Karma et renaissance


8 - Transcendance du karma et de la renaissance

Ryuei Michael McCormick


Comment se libérer du samsara ? A côté de la croyance propre à de nombreuses cultures selon laquelle "l’on récolte ce que l’on sème" et que les bonnes causes entrainent de bons effets, alors que les mauvaises causes entrainent de mauvais effets, il existe la croyance, non moins répandue, que les prières et les rituels peuvent infléchir les effets karmiques et assurer une renaissance au Ciel.

Un jour, Asibandhakaputta, chef de communauté (gamani) et adepte jaïn interrogea le Bouddha à ce sujet. Le Bhagavat  a comparé la futilité de ces prières à celles de personnes qui essaieraient de faire remonter une grosse pierre à la surface d’un étang profond  simplement en le lui demandant poliment.

«Imagine, gamani, quelqu’un qui a jeté une grosse pierre dans un étang profond. Ensuite une grande foule viendrait et s’assemblerait autour de cet étang. Et ils réciteraient des prières, offriraient des louanges, feraient des circumambulations autour de l’étang, se prosterneraient avec vénération en disant : "Remonte à la surface, pierre bienveillante ! Emerge à la surface ! Reviens depuis le fond, pierre bienveillante !" Qu’en penses-tu gamani, est-ce que la pierre remonterait à la surface, émergerait, reviendrait depuis le fond à cause des prières, des louanges, des circumambulations, des prosternations, des vénérations ?
- Non, Vénéré
-  Il en est de même, gamani, pour quelqu’un qui détruit la vie, prend ce qui n’est pas donné, a des rapports sexuels déréglés, parle faussement, parle pour diviser, parle avec méchanceté, bavarde oisivement, quelqu’un qui est cupide, plein de mauvaise volonté, plein d’idées erronées ; même si  une grande foule venait et s’assemblait autour de lui, qu’elle récite des prières, offre des louanges, fait des circumambulations autour de lui, se prosterne avec vénération en disant : "Puisse cette personne après la mort, après la dissolution du corps, renaître dans une bonne destination, et même dans le monde céleste!"  Ne penses-tu pas qu’après la mort, après la dissolution du corps, elle renaîtra plutôt dans une mauvaise destination, même en enfer ?(réf.)»

A l'inverse, celui qui accomplit les dix actions de bien crée des causes pour renaître dans un monde céleste, indépendamment des prières ou d'autres rituels qui chercheraient méchamment à envoyer cette personne en enfer. Le Bouddha compare cela avec un récipient d’huile cassé au fond d’un étang. L’huile remonterait à la surface, même si les gens étaient assez fous pour prier afon que cela ne se fasse pas. De même, celui qui a accompli des actions de bien renaîtra dans le monde céleste.

Bien évidement, tout cela est à moduler en fonction de la complexité exposée plus haut ainsi qu’en fonction du décalage possible dans le temps et de conditions spécifiques. Ce que le Bouddha souligne ici, c’est que les mauvaises causes auront de mauvais effets et les bonnes causes, de bons effets indépendamment des prières et des vœux pieux.

Nous avons déjà mentionné le cas du transfert des mérites. Ce n’est pas à proprement parler une exception, car il dépend d’un acte de bien réel : un geste généreux et la pensée généreuse qui le sous-tend.

Lors d’une autre  conversation le Bouddha interrogea Asibandhakaputta sur les enseignements jaïns et celui-ci répondit que

«…tous ceux qui ôtent la vie d'autrui sont destinés à un état de privation, à l'enfer. Tous ceux qui volent... Tous ceux qui s'engagent dans des rapports sexuels illicites... Tous ceux qui mentent sont destinés à un état de privation, à l'enfer. Quel que soit l'acte qu'une personne réalise fréquemment, c'est par cet acte qu'elle sera menée à un état de renaissance.» (réf.)

