Karma et renaissance


3. Critique des vues fausses sur la causalité

Ryuei Michael McCormick

On dit parfois que le bouddhisme s’est servi des notions de karma et de renaissance parce qu’elles étaient acceptées par les contemporains et que cet enseignement était en accord avec les croyances de l’époque. Cependant, tous les contemporains du Bouddha ne croyaient pas au karma et à la renaissance.  Un grand nombre les déniaient même activement. Plus d’un discours du Bouddha et de ses disciples réfutent de  telles négations ainsi que les doctrines présentant le karma et les cycles des renaissances de façon corrompue, allant contre la morale telle que le Bouddha l’a enseignée.

Dans le Payasi Sutta du Digha Nikaya, le Prince Payasi du royaume de Koshala dialogue avec un arhat nommé Kumara Kashyapa en lui affirmant sa conviction qu’ «il n’y a pas d’autre monde, il n’y a pas d’êtres nés d’eux-mêmes, il n’y a ni fruits ni résultats de mauvaises actions ». (réf.) Le Prince expose un point de vue extrêmement matérialiste : il n’a jamais pu constater quoi que ce soit  dans l’ordre de l’existence des dieux ou de la vie après la mort.  Ceux qui lui avaient promis de revenir après leur mort pour lui faire un rapport sur la façon dont ils auront été récompensés ou punis de leurs bonnes ou mauvaises actions, ne l’ont jamais fait. Il raconte également les horribles expériences létales qu’il avait effectuées sur des condamnés criminels, afin de trouver la preuve d’une âme, sans jamais voir quoi que ce soit de ce genre dans un corps mort.

Kumara Kashyapa répond que les défunts tombés en enfer ou dans un des mondes inférieurs n’étaient pas libres de revenir le voir, et que ceux qui étaient dans des mondes célestes n’avaient aucune envie de revenir dans le monde des humains, pas plus qu’une personne sortie d’une fosse n’a envie d’y retourner après avoir pris un bain. De plus, ceux qui sont dans les mondes célestes ont une perception du temps bien différente de celle des humains aussi s’imaginent-ils parfois que tous ceux qu’ils ont connus sur terre sont morts depuis longtemps. Quant à l’échec des expériences du Prince, Kumara Kashyapa met en évidence que le processus vital qui anime et donne vie à un corps n’est pas de nature à être vu ou mesuré de manière matérialiste.

Puis Kumara Kashyapa souligne que quelques brahmanes et ermites qui ont développé leur œil divin grâce à la méditation, peuvent voir et comprendre ces phénomènes, alors que les gens ordinaires qui ne se sont pas exercés à la méditation et au souvenir des existences passées, sont comme des personnes nées aveugles et, n’ayant jamais vu ni le soleil ni la lune, sont bien obligées d’accepter le témoignage de ceux qui voient.

A cela le Prince Payasi objecte que, si vraiment les brahmanes et les ermites étaient aussi certains de l’existence d’un monde céleste, ils devraient se donner la mort pour y accéder le plus tôt possible.

Kumara Kashyapa rétorque que cela n’aurait pas plus de sens que pour une femme enceinte de s’ouvrir le ventre avant la date prévue pour avoir son bébé le plus tôt possible. Si elle le faisait, elle et son bébé mourraient tous les deux. De la même façon se donner la mort pour arriver plus vite au monde céleste, serait un acte négatif qui aboutirait au résultat contraire.

Beaucoup d’arguments du Prince Payasi ressemblent à ceux des sceptiques actuels. Les réponses de Kumara Kashyapa pourraient ou non les convaincre. En tous cas, ce texte montre que les notions de karma et des cycles de renaissances étaient et sont encore loin d’être universellement acceptées. Le Bouddha et ses disciples ne les enseignaient pas uniquement parce que tout le monde y croyait. En réalité, ils rencontraient souvent des personnes comme le Prince Payasi défendant bec et ongles le point de vue matérialiste. Et pourtant ils estimaient important d’enseigner le karma et les renaissances, même face aux objections et au scepticisme.

Outre le matérialisme, d’autres philosophies niaient la loi du karma. Dans le discours suivant, le Bouddha critique trois croyances qui, dit-il, mènent à la doctrine du non-agir (akiriyavada) selon laquelle nos actions présentes et les causes que nous créons, n’ont aucune incidence sur le cours de notre vie, ni maintenant ni dans une prochaine existence.  

