Le Sûtra du Lotus

texte français de Sylvie Servan-Schreiber et Marc Albert

taduit de l'anglais de The Lotus Sûtra traduit du chinois par Burton Watson (éd. Indes Savantes Paris 2007)

traduit par Sylvie Servan-Schreiber et Marc Albert depuis Burton Watson

CHAPITRE XVI 

DICTIONNAIRE

À ce moment, le Bouddha s'adressa en ces termes aux bodhisattvas ainsi qu'à la grande assemblée: "Hommes de bien, vous devez croire et comprendre les paroles véridiques de l'Ainsi-venu." De nouveau, il déclara à la grande assemblée: "Vous devez croire et comprendre les paroles véridiques de l'Ainsi-venu." Une fois encore, il répéta à la grande assemblée: "Vous devez croire et comprendre les paroles véridiques de l'Ainsi-venu."

À ce moment, les bodhisattvas et la grande assemblée, Maitreya à leur tête, joignirent les mains et dirent au Bouddha : « Honoré du monde, nous vous supplions de nous donner des explications. Nous croirons en la parole du Bouddha et l'accepterons. » Trois fois de suite, ils répétèrent leur requête et dirent une fois encore: « Nous vous supplions de nous l'expliquer. Nous croirons en la parole du Bouddha et l'accepterons. »

À ce moment, l'Honoré du monde, constatant que les bodhisattvas avaient réitéré leur requête par trois fois et plus, s'adressa à eux en ces termes : « Écoutez avec attention. Vous allez entendre le secret de l'Ainsi-venu et de ses pouvoirs transcendantaux. Dans la totalité des mondes, les êtres célestes et humains, et les asura croient tous que l'actuel Bouddha Shakyamuni, après avoir quitté le palais des Shakya, s'est rendu non loin de la ville de Gaya et que, assis sur son lieu de pratique, il est alors parvenu à l' anuttara-samyak-sambhodi. Pourtant, hommes de bien, un nombre incommensurable, incalcula­ble, des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, des millions de nayuta de kalpas se sont écoulés depuis que j'ai en fait atteint la bodhéité.

Supposons que quelqu'un prenne cinq cents, mille, dix mille, un million de nayuta asamkhya de mondes au milliard de plans et les réduisent en poussière. Puis, que se dirigeant vers l'est, il laisse tomber une particule de poussière à chaque fois qu'il franchit cinq cents, mille, dix mille, un million de nayuta asamkhya de mondes; et qu'il continue ainsi vers l'est en laissant tomber ces particules de poussière jusqu'à la dernière. Hommes de bien, qu'en pensez-vous ? Le nombre total de tous ces mondes est-il concevable, peut-il être calculé ? »
Le bodhisattva Maitreya et les autres répondirent au Bouddha: « Honoré du monde, ces mondes étant innombrables et sans limites, il est impossible à quiconque d'en calculer le nombre. Aucun esprit ne saurait être assez puissant pour le concevoir.

Même les auditeurs et le pratyekabuddha dont la sagesse est délivrée des impuretés ne peuvent imaginer ni saisir cette quantité. Bien que nous soyons parvenus à l'étape étape d'avivartika, nous ne saurions appréhender cela. Honoré du monde, ces mondes sont incommensurables et sans limites. »

Le Bouddha dit alors à la multitude de grands bodhisattvas : « Hommes de bien, à présent, je vais vous l'expliquer clairement. Supposons que tous ces mondes — qu'ils aient reçu une particule de poussière ou non — soient une fois de plus réduits en poussière. Admettons qu'une particule équivaut à la durée d'un kalpa. Le délai écoulé depuis que j'ai atteint la bodhéité dépasse ce temps de cent, mille, dix mille, un million de nayuta asamkhya de kalpas.

Depuis lors, je suis constamment demeuré en ce monde saha, à prêcher la Loi, à enseigner et à convertir. J'ai aussi, en d'autres lieux, mené des êtres vivants et leur ai procuré des bienfaits dans des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, des mil­lions de nayuta asamkhya de terres.

Hommes de bien, durant ce temps, j'ai parlé du bouddha Torche-enflammée et d'autres, et décrit de quelle façon ils avaient accédé au nirvana. J'ai utilisé tout cela comme un moyen opportun pour établir des distinctions.

Hommes de bien, lorsque des êtres vivants viennent à moi, j'utilise mon oeil de Bouddha pour observer leur foi et évaluer si leurs autres facultés sont vives ou limitées. Ensuite, selon leurs capacités à être sauvés, j'apparais en différents endroits et leur prêche sous différents noms, en spécifiant la durée pendant laquelle mes enseignements resteront efficients. Parfois lorsque j'apparais, j'indique que je suis sur le point d'entrer dans le nirvana, et j'emploie divers moyens opportuns pour prêcher la Loi subtile et merveilleuse, suscitant l'allégresse chez les êtres vivants.

