Lotus copiée en caractères d’or et la fit porter cérémonieusement au Grand monastère pour effectuer un rite de vénération. Il y eut alors des signes extraordinaires comme ni roi et ni ses sujets n'en avaient jamais vus. Lorsque ces prodiges furent rapportés à Kumarajiva, celui-ci les attribua à la dévotion du souverain :

« Le grand enseignement du Sutra du Lotus a une affinité divine avec ce pays. Il est rare d’observer ce genre de manifestations dans les époques qui suivent l’extinction du Bouddha ». (réf.)

Bien que l’histoire soit apocryphe (composée plusieurs siècles après l'époque de Kumarajiva)  elle souligne l'importance que les bouddhistes chinois attribuaient traditionnellement  aux sutras mahayana considérés comme étant dépositaires du pouvoir sacré. Le terme bouddhique chinois pour le dynamisme derrière ce culte des sutras est ganying, stimulus-résonance, résonance-sympathie, action-résonance, correspondance. Le concept de stimulus-résonance est traditionnellement utilisé pour désigner toutes sortes de singularités spirituelles, depuis les transformations dues à une rencontre avec un maître spirituel éveillé ou un bodhisattva céleste, jusqu’aux guérisons miraculeuses et aux révélations au cours de méditations. En utilisant les mêmes gestes rituels que pour invoquer une divinité, les fidèles créaient une « connexion opportune », une « relation mutuelle » (jiyuan) avec le texte, stimulant ainsi la puissance latente (gan) du sutra et l’amenant à manifester une réaction (ying) en réponse à leur piété et leurs désirs d'être sauvés.

En Chine, la structure interne complexe du Lotus, autant que la culture religieuse sophistiquée autochtone, ont valu à ce sutra une adhésion prodigieuse. Mais bien que certains aient choisi de faire du Lotus le point central spécifique de leur activité religieuse, le bouddhisme chinois n’a jamais généré de tradition organisée durable liée exclusivement au Sutra du Lotus, comme ce fut le cas dans le Japon médiéval. Très peu de rites dans la pratique actuelle quotidienne peuvent être identifiés comme appartenant exclusivement au Lotus. C’est pourquoi mon analyse de Sutra du Lotus commence par une approche des textes sacrés du bouddhisme en Chine, dans des contextes plus larges.

Récits de miracles et hagiographies

Différentes sources nous permettent de voir quelle est réellement la relation des Chinois avec le Sutra du Lotus dans leur vie quotidienne. Des manuels et des hymnes composés pour le culte du Lotus nous renseignent assez bien sur les protocoles de dévotions rituelles. Des transcriptions de conférences et de commentaires sur le Sutra dévoilent les intrications dans la transmission du savoir religieux. L’iconographie, l'architecture et les copies manuscrites du Sutra du Lotus, dont beaucoup portent des inscriptions votives personnelles, nous donnent accès à la pratique visible, palpable, du Sutra du Lotus. Parmi les sources les plus révélatrices, on trouve les contes miraculeux, les hagiographies et les épitaphes des personnes d’une piété exemplaire.

Les contes miraculeux et les hagiographies sont des genres littéraires étroitement liés. Les hagiographies racontent souvent des épisodes de réponse miraculeuse comme preuve de la sainteté de la personne, tandis que les contes miraculeux détachent ces épisodes des épitaphes ou des hagiographies pour en faire des témoignages indépendants de l'efficacité d'une pratique ou d’un objet de dévotion. Alors que l'épitaphe ou l’hagiographie met au premier plan la personne, le conte miraculeux gravite autour de l'évènement. Leur point de convergence est la notion commune de résonance-sympathie, où la réponse miraculeuse est censée découler du ganying, le stimulus-réponse établi entre la piété de l'individu et l’objet détenteur du pouvoir sacré.

Les contes de la piété exemplaire et d’interventions miraculeuses sont devenus une des caractéristiques de la culture de dévotion au Sutra du Lotus dès son apparition en Chine. Les histoires étaient transmises de bouche à oreille, rédigées en tant que témoignages indépendants, incorporées dans les épitaphes et reproduites dans les recueils biographiques. Les deux exemples d'anthologies les plus anciennes reliées au Sutra du Lotus sont : Hongzan Fahua zhuan (Comptes Rendus sur la Propagation du Sutra du Lotus) de Huixiang {ca. 639–706} achevés vers 706) et Fahua jing zhuanji (Comptes Rendus et Notes sur la Transmission du Sutra du Lotus) attribués à Sengxiang (dates inconnues) et compilés quelques décennies plus tard, vers 754. (réf.)

A première vue, ces recueils de contes semblent n’être que des adjuvants religieux, des représentations secondaires de l'engagement plutôt que des actes de foi à part entière. Mais, en réalité, les récits de ce genre faisaient partie intégrante de la dévotion au Sutra du Lotus. D'une part, c’était un vecteur essentiel par lequel les fidèles façonnaient leurs normes collectives de la pratique du Lotus, donnant un sens à leurs actions pour eux-mêmes et pour les autres. En même temps, la diffusion des merveilles du Sutra constituait en soi un acte de piété et de grand mérite dont l’efficacité n’était pas si différente de celle d’autres formes de dévotion rituelle plus courants. En effet, depuis au moins le VIIe siècle, les récits des interventions miraculeuses étaient ajoutés aux copies des sutras destinées à l’usage d’adeptes potentiels, et les anthologies font souvent état de vœux pour que ces témoignages contribuent à une large diffusion du Sutra du Lotus, apportant joie et bodhéité à venir pour tous ceux qui le rencontreront.