« Il y a, ô bhiksus, trois principes hérétiques,  même s’ils sont adoptés en raison de la tradition, qui, s’ils sont attentivement examinés et discutés, induisent la doctrine du non-agir. Quelles sont ces trois principes?         

« Il y a, ô bhiksus, des ascètes et des brahmanes qui professent et enseignent cette vue :
‘’Toutes les expériences d’une personne, que ce soit le plaisir, la douleur ou un sentiment neutre, sont causées par les actions passées. ‘’

« Il y a d’autres ascètes et brahmanes qui professent et enseignent cette vue : ‘’ Toutes les expériences d’une personne, que ce soit le plaisir, la douleur ou un sentiment neutre, sont l’œuvre de Dieu. ‘’

« Il y a d’autres ascètes et brahmanes qui professent et enseignent cette vue :
‘’Toutes les expériences d’une personne, que ce soit le plaisir, la douleur ou un sentiment neutre, ne sont ni causées ni conditionnées. ‘’

« Maintenant, ô bhiksus, je me tourne vers les ascètes et brahmanes qui professent la première vue et je leur dis : "Est-il vrai que vous autres, Vénérables, teniez ce discours : ‘’Toutes les expériences d’une personne, que ce soit le plaisir, la douleur ou un sentiment neutre, sont causées par les actions passées ? ‘’" Lorsqu’ils le confirment, je leur dis : "S’il en est ainsi, Vénérables, c’est alors à cause des actions de leur vie antérieure que les gens tuent, volent, ont une sexualité déréglée,  qu’ils mentent, prononcent des paroles malveillantes, blessantes ou oiseuses, qu’ils se livrent à des futilités,  qu’ils sont cupides, violents, et ont des vues erronées. Mais alors, Vénérables, ceux qui prennent pour facteur décisif leurs actions antérieures, n’ont plus de motif pour faire des efforts afin d’agir comme ceci ou de ne pas agir comme cela. Comme ils n’ont pas de justification valable pour affirmer que telle chose doit être faite et telle autre chose ne doit pas être faite, on ne peut pas dire qu’ils pratiquent des austérités, car ils vivent sans vigilance (smriti*) ni maîtrise de soi." Telle est, ô bhiksus, ma réponse argumentée aux ascètes et brahmanes qui professent ce premier point de vue.

« Et encore, ô bhiksus, je me tourne vers les ascètes et brahmanes qui professent la deuxième vue et je leur dis : "Est-il vrai que vous autres, Vénérables, teniez ce discours : ‘’Toutes les expériences d’une personne, que ce soit le plaisir, la douleur ou un sentiment neutre, sont l’œuvre de Dieu ? ‘’" Lorsqu’ils le confirment je leur dis : " S’il en est ainsi, Vénérables, alors c’est à cause de l’œuvre de Dieu que les gens tuent, volent, ont une sexualité déréglé,  qu’ils mentent, prononcent des paroles malveillantes, blessantes ou oiseuses,  qu’ils se livrent à des futilités, qu’ils sont cupides, violents, et ont des vues erronées. Mais alors, Vénérables, ceux qui prennent pour facteur décisif Dieu, n’ont plus de motif pour faire des efforts afin d’agir comme ceci ou de ne pas agir comme cela. Comme ils n’ont pas de justification valable pour affirmer que telle chose doit être faite et telle autre chose ne doit pas être faite, on ne peut pas dire qu’ils pratiquent des austérités car ils vivent sans vigilance (smriti*) ni maîtrise de soi." Telle est, ô bhiksus, ma réponse argumentée aux ascètes et brahmanes qui professent ce deuxième  point de vue.

« Et enfin, ô bhiksus, je me tourne vers les ascètes et brahmanes qui professent la troisième vue et je leur dis : "Est-il vrai que vous autres, Vénérables, teniez ce discours : ‘’Toutes les expériences d’une personne, que ce soit le plaisir, la douleur ou un sentiment neutre, ne sont ni causées ni conditionnées ? ‘’" Lorsqu’ils le confirment, je leur dis : "S’il en est ainsi, Vénérables, alors c’est à cause de l’absence de causes et de conditions que les gens tuent, volent, ont une sexualité déréglée, qu’ils mentent, prononcent des paroles malveillantes, blessantes ou oiseuses,  qu’ils se livrent à des futilités,  qu’ils sont cupides, violents, et ont des vues erronées. Mais alors, Vénérables, ceux qui prennent pour facteur décisif l’absence de causes et de conditions, n’ont plus de motif pour faire des efforts afin d’agir comme ceci ou de ne pas agir comme cela. Comme ils n’ont pas de justification valable pour affirmer que telle chose doit être faite et telle autre chose ne doit pas être faite, on ne peut pas dire qu’ils pratiquent des austérités, car ils vivent sans vigilance (smriti*) ni maîtrise de soi." Telle est, ô bhiksus, ma réponse argumentée aux ascètes et brahmanes qui professent ce troisième point de vue.