Hommes de bien, l'Ainsi-venu observe comment chez les êtres vivants, certains, de mince vertu et aux lourds défauts, se satisfont d'une Loi mineure. A de telles personnes, je décris comment j'ai quitté dans ma jeunesse ma demeure pour atteindre l'anuttara­samyak-sambodhi. Mais, en vérité, le temps qui s'est écoulé depuis que j'ai atteint la bodhéité est extrêmement long, comme je vous l'ai déjà dit. C'est simplement que j'emploie un moyen opportun pour instruire et convertir les êtres vivants et leur permettre d'accéder à la voie du Bouddha. Voilà pourquoi je m'exprime ainsi.

Hommes de bien, les textes sacrés exposés par l'Ainsi-venu le sont entièrement pour le salut et l'émancipation des êtres vivants. Parfois je parle de moi-même, parfois des autres ; parfois je me présente, parfois je présente les autres ; parfois je montre mes propres actes, parfois je montre ceux des autres. Tout ce que je prêche est vrai et non pas faux.

Pourquoi fais-je cela ? L'Ainsi-venu perçoit le véritable aspect du Monde des trois plans, exactement tel qu'il est. Il n'y a ni flux ni reflux de naissance et de mort, pas plus que d'existence en ce monde et d'entrée ultérieure dans l'extinction. Il n'est ni substantiel ni vide, ni homogène ni varié. La perception qu'en ont ceux qui demeurent dans le Monde des trois plans n'est pas non plus adéquate. Tout cela, l'Ainsi-venu le distingue nettement et sans erreur.

Comme les êtres vivants ont des natures différentes, des dédésires différentsn agissent différemment, pensent et établissent des distinctions différemment, et parce que je sou­haite les aider à planter de bonnes racines, je me sers de différentes causes et conditions, analogies, paraboles et propos et je prêche différentes doctrines. Cela, l'oeuvre du Bouddha, pas un instant, je ne l'ai délaissée.

Ainsi, depuis que j'ai atteint la bodhéité, un laps de temps extrêmement long s'est écoulé. La durée de ma vie est d'un nombre incommensurable d' asamkhya de kalpas, et pendant tout ce temps je suis resté ici, sans jamais entrer dans l'extinction. Hommes de bien, dès l'origine, j'ai pratiqué la voie des bodhisattvas et la longévité que j'ai alors acquise n'est pas encore arrivée à son terme, mais durera deux fois le nombre d'années déjà écoulées. À présent, même si en fait je n'entre pas réellement dans l'extinction, j'annonce que je vais m'engager dans le cycle de l'extinction. C'est un moyen opportun que l'Ainsi-venu utilise pour instruire et convertir les êtres vivants.

Pourquoi fais-je cela ? Parce que si le Bouddha demeure très longtemps dans ce monde, les personnes de mince vertu n'arriveront pas à planter de bonnes racines, mais, vivant dans l'indigence et la bassesse, seront attachées aux cinq désirs et prises dans les filets des pensées illusoires et des chimères. Constater que l'Ainsi-venu est perpétuellement présent en ce monde et n'entre jamais dans l'extinction rendrait ces personnes arrogantes et égoïstes ou les ferait sombrer dans le découragement ou la négligence. Elles ne réaliseraient plus combien il est difficile de rencontrer le Bouddha et ne l'approcheraient plus avec respect et déférence.

Voilà pourquoi, utilisant un moyen opportun, l'Ainsi-venu déclare : "Moines, vous devriez savoir qu'il est très rare de vivre à une époque où l'un des bouddhas apparaît dans le monde." Pourquoi fait-il cela ? Parce que certaines personnes de mince vertu peuvent au cours d'innombrables centaines, milliers, dizaines de milliers, millions de kalpas avoir la chance de voir un bouddha alors que d'autres n'en verront jamais le moindre. Voilà la raison pour laquelle je leur dis : "Moines, l'Ainsi-venu est vraiment difficile à voir." Quand ils entendent cela, les êtres vivants réalisent nécessairement la grande difficulté de rencontrer le Bouddha. L'envie va alors en grandir dans leurs es­prits, ils vont réellement avoir soif de le contempler et seront alors enclins à planter de bonnes racines. Voilà pourquoi l'Ainsi-venu, qui en vérité n'entre pas dans l'extinction, mentionne cependant son passage en extinction.

Hommes de bien, les bouddhas et les Ainsi-venus prêchent tous une Loi analogue à celle-ci. Ils agissent dans le but de sauver les êtres vivants, donc ce qu'ils font est vrai et juste.

