L’exclusivisme de Nichiren dans une perspective historique


7 - Shakubuku après la Guerre et la Soka Gakkaï

Jacqueline I. STONE*


Dans la période d’après-guerre, parmi les nombreux courants bouddhistes nichiréniens, le shakubuku de confrontation fut presque exclusivement le fait de la Soka Gakkai (Société pour la Création de Valeurs), qui fut au début une branche laïque de la Nichiren Shoshu. Héritière de l’école Fuji, longtemps isolée des principaux pôles du pouvoir politique, la Nichiren Shoshu conserva une identité puriste, la plus rigoureuse parmi les autres lignées nichiréniennes. Cette orientation fut entièrement reprise par la jeune Soka Gakkai. Par ailleurs, la Soka Gakkai fut un des très rares groupes à se prévaloir d’une certaine résistance au gouvernement militariste : son premier président, Makiguchi Tsunesaburo (1871-1944) et vingt autres dirigeants furent arrêtés en 1943 pour lèse-majesté et violation du chian ijiho (Loi pour la Préservation de la Paix), charges liées à leurs activités de shakubuku et à leur refus de révérer les divinités shinto. Makiguchi mourut en prison. (réf.)

La réputation de prosélytisme agressif de la Soka Gakkai s’établit  dans les années 50, lors de la grande campagne de shakubuku (shakubuku no daikoshin) lancée par son deuxième président, Toda Josei (1900 - 1958), lors de sa cérémonie inaugurale du 3 mai 1951.C’est à cette occasion que Toda fit sa fameuse déclaration :

« Si je ne parviens pas à convertir par shakubuku 750.000 familles, ne faites pas de funérailles pour moi, jetez juste mes cendres dans la mer de Shinagawa. »

Les membres furent armés du Shakubuku kyoten (Manuel de shakubuku) qui mêle d’abondantes citations de Nichiren aux principes essentiels du Sutra du Lotuset aux enseignements nichiréniens, et fournit des arguments type pour répondre aux objections des futurs convertis. Le principal lieu de combat pour shakubuku était - et demeure encore - la petite réunion de discussion de voisinage (zadankai). En outre, les membres du Département de la Jeunesse faisaient pression sur les moines bouddhistes et les dirigeants des Nouvelles religions pour débattre avec eux. (réf.) Lorsque Toda mourut en 1958, son objectif avait été dépassé. Cette période posa les fondations de l’actuel statut de la Soka Gakkai et en fit la plus grande des Nouvelles religions. (note)

Les raisons de l’étonnant succès de la Soka Gakkai après la guerre peuvent s’expliquer par la crise, les déplacements urbains, la promesse de bienfaits matériels, les possibilités d’avancement de carrière que la structure organisationnelle offrait aux membres d’un faible statut social, etc. Cependant, un facteur tout aussi important fut la façon imparable avec laquelle la Soka Gakkai réaffirma la vérité exclusive du Sutra du Lotus, reprenant une des revendications centrales du bouddhisme nichirénien. Selon Nichiren, la « diffamation du Dharma » - le rejet du Sutra du Lotus - était la raison qui mena le Japon à la destruction, évitée de justesse, par les Mongols ; les récentes horreurs de la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences pouvaient être attribuées à la même cause. Comme le stipule le Shakubuku kyoten :

«…bien que ce Dharma, merveilleux et suprême, ait été établi au Japon depuis plus de 700 ans, les gens ne l’ont ni vu ni entendu, ne se sentirent pas concernés et ne cherchèrent point à le comprendre. En conséquence, ils souffrirent de châtiments collectifs et la nation fut détruite… Exactement comme les Japonais tremblèrent de peur face à l’invasion mongole, sont-ils terrifiés aujourd’hui par les armes atomiques.» (réf.)

Les moindres aspects de la situation politique étaient passés au crible à la lumière de telles explications. Nichiren, par exemple, s’appuyant sur les sources canoniques, proclamait que Brahma, la déité régulant le monde, punirait un pays qui diffamerait le Vrai Dharma ; Toda croyait apparemment que le Général Douglas Mac Arthur accomplissait la tâche de Brahma, punissant le Japon pour ses calomnies et ouvrant la route pour la diffusion du Vrai Dharma en instaurant la liberté de culte. (réf.) Dans ce sens, les souffrances des temps de guerre et d’après-guerre, individuelles ou collectives, devenaient compréhensibles, ramenées dans le cadre des explications de Nichiren. Les interprétations des événements par la Soka Gakkai faisaient à la fois autorité et donnaient une explication. Si la guerre et l’occupation proviennent de la « diffamation du Dharma », alors c’était les hommes et les femmes ordinaires de la Soka Gakkai qui, par shakubuku , devaient éradiquer ce démon fondamental une fois pour toutes. Citons encore le Shakubuku kyoten :