Ainsi, alors même que ces représentations peuvent être très uniformes et stéréotypées et qu’une approche historique les fait relever plutôt de la fiction, la circulation des recueils du Lotus a, sans conteste, participé à la création du sens de la tradition qu'elles idéalisaient. Parfaitement adaptées à la gestion spécifique des pratiques sociales, elles ont beaucoup à nous raconter non seulement sur les adeptes du Lotus, à une époque et dans un lieu donnés, mais aussi, et c’est le plus important, sur le sens que les pratiquants donnaient à leurs actions. (réf.)

Les cinq pratiques du Maître du Dharma

Les chapitres du Sutra du Lotus sont riches en exploits exemplaires de dévotion et de bodhisattvas qui se sont engagés à protéger le Sutra et ses fidèles. La plupart étaient bien connus des adeptes et bon nombre de ces héros suscitaient un intérêt additionnel, quasiment indépendant. Par exemple, l’habitude du bodhisattva Sadaparibhuta (Toujours-Sans-Mépris,  Fukyo) de rendre hommage à toutes les personnes rencontrées connut une grande vogue au début de la Chine médiévale, servant finalement de modèle pour la pratique de la « vénération universelle », proposée par Xinxing (540–594) et son mouvement controversé des Trois Etapes. (réf.) Comme l’a analysé James A. Benn dans le chapitre 4 du présent volume, l’auto-immolation du bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes) a inspiré une tradition vivace, fût-elle épisodique, d'auto-crémation en Chine, qui se poursuit jusqu'à nos jours. Des récits de cette pratique discutable apparaissent dans presque tous les recueils consacrés au Lotus, où ils sont généralement regroupés en chapitres sur l'offrande du corps. Le chapitre XXV du Sutra du Lotus, qui parle du bodhisattva Avalokiteshvara (Considérant les Voix du Monde, Kanzeon), circulait indépendamment dans le cadre d'une tradition forte et d'aspects divers du culte de ce bodhisattva. Toutefois, à l'exception de ce chapitre, la plupart de ces pratiques sont généralement restées dans l'orbite religieuse du Sutra du Lotus.

Beaucoup d’adeptes du Lotus, sinon la majorité, étaient attirés par des formes moins extrêmes de  dévotion, accordant toute leur attention au texte matériel du Sutra du Lotus. Ces actions sont connues sous le nom des « cinq pratiques merveilleuses » qui sont, dans la traduction de J.-N. Robert : « recevoir et garder, lire, réciter, expliquer, copier le texte du Sutra du Lotus ». Elles font l’objet d’un exposé particulier au chapitre XIX, Les mérites du maitre de Loi. Bien que des variantes apparaissent dans d'autres chapitres de la traduction de Kumarajiva, c’est généralement cette liste du chapitre XIX qui a été retenue en référence par la plupart des commentateurs. (réf.)

Recevoir et garder le Sutra du Lotus

La première pratique est appelée en chinois shouchi (j. juji), un mot composé qui signifie « faire respecter » mais qui peut aussi être lu comme « recevoir » (shou) et "garder" (chi). Kumarajiva a rendu par un composé la forme fléchie simple de la racine sanskrite √dhṛ qui signifie : recevoir et garder [tenir fermement, retenir, soutenir, porter, supporter ; endurer, préserver, entretenir, garder, posséder, d’après le Dictionnaire sanskrit-français de Gérard Huet]. Dans la littérature sur la dévotion au Lotus, «garder le Sutra du Lotus » (chi Fahua jing) ne renvoie pas à quelque pratique spécifique, c'est une sorte de dénomination générique de la dévotion au Sutra du Lotus sous toutes ses formes, en dehors de toute action définie et maintenue. Par conséquent, on considère comme « recevant et gardant » le Sutra quiconque l'adopte avec enthousiasme, le lit à haute voix, le récite, l’explique et le copie.

Recevoir et garder le texte du Sutra du Lotus peut revêtir différentes nuances de sens selon la façon dont on interprète le mot chinois shouchi et la racine sanskrite source (√dhṛ). A l’une des extrémités du spectre des connotations associées, on trouve le terme technique de dharani, parfois traduit par « formules détentrices » ou « incantations ». Dharani dans son sens le plus immédiat (rendu par zongchi en chinois), signifie « maintien ferme » ou « appréhension totale » d'un enseignement donné, ici : incorporer le Sutra du Lotus et sa signification dans la mémoire. Dharani peut également désigner une appréhension instantanée de tous les enseignements exposés par les bouddhas en tout temps et en tous lieux, un état assimilé au samadhi* (état profond d'absorption méditative) et à la prajna (sagesse transcendante), état permettant de saisir le caractère véritable de l'existence. (réf.) Ainsi la compréhension du Sutra du Lotus se fait par une saisie directe de « l'aspect réel de tous les phénomènes » et du « réceptacle secret de tous les bouddhas », c'est-à-dire de l’essence du Sutra.