Figurez-vous ainsi un excellent médecin, sage et avisé, versé dans l'art de concocter des remèdes guérissant réellement toutes sortes de maladies. Ce médecin a quantité de fils, peut-être dix, vingt ou même cent. Ses affaires l'appellent dans une contrée lointaine. Après son départ, ses enfants absorbent une boisson empoisonnée qui les fait tomber sur le sol en se tordant de douleur.
À cet instant, leur père revient à la maison et découvre que ses enfants on bu du poison. Les uns ont déjà complètement perdu l'esprit, d'autres non. Voyant leur père de retour de son lointain périple, ils s'agenouillent devant lui au comble de la joie et l'implorent : "Quel bonheur que vous soyez de retour sain et sauf! Stupides que nous som­mes, nous avons bu du poison par erreur. Nous vous supplions de nous guérir afin d'aller au terme de notre existence !"

Constatant l'intense souffrance de ses enfants, le père suit alors diverses prescrip­tions. Il rassemble diverses herbes médicinales qui répondent à toutes les exigences de couleur, saveur et odeur, il les pile, les tamise et les mélange, puis il en donne une dose à ses enfants en leur disant : "Voilà un remède extrêmement efficace, de couleur, de sa­veur et odeur excellentes. Prenez-le, votre douleur sera aussitôt soulagée et vous serez délivrés de toute maladie."

Ceux des enfants qui n'ont pas perdu l'esprit réalisent que c'est un bon remède, d'une couleur et d'une odeur exceptionnelles. Ils le prennent donc aussitôt et sont en­tièrement guéris. Ceux qui ont perdu l'esprit sont tout aussi réjouis du retour de leur père et le supplient aussi de les guérir, mais, lorsque le remède leur est tendu, ils refusent de le prendre. Pourquoi cela ? Parce que le poison a déjà fait de profonds ravages et que leurs cerveaux ne fonctionnent plus comme auparavant. Même si le remède est d'une couleur et d'une odeur excellentes, ils ne le perçoivent pas comme bénéfique.

Le père se dit : "Mes malheureux enfants ! À cause du poison qu'ils ont absorbé, leur esprit est complètement égaré. Bien qu'ils soient heureux de me revoir et m'aient demandé de les guérir, ils refusent de prendre cet excellent remède. Il va falloir que j'use d'un moyen opportun pour les inciter à le prendre." Il leur dit alors : "Vous n'êtes pas sans savoir que je suis maintenant vieux et épuisé et que le moment de ma mort est venu. Je vais laisser ici ce bon remède. Prenez-le sans douter de son efficacité." Ces ins­tructions données, le père s'en va dans une autre contrée, d'où il envoie un messager à la maison annoncer : "Votre père est mort."

Alors, les enfants, à la nouvelle que leur père les a quittés et qu'il est mort, sont accablés par le chagrin et consternés. Ils se disent : "Si notre père était vivant, il aurait pitié de nous, et s'assurerait que nous sommes protégés. Mais maintenant, il nous a abandonnés et il est mort dans une contrée lointaine. Nous voilà orphelins et sans abri, sans personne sur qui compter !"

A force de ressasser leur chagrin, les enfants finissent par reprendre leurs esprits et se rendent compte que le remède est en fait de couleur, saveur et odeur excellentes. Ils k prennent et sont aussitôt guéris de tous les effets du poison. Apprenant que ses enfants sont rétablis, le père revient aussitôt chez lui et se présente devant eux.

Qu'en pensez-vous, hommes de bien ? Peut-on dire que ce médecin expérimenté s'est rendu coupable de mensonge ? »

« Non, Honoré du monde. »

Le Bouddha reprit : « Il en va de même pour moi. Cela fait d'innombrables incom­mensurables centaines, milliers, dizaines de milliers et millions de nayuta et asamkhya de kalpas que j'ai atteint la bodhéité. Cependant, pour le bien des êtres vivants, je me sers du pouvoir des moyens opportuns et je dis que je vais bientôt passer en extinction.

Dans ces circonstances, cependant, personne ne peut affirmer que je sois coupable de mensonges ou de fausseté. »