« Tels sont,  ô bhiksus,  les trois principes, même s’ils sont adoptés en raison de la tradition, qui, s’ils sont attentivement examinés et discutés, induisent la doctrine du non-agir.»(réf.)

Le Bouddha rejette ces trois principes comme portant atteinte à la moralité et à la culture spirituelle. Le premier principe est tellement extrême qu’il devient déterminisme, si bien que les hommes n’ont d’autre ressource que de s’en prendre au passé pour tout ce qu’ils font ou pour ce qui leur arrive dans le présent, sans le moindre libre arbitre ni la moindre prise sur les événements. Le deuxième principe est une forme de prédestination où les hommes rejettent les responsabilités sur Dieu. Le dernier principe, par la négation de toute causalité mène droit au nihilisme. Le Bouddha met en lumière le trait commun de ces trois principes, à savoir la suppression de la responsabilité individuelle dans leurs actions et dans les conséquences qui en découlent. Si tout est déterminé par la vie passée ou par Dieu, ou encore si les causes n’ont pas d’effet, il n’y a aucune raison pour s’abstenir de faire le mal ou pour s’efforcer de faire le bien. Toute tentative pour atteindre la délivrance est alors vaine, face à l’impossibilité de changer quoi que ce soit  en nous-mêmes ou dans notre environnement.

Dans l’Apannaka Sutta du Maijjhima Nikaya, le Bouddha rejette de la même façon les doctrines qui refusent les vues justes profanes (asrava), qui affirment le bien-fondé de la générosité, de la maturation des bonnes et des mauvaises actions, la réalité de ce monde et des autres, le respect des parents, les êtres nés d’eux-mêmes dans les mondes célestes et dans les enfers, ainsi que l’existence d’hommes parvenant à une connaissance directe de la causalité et de l’après-mort. Il emploie les arguments qui seront plus tard appelés « le pari de Pascal » sauf qu’il parle non de Dieu mais du karma. Le Bouddha dit que celui qui nie la loi du karma, s’il se trompe et que cette loi existe, tombera après la mort dans un monde inférieur, ou même en enfer, mais s’il fait le pari d’y croire, il ne pourra qu’y gagner des bienfaits et l’estime des sages.  D’un autre côté, celui qui affirme la loi du karma, s’il se trompe, n’aura rien perdu après la mort, aucun bienfait et sera loué par les sages, mais s’il a raison d’avoir cru au karma, il renaîtra dans un monde supérieur, peut-être même céleste.

Dans le Sandaka Sutta du Majjhima Nikaya, Ananda transmet les enseignements du Bouddha à l’ascète errant Sandaka en parlant de quatre vues hérétiques.

"La première est la vue nihiliste qui réfute le bien-fondé de la vue juste profane (asrava) au profit de la vision matérialiste : ‘’Donner, est une doctrine de fous. Affirmer que donner existe n’a aucun sens, ce n’est qu’un creux bavardage. Aussi bien les fous que les sages tous sseront désagrégés et anéantis après la dissolution de leur corps ; après la mort ils n’existent pas.’’"(réf.)  

La deuxième vue hérétique est le déni d’une nécessaire conséquence à l’action : 

"Si on passait au hachoir tous les êtres humains de la terre pour en faire de la chair, un monceau de chair, il n’y aurait à cela aucun mal, il n’en résulterait aucun mal. Si on allait le long de la rive sud du Gange, tuant et massacrant, mutilant et faisant mutiler, torturant et faisant torturer, il n’y aurait à cela aucun mal, il n’en résulterait aucun mal. Si on allait le long de la rive nord du Gange, en distribuant des cadeaux ou en faisant distribuer des cadeaux, en faisant des offrandes ou en faisant faire des offrandes, il n’y aurait à cela aucun bien, il n’en résulterait aucun bien. Donner, se maîtriser, se restreindre, dire la vérité ne mène à aucun bien, ne procure aucun bien." (réf.)

