Carl JungEntre 1920 et 1940, Jung s'est plongé dans de nombreux textes classiques indiens, chinois et bouddhistes sur le yoga et la méditation. Timidement, il commença à introduire certains concepts de ces écrits dans sa vision d'une psychologie qui engloberait les niveaux personnel et interpersonnel de la psyché". (« À la recherche de nos vies antérieures » Par R. J. Woolger*)

Carl Jung n'était pas un bouddhiste au sens conventionnel du terme : cela mérite d’être précisé dès le début. Une fois ce fait compris, l'évaluation de ses nombreuses allusions au bouddhisme (et à la philosophie bouddhiste) dans ses écrits peut être librement analysée. En tant que psychologue vivant en Occident, pourquoi a-t-il mentionné le bouddhisme ? Dans la plupart de ses nombreux ouvrages, quel que soit le sujet abordé, le bouddhisme est mentionné au moins une fois, voire plusieurs. La mention du bouddhisme est tellement récurrente dans son œuvre qu'il est clair que Carl Jung pensait que le sujet était suffisamment intéressant pour être pris au sérieux dans l'étude et la compréhension de l'esprit. Il s'agit d'une observation intéressante compte tenu de sa formation médicale universitaire et de l'éloignement de la pensée matérialiste que cette inclusion semble signifier. Jung, dans son Mysterium Coniunctionis, fait preuve d'une compréhension innée de l'objectif du bouddhisme lorsqu'il déclare :

Le Bouddha qui réforma radicalement l’hindouisme intégra néanmoins toute la tradition spirituelle de l’Inde et ce, sans imposer au monde un modèle nouveau. Cette réforme ne nia ni n’ignora le panthéon hindou fourmillant de milliers de dieux, mais introduisit audacieusement l'Homme, qui n’en faisait auparavant pas du tout partie.

Jung n'était pas religieux au sens propre du terme car grâce à sa perspicacité psychologique, il voyait au-delà de la structure religieuse et comprenait son historicité. On pourrait dire que son esprit était tourné vers le sacré en raison du contenu spirituel évident d'une grande partie de son œuvre, bien qu’une telle assertion mérite d’être étayée. En réalité, Jung considérait la religion comme un sujet d'un grand intérêt psychologique, principalement en raison de son contenu archétypal évident. Grâce à la méthode psychologique qu'il a développée, il fit preuve d'une perspicacité souvent profonde et surprenante dans des systèmes essentiels tels que celui de la religion, balayant immédiatement tout obscurantisme inutile ou toute mystification excessive pour mettre en lumière la façon dont avaient véritablement évolué les enseignements. On pourrait dire qu'à une époque de sécularisation et de grands changements sociétaux, Jung insuffla aux enseignements religieux vieillissants une nouvelle réalité « psychologique » et une nouvelle pertinence.

Il s'acquitta de cette restructuration en se plaçant dans la position d'un psychologue moderne prônant une philosophie qui non seulement permet d’atteindre un état d’esprit sain, mais facilite aussi une découverte continuelle de soi en développant un état d’esprit épanouissant toutes ses qualités humaines. À l'instar des enseignements du bouddhiques, Jung considérait que le développement personnel était « guidé par l'esprit », un point pouvant éclairer l'intérêt que Jung lui portait.

La question de savoir si le bouddhisme doit être considéré comme une religion ou comme une philosophie de la découverte de soi est un vieux débat. Tout compte fait, il semble être davantage un chemin de découverte de soi qu'une religion, bien que Jung ait souvent parlé du Bouddha de la même manière que du Christ. Dans sa biographie intitulée Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Jung écrit :