Le Bouddha répond que s’il était exact que l’on soit mené à un état de renaissance par les actes que l’on réalise habituellement, alors personne ne renaitrait dans un état de privation car les actes négatifs ne sont pas aussi fréquents que les actes non-négatifs. Alors que si on s'accroche à la vue erronée comme quoi on est destiné à l’enfer et que rien ne peut l’empêcher, on s’enchaîne à cette opinion et on se destine de fait à enfer. Le Bouddha dit :

«S'il n'abandonne pas cette doctrine, s'il n'abandonne pas cet état d'esprit, s'il n'abandonne pas cette vue, comme s'il devait être emporté, il sera ainsi placé en enfer.» (réf.)

Les prières et les rituels ne changent pas magiquement le karma, mais le karma n’est pas non plus une force immuable qui ne pourrait être atténuée, voire transcendée. Le Bouddha explique comment un disciple qui suit ses enseignements peut dépasser les actes négatifs et ses effets négatifs :

«Un disciple a foi en cet instructeur et pense : "Le Bhagavat condamne et censure le meurtre de différentes manières et dit : ‘’Abstenez-vous d'ôter la vie’’. Il y a des êtres vivants que j'ai tués, de manière plus ou moins grave. Cela n'était pas sain. Cela n'était pas bon. Mais si je deviens repentant pour cette raison, cette mauvaise action que j'ai réalisée sera annulée." Alors, pensant ainsi, il abandonne dès lors le meurtre, et dans le futur, s'abstient d'ôter la vie. C'est ainsi que se produit l'abandon de cette mauvaise action. C'est ainsi que se produit la transcendance de cette mauvaise action.» (réf.)

Le disciple fait la même réflexion au sujet des autres actes négatifs et décide de ne plus prendre ce qui n’est pas donné, de ne plus avoir de rapports sexuels illicites, de ne plus parler faussement, de ne plus parler pour diviser, de ne plus parler avec méchanceté, de ne plus bavarder oisivement, de ne plus être cupide, plein de mauvaise volonté, plein d’idées erronées. Il décide de développer les quatre vertus infinies : l’amour-empathie, la compassion, la joie partagé, l’équanimité.

«Lorsque l'attention-libération (smriti*) par la bonne volonté est ainsi développée, ainsi poursuivie, toute action réalisée à une intensité limitée, ne reste plus là, ne demeure plus là.» (réf.).

Un disciple du Bouddha commence donc par reconnaître ce qui est positif et ce qui est négatif sur le plan des actions, des paroles et des pensées. Pour les actions négatives il admet que ce qui est fait est fait, mais qu’il peut cesser d’agir de la sorte dans le présent et dans l’avenir. Ensuite ce disciple commence à développer des actes positifs basés sur l’amour-empathie, la compassion, la joie partagée et l’équanimité.

Alors les forces nées du renoncement au mal et de l'engagement au service du bien commencent à modifier l’équilibre karmique, comme la dilution des cristaux de sel dans la parabole. Le karma négatif est contrebalancé par le karma positif. Il ne disparaît pas complètement mais ses effets sont atténués. Un karma qui aurait dû aboutir à une renaissance dans un des mondes-états inférieurs se transforme en un défaut ou un manque de chance dans un monde-état supérieur, ou bien une grande malchance devient une malchance moindre.

Les Jaïns croyaient également qu’il était possible d’expier les fautes karmiques du passé par des sévères pratiques ascétiques ; ils cherchaient également à se prémunir d’un karma futur en s’abstenant de nouvelles actions. Mais le Bouddha considérait cela comme futile et inefficace. Le karma ne peut pas être modifié par de telles austérités basées sur la croyance en un soi. Le Bouddha dit aux Jaïns (communément appelés Nigantas en référence à leur maître Nigrantha Jnatiputra) :