Alors que les résonances avec le terme dharani placent le respect du Sutra du Lotus à des niveaux extraordinaires d’abstraction, l’autre extrémité du spectre des significations est fondée sur des gestes concrets et tout un attirail de pratiques rituelles. Pour recevoir et garder le Sutra du Lotus, on conserve le texte dans des étuis spécialement conçus, on l’enchâsse dans des autels consacrés et on le manie selon des codes stricts de pureté. Un récit du Hongzan Fahua zhuan (Comptes Rendus sur la propagation du Sutra du Lotus) raconte l'histoire d'un éminent laïc, nommé Xiao Yu (575–648), qui a commandé mille exemplaires du Lotus pour les distribuer aux fidèles locaux. Chaque fois que quelqu’un l'approchait pour recevoir et garder une copie du Sutra, cette personne devait d'abord passer par un bain purificateur et mettre des vêtements propres. Puis, à genoux, il devait demander le Sutra par trois fois ; ce n’est qu’à la suite de cela, qu'elle était autorisée à monter sur la plate-forme de pierre où les sutras étaient enchâssés. Alors seulement elle pouvait recevoir le texte du Sutra en touchant avec vénération du sommet de la tête l’étui incrusté de pierres précieuses. (réf.)

Pour recevoir et garder le Sutra il ne suffisait donc pas simplement de le posséder ‒ ou même de le lire, le réciter et l’expliciter, au sens propre ‒ mais on devait se conformer aux obligations de pureté rituelle et du décorum. Les personnes aguerries dans ces disciplines étaient, en conséquence, considérées profondément pieuses.

Lire et réciter le Sutra du Lotus

Comme nous l'avons vu, une des significations cardinales associées au « recevoir et garder le Sutra du Lotus » était de graver le texte dans sa mémoire. Une fois appris par cœur, le texte mémorisé pouvait servir à la récitation quotidienne. Les récits sur les adeptes du Lotus parlent souvent de ces exploits ; ils décrivent la façon dont les pratiquants « récitent [le texte] avec une fluidité parfaite […] sans oublier un mot, […] le texte coulant de leur bouche comme un filet d’eau d’un récipient. » (réf.)

Les chapitres qui parlent de la récitation par cœur sont parmi les plus importants dans les contes miraculeux des recueils du Lotus. L'attention accordée à la récitation par cœur et à la lecture ‒ ou plus précisément à la psalmodie à haute voix du texte du Sutra du Lotus ‒ dépasse de loin l'importance accordée à d'autres formes de dévotion. Cela peut donner une idée des tendances en matière d'éducation monastique. Les candidats à l'ordination mémorisaient systématiquement un grand nombre de textes pour devenir novices. A divers moments dans l'histoire chinoise, les postulants étaient tenus par la loi de mémoriser (et démontrer leur compétence en récitant à haute voix) entre quatre et huit rouleaux de sutras bouddhiques. Le Sutra du Lotus qui, dans la traduction courante de Kumarajiva, comportait vingt-huit chapitres en sept ou huit rouleaux, était le texte le plus apprécié. (réf.)

Les techniques par lesquelles les sutras étaient mémorisés ne sont pas toujours claires. Pour ceux qui savaient lire et écrire, l’apprentissage se faisait au moyen de la lecture répétée ou de la psalmodie du texte écrit. Ceux qui étaient moins instruits avaient besoin d’un complément de formation pour la prononciation et la ponctuation. Par ailleurs, on trouve des cas où des esclaves ou des serviteurs, n'ayant aucune connaissance de la langue écrite, apprenaient entièrement le texte en écoutant la répétition orale. En fin de compte, la mémorisation du texte ‒ une condition sine qua non pour une compétence exégétique ‒ impliquait que le texte devînt partie intégrante du pratiquant, une empreinte dans son esprit qui pouvait se déplacer avec lui d’un endroit à un autre et, dans la conception des autochtones, d’une vie à une autre. Il était inévitable que, couplés avec l'idée bouddhique du cycle de renaissances et des prédispositions karmiques dues aux vies antérieures, les signes d'affinité inhabituelle pour le Lotus ‒ et d'ailleurs, tout acte remarquable de piété ‒ fussent liés à des rencontres avec le texte dans les vies antérieures. On dit que le patriarche tiantai Zhiyi (538–597), aurait récité par cœur le chapitre XXV, La porte universelle du bodhisattva Avalokiteshvara (Considérant-les-Voix-du-Monde) à l’âge de six ans après l’avoir entendu une seule fois psalmodié par des moines, puis, dans l’adolescence, il aurait réussi à mémoriser en seulement vingt jours la totalité du Sutra du Lotus, du Sutra des Sens infinis et du Sutra de la méditation du bodhisattva Samantabhadra. Ces performances sont présentées par ses hagiographes comme une «manifestation des prédispositions depuis les vies passées». Faisant écho aux récits d’avant la naissance racontés dans le Sutra de Lotus, les disciples de Zhiyi ont finalement poussé ce lien jusqu’au Grdhrakuta (Pic du Vautour) affirmant que Zhiyi et son maître Huisi (515–577) étaient présents à la Grande-assemblée quand Shakyamuni a prêché le Sutra du Lotus. (réf.)