Le Christ aussi – comme le Bouddha – est une incarnation du Soi, mais dans un sens très différent. Tous deux ont dominé en eux le monde : le Bouddha, pourrait-on dire, par une compréhension rationnelle, le Christ en devenant victime en raison du destin ; dans le christianisme cela est plutôt subi : dans le bouddhisme cela est plutôt contemplé et réalisé. L’un et l’autre sont justes ; mais dans le sens indien, l’homme le plus complet, c’est le Bouddha. Il est une personnalité historique et par conséquent plus compréhensible pour l’homme. Le Christ est à la fois homme historique et Dieu et, par suite, beaucoup plus difficilement accessible ; au fond, il n’était point compréhensible, même pour lui-même ; il savait seulement qu’il devait se sacrifier, ainsi que cela lui avait été imposé du fond de lui-même. Son sacrifice l’avait frappé comme l’eût fait tout destin. Le Bouddha a agi mû par la connaissance. Il vécut sa vie et mourut à un âge avancé. Il est probable que l’activité du Christ en tant que Christ ne dura que très peu de temps

Plus tard, il se produisit dans le bouddhisme la même transformation que dans le christianisme : le Bouddha devint, pour ainsi dire, l’imago de la réalisation du Soi, un modèle que l’on imite, alors que lui-même avait proclamé qu’en arrivant à vaincre la chaîne des nidânas, chaque individu peut devenir un illuminé, un bouddha.

À mesure que sa compréhension grandissait, Jung chercha à expliquer la psychologie à l’aide d’un « métarécit » philosophique capable d’inclure tous les phénomènes. Il développa une vue d’ensemble qui lui permit d’avoir une vision supérieure de la réalité, dépassant en cela largement les limites conventionnelles de la religion de son enfance, celui du christianisme protestant ou protestantisme. L'adulte Jung n'abordait plus la religion avec une foi aveugle, mais plutôt un intellect accru : quelles que soient les limites de chacune, toutes les religions devenaient à son sens une expression de l’esprit humain. Sa biographe Aniela Jaffé compila et édita la biographie de Jung Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées. Bien que Jung en ait approuvé la version finale, n’ayant pas rédigé lui-même le texte, il avait pourtant demandé de ne pas l’inclure dans ses œuvres complètes. C'est que décédé six mois plus tôt, Jung n'avait pas eu connaissance de l'introduction que rédigea Jaffé en décembre 1961. Dans cette introduction, Jaffé écrit :

Jung s’affirmait expressément chrétien et plusieurs de ses œuvres les plus importantes traitent des problèmes religieux de l’homme chrétien.

Aucune référence n’accompagne cette affirmation, et même en jetant un coup d’œil rapide sur son œuvre, il est évident qu’il ne favorisait pas une religion particulière et utilisait ses travaux psychologiques pour résoudre des problèmes chrétiens spécifiques. Se libérant ainsi du joug religieux, cette attitude lui permit de considérer la religion comme un ensemble spécifique de circonstances d’inspiration religieuse. Dans Psychologie et religion occidentale, il écrit :

Je ne sais pas ce que Dieu est en lui-même. Je ne souffre pas de mégalomanie. Pour moi, la psychologie est une science honnête qui reconnaît ses propres limites, et je ne suis pas un philosophe ou un théologien qui croit en sa capacité à dépasser la barrière épistémologique. La science est faite par l'homme, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de temps en temps des actes de grâce permettant la transgression dans des domaines au-delà.

En bref, sa psychologie voyait au-delà de la théologie et était capable de l'expliquer de façon rationnelle. Les commentaires qu’il fit dans sa vieillesse suggèrent en outre que ses idées se rapprochaient de plus en plus des enseignements bouddhiques, et que l'affirmation d'Aniela Jaffé doit être considérée comme hautement subjective, car une grande partie de la production académique de Jung contredit ouvertement cette position. Il est également important de rappeler que Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, bien que dicté par Jung peu avant sa mort en 1961, fut largement censuré par ses éditeurs avant sa publication posthume. Dans le livre intitulé À la recherche de nos vies antérieures, le psychothérapeute jungien Roger J. Woolger écrit :

Il est bien connu dans les cercles jungiens que de grandes parties de Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées ont été supprimées par des membres de sa famille parce qu'elles étaient embarrassantes pour le nom de la famille ; par exemple avant sa publication, chaque référence à son proche collaborateur Toni Wolff fut supprimée.