«Ainsi, amis Nigrantas, il est impossible qu’une action dont le résultat doit être vécu ici et maintenant, se transforme par des pénitences  et des austérités en une action dont le résultat doit être vécu dans la vie prochaine, et il est impossible qu’une action dont le résultat doit être vécu dans la prochaine vie se transforme par des pénitences  et austérités en une action dont les résultats doivent être vécus ici et maintenant. Il est impossible qu’une action dont le résultat doit être agréable se transforme par des pénitences  et des austérités en une action dont le résultat sera déplaisant. Il est impossible qu’une action dont le résultat doit être déplaisant se transforme par des pénitences  et des austérités en une action dont le résultat doit être agréable. Il est impossible qu’une action dont le résultat doit être une personnalité mature se transforme par des pénitences  et des austérités en une action dont le résultat sera une personnalité immature… qu’une personnalité immature se transforme par des pénitences  et des austérités en personnalité mature…  qu’une expérience qui doit être multiple se transforme par des pénitences  et des austérités en expérience unique… qu’une expérience qui doit être unique se transforme par des pénitences  et des austérités en expérience multiple… qu’une chose qui doit être vécue se transforme par des pénitences  et des austérités en quelque chose qui ne doit pas être vécu, et il est impossible qu’une action dont le résultat ne doit pas être vécu se transforme par des pénitences  et des austérités en quelque chose dont le résultat devra être vécu. Les choses étant ainsi, vénérables Nirgranthas, les pénitences sont vaines, les austérités sont vaines.» (réf.)

A la place de pratiques ascétiques douloureuses et inutiles ou de la passivité totale recommandée par les Jaïns, qui ne peuvent rien changer au karma passé, le Bouddha pour faire cesser la souffrance propose l’élimination des désirs dévorants (klesha) sous-jacents aux actes.

Au lieu de miser sur une souffrance que l’on s’impose délibérément pour expier le karma passé, il est préférable de changer d'attitude et de faire face aux choses comme elles viennent, avec sérénité. On peut ainsi profiter des bienfaits d’une conduite juste et de méditations paisibles en se débarrassant des attachements et en éliminant l'avidité, la haine et l'illusion, les véritables causes de la souffrance.

« Et quel est bhiksus, l’effort juste,  l’austérité juste ? Voici que le bhiksu n'est pas écrasé par la souffrance et n’est pas submergé par la souffrance, il n'abandonne pas le plaisir qui s'accorde avec le Dharma, mais il n'est pas engoué par ce plaisir. Il reconnaît ceci : "Quand je lutte avec détermination, cette source particulière de souffrance disparaît en moi grâce à l’effort déterminé ; et quand j’observe avec sérénité cette source particulière de souffrance disparaît en moi tandis que je développe la sérénité." Alors il lutte avec détermination contre cette source particulière de souffrance qui disparaît en lui grâce à cet effort déterminé ; et il développe la sérénité en ce qui concerne cette source particulière de souffrance qui disparaît en lui tandis qu'il développe la sérénité. Quand il lutte avec détermination contre une source de souffrance puis une autre, elles disparaissent en lui grâce à cet effort déterminé ; et il développe la sérénité en ce qui concerne cette source de souffrance, puis d’une autre,  qui disparaissent en lui tandis qu'il développe la sérénité.» (réf.)

Le Bouddha cite ensuite le cas d’un homme passionnément épris d’une  femme et souffrant de jalousie dès qu’il la voit avec un autre homme. S’il abandonnait cet engouement il ne verrait plus d’objection à ce qu’elle soit en compagnie d’un autre homme ; la souffrance disparaitrait en même temps que l’attachement. Puis le Bouddha décrit ses disciples s’adonnant aux pratiques monastiques, développant la sérénité et la vision méditative, arrivant à réaliser par eux-mêmes les trois types de connaissance, particulièrement le troisième lorsqu’on sait que les infections qui mènent à la renaissance ont été éliminées.

« Lorsqu’il connaît et voit cela, son esprit est libéré des infections nées des désirs des sens, des infections nées du fait d’être, des infections nées de l’ignorance. Lorsqu’il est libéré vient la connaissance : "Voici la délivrance." Il comprend : "La naissance est détruite, la vie sainte a été vécue, ce qui devait être fait a été fait, plus rien ne doit advenir dans aucun état de l’être".  Ainsi, bhiksus, l’effort juste est utile, la lutte est utile.» (réf.)

En résumé, le moyen de surmonter l'enchevêtrement karmique et de mettre fin au processus de renaissances dans les six voies, est la prise de refuge dans le Bouddha, le Dharma et le Sangha. C’est se détourner de la conduite négative et cultiver la conduite positive, développant la sérénité et la perspicacité, c’est atteindre la délivrance en voyant les choses comme elles sont.