Aussi bien la lecture que la récitation impliquaient généralement une modulation particulière à haute voix (fengsong) opposée à la récitation silencieuse. L’articulation, le ton et le rythme étaient très importants. De nos jours, les sutras sont psalmodiés au rythme « toc-toc» à l'aide d'un instrument de percussion, qu'on appelle le « poisson en bois » (muyu), chaque mot ou caractère étant synchronisé avec un battement. Même si, actuellement, c'est de loin la méthode la plus courante, il y eut des formes plus originales de récitation. Zongxiao (1151–1214) mentionne un procédé usuel en son temps qui consistait en une prosternation (ou trois, pour certains dévots) chaque fois qu'un mot du texte était scandé. Un pratiquant pouvait ainsi « traverser » tout le Sutra du Lotus en avançant d'un caractère à la fois. (réf.) Au Xe siècle, le moine-historien Zanning (919–1001) décrit comment ses contemporains, pour qui chaque caractère du Sutra était un bouddha, accordaient aux mots du texte la même dévotion qu'à  une divinité :

« Il y a des personnes qui, à l'instar des anciens, vénèrent les textes du Sutra du Lotus et du Sutra de la Guirlande de Fleurs [en se prosternant] devant chaque caractère, les récitant un à un. Ils considèrent cela comme la vénération du Réceptacle sans souillure du Dharma. Ainsi, nous trouvons des membres du Sangha qui insèrent namo (hommage à) devant chaque mot et fo (bouddha) après chaque mot du sutra.» (réf.)

Bien que pour certains, c’était une pratique discutable ‒ Zanning lui-même l’a rejetée comme trop excessive ‒ elle a prospéré jusqu'à nos jours, comme je l’ai appris d'un ami moine qui autrefois avait accompli son chemin de prosternations à travers le Sutra du Lotus pendant une longue retraite dans les montagnes de Taiwan.

La lecture et la récitation du Sutra étaient encadrées par des purifications préparatoires. Comme pour le « recevoir et garder », les récitations se faisaient dans une chapelle consacrée, une petite pièce purifiée ou simplement un espace particulier de l’autel, soigneusement délimité, dont l'accès était strictement réglementé, soigneusement balayé et abondamment aspergé avec de l'eau parfumée. Une copie du Sutra du Lotus était généralement enchâssée sur l'autel central, environnée de brûle-encens, de bannières, de fleurs, d’eau purifiée, de lampes ; devant, il y avait un dais spécial ou un siège pour le pratiquant pendant la récitation. A l’entrée et à la sortie du sanctuaire, le récitant devait prendre un bain et changer de vêtements pour ne porter que ceux qui avaient été purifiés. Le vin, la viande et les cinq types d'herbes amères ou au goût d’oignon (ail, échalote, poireaux, oignons et gingembre) qui incommodaient les bouddhas, les bodhisattvas et les esprits protecteurs du Dharma, étaient proscrits car rituellement impurs. Ainsi, le moine Huijin (618 ‒ 907) de la dynastie Tang commençait sa tournée quotidienne de dévotions au Sutra du Lotus de la façon suivante :

« Il commençait par purifier [l'espace de l'autel] en l’aspergeant largement [d’eau parfumée] de fleurs de saison et par faire tout son possible pour décorer le sanctuaire afin qu’il resplendisse. Au centre, dans un espace de quelque cinq ou six pieds de large, il accrochait des banderoles et offrait de l'encens [devant un autel central]. A un endroit réservé [de l'autel], il plaçait un siège [pour la récitation assise]. Après avoir revêtu une robe propre et vénéré rituellement les bouddhas des dix directions, il joignait les paumes [dans un geste d’adoration] et prenait la position requise [pour la méditation assise]. Alors seulement il se mettait à réciter [le sutra]. » (réf.)

Du début jusqu’à la fin, l'acte de psalmodier le texte était régi par un ensemble bien défini de phases rituelles et de gestes, exécutés dans un certain ordre. Dans les communautés chinoises d’aujourd'hui, les copies du Lotus qui ont été imprimées pour la dévotion des fidèles contiennent souvent, au début et à la fin du texte du sutra des litanies et des instructions pour la pratique rituelle. C'est le cas pour une récente édition du Sutra du Lotus de Kumarajiva publiée par le temple Guoqingsi sur le Mont Tiantai (un des centres traditionnels de l’école éponyme) et largement utilisée pour la récitation dans les monastères et les communautés laïques dans les provinces de Zhejiang et de Jiangsu. (réf.) L'édition s'ouvre sur deux encarts donnant des instructions sur la procédure rituelle et des litanies diverses à réciter au début et à la fin de la psalmodie du Sutra. Le premier encart est intitulé « Rituel pour la récitation du Sutra du Lotus ». Le second, « Rituel de vénération du Sutra du Lotus », décrit les prosternations à effectuer à chaque mot (ou juste pour le titre). (réf.) Les procédures indiquées dans les deux manuels d'instructions ont des structures semblables : mêmes coupures, même alternance de versets et de prose. Dans les deux cas, le moment central de la récitation ou de la vénération est entouré d'une série de phases liminaires et finales bien définies, leurs séquences étant entrecoupées par des gestes d’humilité comme une offrande d'encens aux Trois Trésors, au Bouddha Shakyamuni et aux divinités de la Grande-assemblée du Sutra du Lotus, ou comme le repentir de ses fautes, le transfert de mérites, les prières pour le bien-être d'autrui et la prise des Trois refuges à la fin.