La troisième vue hérétique est le déni d’une quelconque influence causale sur les êtres :

"Il n’y a pas de causes, pas de conditions à la souillure des êtres. Les êtres sont souillés sans cause ni condition. Il n’y a pas de causes, pas de conditions pour la purification des êtres. Les êtres sont purifiés sans cause ni condition. Il n'y a aucun pouvoir, aucune énergie, aucune force virile, aucune endurance virile. Tous les êtres vivants, toutes les créatures, toutes les âmes sont sans maîtrise, sans puissance et sans énergie. Ils sont modelés par le destin, les circonstances et la nature, ils éprouvent plaisir et douleur dans les six mondes états." (réf.)

La quatrième vue hérétique est la doctrine fataliste selon laquelle le destin doit suivre son cours et que l’on ne peut rien y changer.

"Il n’en est rien de l’assertion ‘’par les vertus et par l’ascétisme ainsi que par une vie sainte je ferai mûrir les actions qui ne le sont pas encore et j’annihilerai les actions mûres quand elles se présentent.’’ Le plaisir et la douleur sont distribués. Les cycles des renaissances sont limités, on ne peut ni les allonger ni les raccourcir. Tout comme une pelote de fil jetée va aussi loin que le fil se déroule,  la vie des sots et des sages se déroule à travers le cycle des renaissances, jusqu’au  terme de la souffrance."(réf.)

Ces quatre vues hérétique nient la nécessité d’une vie droite sous prétexte que l’on ne retire aucun bienfait en se disciplinant et en développant des qualités vertueuses.  Agir ainsi serait se priver d’avantages et de plaisirs de ce monde sans raison valable  car :
- ou bien la mort mettra fin à tout,
- ou bien les causes n’auront aucun effet ni dans cette vie ni dans aucune autre,
- ou bien les événements se produisent sans raison,
- ou bien le destin détermine une vie sans tenir compte des actions. 

Chacun de ces points de vue ôte toute motivation à mener une vie droite et même à faire quelque effort pour développer des vertus profanes. Ananda explique que, selon l’enseignement du Bouddha, il y a aussi quatre sortes de vie sainte sans consolation. Ces vies reposent sur des enseignements erronés ou peu fiables.

La première est basée sur l’exigence d’omniscience de la part de l’enseignant. Ceux qui ont cette revendication n’arrêtent pas de poser au maître des questions, même sur la vie quotidienne, et courent ainsi vers le malheur. Le maître omniscient trouvera toujours une explication et parlera de la nécessité d’en passer par là.

La deuxième est basée sur les enseignements traditionnels qui s’appuient sur les coutumes, les légendes ou les vieux textes. Toutefois ces traditions peuvent avoir été transmises de façon déformée et même si elles ont été sauvegardées correctement il n’est pas certain qu’elles soient conformes aux vues justes.

La troisième est basée sur la réflexion et l’analyse mais, là encore, même une démarche logique peut reposer sur des données qui ne correspondent pas à la réalité. La quatrième est basée sur ce que le Bouddha appelle amaravikkhepa (évasion ambiguë) et qui tient du scepticisme radical ou d’une attitude rigide d’agnosticisme à l’égard de toute affirmation de vérité.

Aucune de ces attitudes ne peut conduire à une connaissance valable de la loi du karma et encore moins à la délivrance de la souffrance. Après avoir entendu la critique que la Bouddha fait des vues erronées et des vies sans consolation, Sandaka demande à Ananda :

‘’Mais alors qu’a prôné le maître, que dit-il de la manière dont un homme sage pourrait vivre une vie sainte et par là atteindre la vraie voie du Dharma correct.’’ (réf.)

Ananda répond en décrivant l’apparence du Bouddha puis le chemin que suit celui qui prend refuge dans le Bouddha, le Dharma et le Sangha, entrant ainsi dans la pratique bouddhique de la méditation sur les trois types de connaissance atteintes par l’Éveillé :
- le souvenir des vies passés,
- l’œil divin percevant la mort et la renaissance des autres êtres,
- la cessation des défilements-infections (klesha-asrava).

Contrairement à ceux qui prêchent les quatre vues hérétiques ou les quatre vies saintes sans consolation le disciple qui suit le Bouddha atteindra la connaissance directe de la loi du karma et des cycles de renaissance ainsi que leurs implications ; il sera en mesure de vivre en accord avec cette connaissance et de se libérer de la souffrance. Ananda critique les failles des enseignements qui nient le karma ou qui sont incapables de mener à la connaissance directe. Il finit par décrire la  bonne façon de réaliser la loi du karma et le cycle des renaissances et la façon de se libérer de la renaissance par la pratique bouddhiste.

SUITE : Le karma - une loi de la nature

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