En suivant la voie proposée par le Bouddha on parvient aux quatre vies "saintes". Celles-ci sont soumises aux effets des causes passées mais les causes négatives sont diluées, au point d’éviter la renaissance dans les quatre voies mauvaises (enfer, esprits faméliques, animaux, asuras).

- La première vie sainte est celle des srotaapannas, ceux qui sont entrés dans le courant. Ils ont une confiance si forte dans les Trois trésors et une intégrité si inébranlable grâce à la compréhension du fonctionnement du karma, qu’ils ne commettent plus d’actes négatifs de façon délibérée. On dit qu’au bout de sept vies dans les mondes-états humain et céleste, ils seraient définitivement libérés de toute renaissance.
-  Les sakridagamins, ceux qui en sont au stade du dernier retour renaîtraient encore une fois dans le monde-état humain ou dans les Ciels inférieurs encore soumis au désir.
-  Les anagamins,  ceux qui sont parvenus au stade de non-retour, renaîtraient dans les Ciels supérieurs non soumis au désir - appelés aussi terres pures - et de là parviendraient à l’affranchissement des renaissances.
- Les arhats sont dégagés des renaissances dès la vie présente.

Même les arhats peuvent avoir à subir les effets d’actes négatifs passés mais la souffrance induite par ces causes est contrebalancée par les causes positives et ils n’éprouvent plus de souffrance, car ils n’ont plus ni attachements ni aversions et sont capables d’accepter tout ce qui arrive avec compassion et équanimité. Tout karma qui ne serait pas parvenu à maturité lors de la vie d’un arhat est résolu au moment de la mort et du parinirvana de l’arhat, car il ne renaîtra plus dans un monde-état où ce karma pourrait mûrir.

Le tueur en série, Angulimala, nous fournit de cela un bon exemple. Avant sa rencontre avec le Bouddha il avait assassiné 999 personnes, mais il se repentit, devint bhiksu puis arhat. Le meurtre de 999 personnes et les vues erronées qui l’avaient poussé aux crimes auraient dû avoir pour conséquence son propre assassinat - ou tout au moins une exécution capitale - suivi d’une renaissance en enfer. Mais devenu arhat, il n’était plus soumis à l’assassinat, à l’exécution, à la renaissance en enfer. Cependant son karma a pu parvenir à maturité durant le temps qui lui restait à vivre. Angulimala a été sévèrement molesté par la foule. Jamais son karma très lourd n’aurait pu arriver à maturation s’il n’avait pas renoncé à ses actes négatifs ni  rejeté ses attachements à l’idée d’un self. Angulimala comprit que sa recherche du self avait été une erreur qui lui avait fait commettre tous ces actes négatifs. Il prit la décision de ne plus fuir la souffrance, de ne pas chercher à pérenniser le plaisir, de ne pas chercher la continuation d’un moi à travers vies et morts. Ainsi, pour lui, la nécessité d’une renaissance pour mener à terme son karma - bon ou mauvais - n’avait plus cours.

Les arhats peuvent continuer à agir dans le monde mais leurs actions sont ce que le Bouddha appelle

«…karma qui n'est ni sombre ni lumineux avec une maturation ni-sombre-ni-lumineuse qui conduit à l'épuisement du karma.» (réf.)

Ces actions sont conformes à l' Octuple noble chemin que les autres qualifient d’actions positives. Ces actions ne sont motivées ni par l’attachement ni par l’aversion, ni par le besoin de gagner quelque chose pour soi - à court ou à long terme. Elles découlent de l’amour-empathie, de la compassion, de la joie partagée et de l’équanimité. Ces arhats font ce qui doit être fait pour le bien de tous et, à tout moment, en veillant aux répercussions à long terme. Ils agissent non pour le simple gain temporel ou pour la sécurité du moment mais pour la délivrance de tous les êtres. Ces actions ne sont ni sombres ni lumineuses car elles ne lient les arhats ni aux punitions des mondes-états inférieurs ni aux récompenses des mondes-états supérieurs. Dans un sens, chaque action est pour l’arhat sa propre récompense et ne laisse pas d’empreintes dans l’ego. C’est là une activité purifiée, non karmique, elle transcende les six voies samsariques et reflète la liberté du nirvana.

Fin

Début

Retour
haut de la page