La pratique actuelle des rites inclut un composant que les deux textes ne mentionnent pas. Quand les laïcs chargent formellement les moines de réciter le Lotus pour un malade ou un mort, des prières de bénédiction ou des déclarations sont inscrites sur un papier rouge ou jaune qui sont disposées sur les côtés de l’autel. Le prêtre officiant les lit à haute voix au cours de la cérémonie et, à la fin du rite, ces inscriptions sont portées dans un lieu où elles sont brûlées rituellement dans des braseros au charbon de bois.

Un troisième opuscule contenu dans l'édition de Guoqingsi du Sutra du Lotus, intitulé « Procédures pour une Visualisation méditative avant la Vénération et la Récitation » fournit des instructions pour les visualisations destinées à accompagner la récitation et l'invocation rituelles. Par exemple, les pratiquants sont invités à construire une image mentale d’eux-mêmes, debout en présence du Bouddha, vêtus d'une robe de moine bouddhiste. Tandis que l'encens est allumé, les fidèles sont appelés à s’imaginer que la fumée s'élève pour former un voile de nuages autour du Bouddha, formant des lampes qui s'agencent comme les rangées symétriques de la fleur de lotus, transformant le tableau en rayons resplendissants de lumière. Les fidèles peuvent aussi se visualiser entourés d’ancêtres et de parents, de moines éminents et d'êtres venant de tous les domaines de l'existence ; ils rendent hommage au Bouddha puis ils s’installent sur leurs sièges et commencent à réciter ou vénérer le Sutra tandis que l’Assemblée les observe avec amour et bienveillance. (réf.)

Il est difficile de dire précisément à quel moment est apparue cette habitude d’adjoindre un rituel liturgique au texte d'un sutra ou dans quelle mesure celle-ci fut adoptée dans la copie des textes sacrés. Fait intéressant, le plus ancien ouvrage imprimé du monde, intégral et daté ‒ le célèbre Sutra du Diamant de Dunhuang destiné à une distribution par le laïc Wang Jie en 868 ‒ porte explicitement la preuve de cette liturgisation. (réf.) [Voir] On peut ainsi supposer que la formule était caractéristique des sutras imprimés indépendamment pour la circulation auprès d’adeptes méritants, auquel cas le Lotus moderne Guoqingsi devient un exemple des liens profonds entre la ritualisation des textes scripturaires et l'imaginaire religieux chinois.

Cette combinaison d’opuscules rituels imprimés et de sutras nous mène à plusieurs observations au sujet de la ritualisation en Chine du Sutra du Lotus que nous évoquions plus haut dans ce chapitre. Tout d’abord, à l’égal des ajouts qui littéralement enveloppent les sutras sans pour autant empiéter sur le texte, les opuscules rituels dans le sutra du Guoqingsi restent extérieurs au Sutra proprement dit. Deuxièmement, étant donné que leurs protocoles sont nettement plus élaborés que les injonctions à caractère cultuel dans les passages du Sutra portant sur la propagation, il est clair que ces formes rituelles tendent vers des conventions externes au texte. Les rites actuels annexés au Sutra du Lotus contiennent les mêmes litanies que les opuscules rituels accompagnant d’autres sutras populaires, avec un contenu légèrement modifié, juste pour rendre le sutra plus accessible.

La liturgie la plus importante concernant la lecture et la récitation du Sutra du Lotus a été rédigée au VIe siècle par le patriarche tiantai Zhiyi. Son Rites de Repentance à travers le Sutra du Lotus (j. Hokke sembo) est une invite à un programme rituel inspiré conjointement par le chapitre XXVIII du Lotus et le Sutra de la méditation du bodhisattva Samantabhadra. (réf.) Depuis la fin du VIe siècle, la repentance du Lotus, énoncée dans l’ouvrage de Zhiyi, a constitué l’un des piliers de la pratique de l'école Tiantai, et ses formes rituelles continuent à régir la pratique dans le monde actuel. Pratiqué dans les salles de retraite, le repentir du Lotus (qui peut durer de vingt-et-un jours à trois ans) a été un véhicule pour le développement individuel de prise de conscience et de recherche des vérités les plus profondes de l'enseignement tiantai. Réalisé avec ou pour les laïcs (généralement sous forme abrégée), le rite a été également utilisé pour éviter les calamités naturelles, éliminer les obstacles et générer le mérite à différentes fins.