« Vous devez comprendre que vous êtes nés durant mappo* avec cette mission (sauver les gens par shakubuku). [...]. Si nous désirons réellement reconstruire un Japon paisible et établir la paix à travers le monde, alors, sans ménager notre vie, nous devons faire shakubuku afin de transmettre le Dharma à tous aussi rapidement que possible, sans perdre un seul jour ou une seule heure. »

Ainsi, la Soka Gakkai de l’après-guerre envisagea shakubuku non seulement comme un moyen d’éradiquer la faute de « diffamer le Dharma » qui avait conduit le pays à la guerre, mais encore comme une noble mission qui, en propageant la foi dans le Vrai Dharma, ferait que de telles tragédies ne puissent plus se reproduire. Les souffrances de la guerre et le prosélytisme de l’après-guerre furent fondus en un drame mondial, celui du salut du genre humain, dans lequel les membres de la Soka Gakkai jouaient le rôle principal. La force découlant de la conviction que l’effort personnel de chacun avait un impact direct sur la transformation du monde fut sans aucun doute un atout décisif dans l’attrait exercé par  la Soka Gakkai

Bien que l’image d’une Soka Gakkai agressive, militante, voire fanatique perdure encore, cela n’est plus totalement exact. Depuis les années 1970, aux dénonciations des autres religions ont succédé des activités culturelles et le mouvement pour la paix de la Soka Gakkai. (réf.) Ainsi le terme ‘‘shakubuku’’ a-t-il subi une transformation sémantique et n’est désormais qu’un simple synonyme de prosélytisme, sans nécessairement signifier une réprimande des «enseignements erronés».

Ces changements apparurent pour diverses raisons. Les reproches croissants de l’extérieur en sont une. La Soka Gakkai subit le feu de la critique pour ses implications politiques (notamment la création, en 1964, du Komeito, le Parti pour un Gouvernement Propre) et à cause du zèle excessif des adhérents, par exemple lorsque de nouveaux convertis détruisaient les tablettes ancestrales (ihai) sans le consentement des autres membres de la famille, en vertu du principe d’« éradiquer l’offense au Dharma » (hobo barai). D’autres facteurs qui contribuèrent à adopter une position plus modérée furent l'affaiblissement du sentiment de l'urgence à mesure que diminuaient les privations de l’après-guerre et, de façon plus fondamentale, un effort généralisé pour « l’intégration de l’organisation dans la société ».

L’abandon d’un exclusivisme nichirénien conflictuel joua également un rôle - bien que non déterminant - dans le schisme de 1991 entre la Soka Gakkai et sa maison-mère, la Nichiren Shoshu. Alors même que les racines du conflit remontent à de nombreuses années, l’événement déclencheur fut le discours d' Ikeda Daisaku (1928), Président d’Honneur et dirigeant de fait, lors d’une réunion des responsables de l’organisation, le 16 novembre 1990. L’un des nombreux points contestés par le Bureau des Affaires Administratives de la Nichiren Shoshu (Shomuin) fut le souhait d’Ikeda de modifier la nature de confrontation du shakubuku traditionnel. Ainsi, Ikeda est censé avoir dit que les déclarations telles que « les enseignements du Nembutsu mènent à l’enfer, le bouddhisme Zen est l’œuvre du démon, le Shingon détruit le pays » dégradaient le Dharma alors que dans la société d’aujourd’hui le mouvement pour la paix et les activités culturelles de la Soka Gakkai représentaient le moyen le mieux approprié pour sa propagation. Par ailleurs, Ikeda aurait fait remarquer que l’image publique d’un Nichiren dur et sévère était peu favorable en comparaison avec celle d’un Shinran plus aimable, et il aurait appelé à ce qu’« à partir de maintenant shakubuku soit basé sur la compassion ». Les dirigeants de la Nichiren Shoshu répliquèrent que les pratiquants devaient suivre les enseignements de Nichiren et non l’opinion de la société - la base de la propagation du bouddhisme dans les Derniers jours du Dharma consistant à « rejeter ce qui est faux et établir ce qui est juste », comme indiqué dans le Rissho Ankoku ron. Ils insistèrent sur le fait que s’attacher aux seuls aspects sympathiques de l’enseignement de Nichiren revenait à le déformer. (réf.)

Cet aspect de la présente fracture - un parmi d’autres - peut apparaître comme une nouvelle péripétie dans la lutte entre confrontation et conciliation qui a caractérisé toute l’histoire du bouddhisme de Nichiren. L’ironie du sort est que c’est la Soka Gakkai, jadis tellement agressive, qui a endossé la position modérée, tandis que la religion traditionnelle de la Nichiren Shoshu s’est radicalisée - pour le moins à un niveau rhétorique.

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