À cet instant, pour réitérer ses propos, l'Honoré du monde s'exprima en vers :
Depuis que j'ai atteint la bodhéité
un nombre incalculable de kalpas s'est écoulé,
des centaines, des milliers, des dizaines de milliers
des millions et des milliards d' asamkhya.
Constamment, j'ai prêché la Loi, instruisant et convertissant
d'innombrables millions d'êtres vivants,
les faisant accéder à la voie du Bouddha,
tout cela d'innombrables kalpas durant.
Pour sauver les êtres vivants,
je parais entrer au nirvana, mais ce n'est qu'un moyen opportun,
en vérité je n'entre pas dans l'extinction.
Je suis toujours ici à prêcher la Loi.
Je suis constamment là,
mais grâce à mes pouvoirs transcendantaux
je fais en sorte que
— dans leur égarement — les êtres vivants
ne me distinguent pas,
même lorsque je suis tout près d'eux.
Quand la multitude réalise que je suis passé en extinction,
de très loin et en tous lieux des offrandes sont faites à mes reliques.
Les coeurs s'emplissent d'une grande aspiration,
et la soif de me contempler saisit chacun.
Quand les êtres vivants sont devenus des croyants sincères,
qu'ils sont honnêtes et droits, que leurs intentions sont bienveillantes
et que leur seul désir est de voir le Bouddha,
sans hésitation aucune même au péril de leur vie,
alors, moi-même et l'assemblée des moines
apparaissons ensemble
sur le pic sacré de l'Aigle.
À ce moment, j'explique aux êtres vivants
que je suis toujours là, sans jamais entrer dans l'extinction,
mais que le pouvoir des moyens opportuns
me permet parfois de paraître m'être éteint, et à d'autres moments non,
et que si dans d'autres terres se trouvent des êtres vivants
respectueux et sincères dans leur désir de croire,
parmi eux également,
j'irai prêcher la Loi inégalée.
Comme vous n'avez jamais entendu parler de cela,
vous supposez donc que j'entre dans l'extinction.
Quand j'observe les êtres vivants
je les vois se noyer dans un océan de souffrances ;
je ne me révèle donc pas à leurs yeux
afin de susciter chez eux une soif de ma présence.
Puis, quand ils y aspirent de tout leur coeur,
j'apparais enfin et prêche la Loi à leur intention.
Tels sont mes pouvoirs transcendantaux.
Durant des asamkhya de kalpas,
j'ai constamment résidé sur le pic sacré de l'Aigle
et en divers autres lieux.
Quand les êtres vivants sont témoins de la fin d'un kalpa
et que tout se consume dans un immense brasier,
cette terre, qui est mienne, demeure paisible et sûre,
emplie en permanence d'êtres célestes et humains.
Salles et pavillons dans leurs jardins et bosquets
sont ornés de diverses sortes de joyaux.
Les arbres précieux
regorgent de fleurs et de fruits
et les êtres vivants se divertissent à leur guise.
Les divinités frappent les tambours célestes
faisant constamment des musiques de toutes sortes.
Une pluie de fleurs de Mandarava
se répand sur le Bouddha et la grande assemblée.
Ma terre pure n'est pas détruite,
alors que la multitude croit voir un brasier la consumer,
angoisse, terreur et autres souffrances de toutes parts l'envahissent.

Ces êtres vivants, aux diverses offenses,
en raison de causes provenant de leurs mauvaises actions
passent des asamkhya de kalpas
sans entendre mentionner le nom des Trois Trésors*.
En revanche, ceux qui pratiquent les voies méritoires
ont bon caractère, sont pacifiques, honnêtes et droits,
me verront tous,
ici, en personne, prêcher la Loi.
Parfois, à l'intention de cette multitude,
je qualifie la durée de la vie du Bouddha d'incommensurable,
tandis que j'explique à ceux qui ne vient pas le Bouddha
qu'après une très longue période
comme il est difficile de rencontrer le Bouddha.
Le pouvoir de ma sagesse est tel
que ses rayons sagaces resplendissent à l'infini.
Je dois à une pratique très longue
cette durée de vie d'innombrables kalpas.
Vous qui êtes dotés de sagesse,
n'ayez aucun doute à cet égard!
Chassez vos doutes à tout jamais,
car les paroles du Bouddha sont vraies et non pas fausses.
Il est semblable à un médecin expérimenté,
qui emploierait un moyen opportun pour guérir ses enfants à l'esprit égaré.
Il se fait passer pour mort, bien qu'il soit vivant,
sans que quiconque puisse affirmer qu'il ait menti.
Je suis le père de ce monde,
qui sauve ceux qui souffrent et sont dans l'affliction.
À cause de la confusion où se trouvent les gens ordinaires
alors que je suis vivant, je laisse croire que je suis entré dans l'extinction.
Car, s'ils me voient constamment,
arrogance et égoïsme surgissent dans leurs esprits.
Ils perdent toute retenue
et s'abandonnent aux cinq désirs
et tombent dans les voies mauvaises de l'existence.
Je distingue toujours parfaitement parmi les êtres vivants
qui pratique la voie et qui ne la pratique pas.
Pour répondre à leurs besoins d'être sauvés,
je prêche diverses doctrines à leur intention.
À tout moment je m'interroge :
« Comment puis-je permettre aux êtres vivants
d'accéder à la voie inégalée
et d'acquérir rapidement le corps d'un bouddha ? »

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