Les rites de repentance du Lotus (Fahua chanfa) et du Lotus Samadhi (Fahua sanmei) étaient déjà attestés du temps de Zhiyi. Celui-ci a codifié ces traditions dans une séquence de dix épisodes, qu’il a transcrits dans son Manuel de rituels. Les deux premières phases de la liste de dix comportent 1) la purification de l'emplacement de l'autel et 2) la purification du pratiquant. Les étapes suivantes comprennent l’offrande initiale d’encens, 4) à 6), la vénération des divinités assemblées et 7) la confession des péchés, avec le transfert des mérites et des prières (plus élaboré mais qui ressemble à la structure trouvée dans le Sutra du Lotus de Guoqing-si). L’étape 8 consiste en une psalmodie du Sutra du Lotus proprement dit, avec sa présentation seulement vers la fin de la séquence, où cette présentation coïncide avec la circumambulation de l’autel constituant la phase 9. La récitation formelle et la circumambulation se terminent par la prise des Trois refuges, après quoi les participants commencent leur retraite, chacun à un emplacement distinct pour 10) effectuer la méditation assise ou la récitation individuelle du Sutra du Lotus préparant le prochain cycle de vénération rituelle. Comme dans le rite moderne, les visualisations mentales accompagnent chaque phase de la pratique.

Zhiyi a conçu son schéma en s’inspirant de la culture liturgique bouddhiste chinoise de son époque et des prototypes des traités et sutras indiens. Etant le plus complet de ses manuels de rites, le Fahua sanmei chanyi(Rites de Repentance à travers le Sutra du Lotus) devint en Chine, avec le temps, quelque chose comme un classique, son contenu étant consulté tant au sein qu'en dehors de l'école Tiantai et servit de modèle pour l’élaboration de nouveaux schémas rituels sans rapport avec le Sutra du Lotus. Dans le même temps, la liturgie de Zhiyi a exercé une influence formatrice sur les autres pratiques du Sutra du Lotus, y compris les lectures publiques du Sutra et sa copie rituelle.

Expliquer le Sutra du Lotus

Les pratiques exposées plus haut étaient des activités rituelles complexes. Quoique de caractère différent de la lecture et de la récitation, les procédures d’explication étaient régies par des protocoles similaires à ceux qui sont décrits ci-dessus. Qu'ils aient été effectués pour les résidents d’un monastère ou pour l’ensemble de la communauté, les exposés sur le Sutra du Lotus ont toujours été des évènements publics, leur programmation était souvent prévue pour coïncider avec les moments principaux des calendriers monastiques et des festivités annuelles. Lors d'un voyage en Chine au cours de la nouvelle année lunaire de 839, le moine japonais Ennin (794–864) a assisté à une série de conférences sur le Sutra du Lotus qui a duré deux mois. L'auditoire, composé de membres du clergé, de laïcs et de donateurs (hommes et femmes) de la communauté locale, écoutait les conférences officielles de jour comme de nuit, prenait part aux rites de vénération et de confession. Cette description d’Ennin, assez ancienne et relativement détaillée, du protocole des conférences sur le Sutra est un texte de référence très utile.

Une fois les auditeurs assemblés dans la salle, le conférencier principal et son adjoint étaient escortés jusqu’à leur sièges surélevés pendant que les moines entonnaient des litanies laudatrices et des invocations aux différents bouddhas. Puis on offrait cérémonieusement de l’encens aux Trois Trésors et le conférencier principal psalmodiait solennellement le titre du Sutra; il résumait l’extrait sélectionné pour la conférence et lisait les textes de bénédiction préparés à l’intention des commanditaires  du rite. La conférence pouvait alors commencer sous la forme d’un exposé ponctué de questions / réponses entre le conférencier principal et son adjoint. A la fin de la session, l'auditoire entonnait des versets de louange et la dédicace des mérites. Après cela, les deux officiants descendaient de leur siège et rejoignaient le public, accompagnés par des hymnes, pour une dernière vénération des Trois refuges. (réf.)

Le monastère visité par Ennin, bien qu'appartenant alors aux moines expatriés de Silla (l’actuelle Corée), sa description correspond assez bien aux documents relatant la pratique chinoise de la même époque, y compris ceux qui concernent les conférences qui avaient lieu dans la Chine du Nord-Ouest. (réf.) Même si ces documents du Nord-Ouest limitent le rôle de l'assistant-conférencier et que les textes plus tardifs les omettent complètement, ils suivent tous, néanmoins, une trame similaire à celle qui est décrite par le pèlerin japonais. Ainsi, à l'époque médiévale, la syntaxe de base du rite était cohérente : exposé solennel du contenu du sutra accompagné de la psalmodie du passage concerné, cycles d'exposés (avec répétition des versets) ponctués par les rites familiers d'offrande d'encens, hommage aux Trois Trésors, annonces de bénédiction et, finalement, une dédicace des mérites. Au-delà de l’édification doctrinale de l'auditoire, la conférence était devenue un événement rituel à part entière, aspirant à la même palette d'avantages miraculeux que ceux des autres formes de dévotion au Lotus : bénédiction des cultures, protection de la personne et de la propriété, évitant ainsi les catastrophes, réduisant la maladie, sauvant de la mort et ainsi de suite. Les contes miraculeux parlent d’ailleurs fréquemment des manifestations divines qui accompagnent les conférences de maîtres connus pour leur savoir et leur piété. (réf.)

Copier le Sutra du Lotus

Recevoir et garder le Lotus a toujours impliqué un aspect matériel résolument sensible, que ce soit l'utilisation du texte physique comme objet de dévotion, la création d'espaces d'autel spécifiquement consacrés ou l’environnement lors d'offrandes rituelles. La cinquième des pratiques merveilleuses, copier le Sutra, non seulement participe de cette dimension matérielle mais déplace en plus le point central de l’action rituelle dans le domaine même de la production textuelle. Willa Jane Tanabe parle, dans le chapitre 6 de ce livre, de la proximité entre l'activité rituelle, les performances corporelles et la création de textes dans les œuvres d'art ; pour ma part, je me cantonnerai ici au rituel et aux aspects religieux de la reproduction des textes.

Avec la généralisation, au Xe, siècle de l’impression xylographique (à la tablette de bois gravée), la reproduction du Sutra du Lotus a atteint des tirages de centaines et de milliers d’exemplaires. Souvent effectué sous patronage privé, un tel acte de généreuse transmission du Dharma était censé apporter, comme aujourd’hui encore, une extraordinaire récompense karmique. Rappelons juste que les éditions modernes des sutras imprimés pour être distribués aux fidèles comportent souvent une liste des huit bénédictions provenant de la généreuse impression des sutras ; ces huit sortes de mérites ne diffèrent en rien de ceux que procurent la récitation des sutras à haute voix ou leur reproduction à la main.

Pourtant, même avec l'avènement des technologies modernes, la copie élégante faite à la main d’un sutra continue d'attirer les fidèles du Lotus. Des documents des Ve et VIe siècles parlent fréquemment de cette pratique. Au milieu du VIIIe siècle, des copies manuscrites du Lotus étaient exécutées sur des supports allant du papier à la pierre, dont certains exemplaires étaient exécutés à l’encre d'or ou d'argent sur papier indigo. Il y eut même une pratique répandue qui consistait à copier le sutra avec du sang : le copiste se piquait un doigt, ou même la langue, pour composer l’encre. (réf.)

La pratique de la copie rituelle ne se limitait pas à reproduire les mots du sutra. La préparation d’étuis décorés pour contenir le texte, les espaces d'autel pour l’enchâsser et l'exposer au public, même la confection du papier et de l'encre faisaient partie du processus car leur fabrication était régie par un protocole semblable à celui des autres modes de pratique. L'histoire de la nonne du septième siècle Miaozhi, comme le raconte Huixiang dans les Comptes Rendus sur la Propagation du Sutra du Lotus, fournit un exemple frappant de l'effort à fournir pour une telle entreprise.

Pour produire la pâte à papier pour son sutra, Miaozhi avait planté, dans les collines voisines, des pousses ligneuses qu’elle arrosait quotidiennement d’eau parfumée. Les plantes venues à maturité, elle construisit, avec de la boue mélangée d'eau parfumée, une cabane où elle pressa l’écorce bouillie pour en faire du papier, tout en respectant les protocoles appropriés pour se purifier et purifier les matériaux. Après avoir obtenu le papier, elle annexa une autre pièce pour copier le sutra, toujours avec la plus grande attention à la pureté rituelle. Enfin, ayant trouvé un calligraphe habile qui était prêt à suivre ses indications rituelles, Miaozhi le fit jeûner pendant 49 jours. C’est seulement après ce rite, qu’il put se mettre à transcrire le texte. Chaque fois qu'il entrait dans le sanctuaire pour copier le sutra, il devait se baigner et mettre une robe purifiée. Miaozhi restait à côté de lui, agenouillée en prière, pendant qu’il travaillait, tenant à la main le brûleur d'encens et le genou droit au sol. Lorsque le calligraphe se retirait à la fin de la journée, elle restait dans le sanctuaire pour offrir de l'encens et effectuer des circumambulations rituelles autour des travaux en cours. Lorsque la copie fut prête, Miaozhi créa un splendide étui pour le manuscrit et confectionna dix ensembles de robes spécialement conçues que devraient porter, après le bain rituel, les personnes qui viendraient s’incliner devant le sutra. (réf.)

Bien que les actions de Miaozhi frôlent l'extrême ‒ l'histoire elle-même est très protéiforme ‒, elles transmettent néanmoins un idéal de pratique largement reconnu en Chine et dans le Japon médiéval, au point d’être désignées par le terme spécifique de « rufajing », (nyohogyo), « copier les sutras selon les méthodes appropriées » et, par extension, « sutras réalisés par une procédure rituelle ». Bien sûr, on pourrait avancer, à juste titre, que si la puissance d'un sutra réside dans le mot comme un référentiel du Dharma éternel, alors la forme de sa reproduction devrait avoir peu d'incidence sur le caractère sacré du texte. Et pourtant, d'une manière qui rappelle le culte bouddhiste des reliques, c'est précisément l’attitude subjective et la piété ‒ avant tout, la piété rituelle ‒ lors de la création du manuscrit qui a conféré aux rufajing une valeur supérieure à celle d'autres reproductions. (réf.) Et pour ce qui est des sutras écrits avec le sang, par exemple, il n'est pas rare d'entendre aujourd'hui des moines bouddhistes mesurer la sacralité relative du texte selon la couleur du sang du copiste : les textes qui brillent d'un lumineux jaune ou orange, qui ne s'estompe pas au fil des ans, étant considérés dotés d'un pouvoir particulier. Ces faits confirment bien l'opinion de Graham pour qui le caractère sacré d’un sutra est compris dans le texte non pas abstraitement ou uniquement selon le contenu, mais par les contributions corporelles et émotionnelles des croyants.

Un des thèmes de notre tour d'horizon sur la pratique du Sutra du Lotus en Chine était la promotion de son texte au rang de dépositaire d’un pouvoir religieux, devenant ainsi un objet de culte. Le pouvoir sacré du texte, comme nous l'avons vu, était généralement exprimé par la formule sollicitation/réaction. Cette piété interactive s’était solidement implantée dans la terminologie, la gestuelle et la dévotion conventionnelles communes des divers cultes ‒ y compris ceux des sutras, des bouddhas et des bodhisattvas et n’était donc pas propre à la dévotion au Lotus.

Bien que les bouddhistes eussent développé en Chine une tradition vivante de l'exégèse scripturaire, le texte du Sutra du Lotus (et d’autres sutras mahayana importants) n'était jamais considéré simplement comme un référentiel d'instructions de second ordre sur la nature de la réalité ultime, dont la signification pouvait être décodée par l'analyse des doctrines exprimées. Comme nous venons de le voir, le Sutra était censé incarner la réalité qu'il décrit. Grâce à la vénération du texte physique, son pouvoir inhérent pouvait s'appliquer à toutes sortes de besoins, depuis la guérison des malades jusqu’à la réalisation de l’Éveil. Certaines bénédictions particulièrement abondantes dans la littérature dévotionnelle lotusienne sont explicitement annoncées dans le Sutra lui-même, comme, par exemple, la promesse de rencontrer le Bouddha « corporellement » (Hurvitz, 164 ; Robert, ch. X, p. 218) ou le bodhisattva Samantabhadra (Hurvitz, 306 ; Robert, ch. XXVIII, p. 388) ; de voir le Pic du Vautour (Hurvitz, 223–25, 232 ; Robert, ch. XVI, p. 286-289, 298) ; les pouvoirs miraculeux de la perception des sens (chapitre XIX)  et les manifestations de formes corporelles (chapitre XXIV). L’adepte du Lotus peut aussi aspirer à une renaissance dans le Ciel Trayastrimsha (Hurvitz, 307 ; Robert, ch. XXVIII, p. 390), ou le palais du bodhisattva Maitreya dans le Ciel Tushita (Hurvitz, 307 ; Robert, ch. XXVIII, p. 390) ou encore dans la Terre Pure du bouddha Amitayus (Hurvitz, 275 ; Robert, XXIII, p. 351).

D’autres formes d'interventions miraculeuses non décrites dans le Lotus sont mentionnées dans d’autres documents : ascension au Pic du Vautour, perception de parfums rares ou de lumière éclatante, guérisons divines, délivrance d’un danger, pacification de démons et de bêtes, non putréfaction de la langue. Cependant, la dévotion attribue toutes ces manifestations au Sutra du Lotus. La littérature pieuse sur le Sutra du Lotus les présente toujours comme le témoignage d’un travail sur soi réussi ; tous ces résultats sont censés prouver le pouvoir du Sutra du Lotus qui se manifeste en récompense d’une pratique religieuse correcte. En termes de sollicitation / réaction, ces manifestations divines sont dites provenir de l'interaction de deux facteurs distincts : le texte du Sutra - réservoir de puissance divine, et la piété de l'adepte. Alors que les miracles peuvent être attribués à l’un ou de l’autre des facteurs, ici, l'efficacité n'est pas réductible à l’un des deux. Ni acte pur de vénération de la part de l'adepte ni intrusion de la force textuelle entièrement autonome : ici la réponse miraculeuse est, pour une large part, un phénomène relationnel : c’est le résultat d’une entente organique entre le fidèle et le texte. Ses opérations sont constantes, prévisibles et fondées sur des principes établis qui s’actualisent grâce à un réseau complexe de sollicitations et d’attitudes morales en ce qui concerne l'alimentation, la pureté et les protocoles rituels.

Au-delà des injonctions cultuelles les plus élémentaires, le Sutra du Lotus contient peu de détails sur les procédures rituelles. Comme nous l'avons vu, dans la culture religieuse chinoise, la récitation, l'explication et la reproduction du Sutra du Lotus s’articulent en un langage et une syntaxe remarquablement cohérents. D'une part, ce langage a été librement transposé d'un format dévotionnel à un autre, partant de la simple copie du texte et allant jusqu’aux récits complexes de miracles accompagnant sa récitation. D’autre part, les mêmes gestes rituels ont été appliqués à la vénération du Sutra et aux activités de dévotion non liées au Sutra. Ainsi, alors que le Sutra du Lotus, en tant que tel, pouvait devenir un objet de dévotion exclusive, les formes concrètes par lesquelles les fidèles exprimaient leur vénération et affichaient leur piété étaient, à de rares exceptions près, ni tirées sui generis des pages du Sutra du Lotus ni considérées comme des expressions uniques de dévotion. Elles étaient façonnées par une ample culture commune de la pratique liturgique et scripturaire. Pour comprendre les schémas de pratique du Sutra du Lotus en Chine, il est donc essentiel de garder à l'esprit ce vaste espace au sein duquel s’est constituée la sacralité de ce sutra..

 

Retour

haut de la page