Quel que soit le traitement réservé à sa biographie, Carl Gustav Jung (1875-1961) était un pionnier exceptionnel dans l’analyse de l'esprit. Sa formation académique relevait de la médecine et de la psychiatrie, domaine encore à ses débuts. La psychiatrie tend à traiter la personne comme un sous-produit des réactions chimiques qui se produisent dans la structure physique du cerveau. Ces réactions sont intrinsèquement liées au système nerveux de l'homme, dont le dysfonctionnement est susceptible de provoquer toute sorte de comportements inappropriés au niveau physique de même qu'au niveau psychologique. Cet état d'esprit inadéquat peut généralement être observé dans le comportement de l'individu concerné, et un modèle être établi pour l’étudier et le comprendre.

Une fois la compréhension acquise, des traitements impliquant toute sorte d'activités, des chocs électriques, des bains glacés, des routines quotidiennes réglementées, des régimes, des exercices, et même la pratique de la lobotomie - c'est-à-dire l'ablation d'une partie de l'avant du cerveau - étaient souvent utilisés pour guérir les symptômes. Avec le temps, ces « traitements » qui, au mieux, pouvaient seulement être décrits comme « thérapie par l'aversion » et, au pire, comme une grossière pratique pseudo-scientifique, cédèrent la place à l'utilisation de drogues licites conçues pour affecter directement les processus chimiques du cerveau. C'est plus ou moins là où en est la psychiatrie aujourd'hui : fondée sur l'idée que la nature humaine dans son intégralité n'est rien d'autre qu’un ensemble de réactions chimiques au sein des structures physiques du cerveau, la maladie mentale correspond selon elle, malgré ses effets brutaux et dramatiques sur la personne qui en souffre et son entourage, à un ensemble de réactions chimiques désordonnées. Les médicaments psychotropes puissants sont conçus pour contrer les nombreux « désordres » qui peuvent se produire, et ainsi ramener la personne malade à un état d'esprit raisonnablement « normal » ou socialement acceptable. Dans The Psychogenesis of Mental Disease, Jung écrit :

La psychiatrie a été accusée de matérialisme flagrant. Et à juste titre, car elle est en passe de placer l'organe, l'instrument, au-dessus de la fonction - ou plutôt, elle le fait depuis longtemps. La fonction est devenue l'appendice de son organe, la psyché un appendice du cerveau. Dans la psychiatrie moderne, la psyché s'en sort très mal. Alors que d'intenses progrès ont été réalisés en anatomie cérébrale, nous ne savons pratiquement rien de la psyché, voire moins qu'avant. La psychiatrie moderne se comporte comme quelqu'un qui pense pouvoir déchiffrer le sens et la finalité d'un bâtiment par une analyse minéralogique de ses pierres.

Jung a découvert la psychiatrie alors qu’elle était tout à ses débuts. Cependant, en tant que psychiatre travaillant dans un environnement médical auprès de nombreux patients souffrant de plusieurs types de maladies mentales, il a observé que leur comportement, quelle qu’en soit la nature odieuse, découlait de schémas de pensée, et que ces schémas pouvaient être étudiés et compris comme étant le produit de l'histoire et de l'expérience personnelles du malade. En d'autres termes, des structures de pensée inappropriées, qui, en fonction de leur gravité, sont qualifiées de « névrose » ou de « psychose », peuvent être rattachées à un événement traumatique extrêmement puissant, reconnaissable dans la vie de la personne qui en souffre. Ces expériences interactives, à la fois négatives et sévères à un niveau physique, ont conduit l'esprit à conserver une empreinte psychologique de l'événement lui-même, une empreinte constituée d'un faisceau permanent de pensées imprégnées d’un traumatisme émotionnel. Cette névrose continue d'habiter l'esprit longtemps après que la réalité de l'événement physique l’ayant réellement provoquée se soit effacée de la mémoire ; un événement qui se cache juste derrière ce auquel pense encore celui qui est en train de vaquer à ses occupations ; un événement qui, à cet égard, affecte partiellement la personnalité et le comportement (névrose), ou submerge complètement l'esprit (psychose), empêchant ainsi toute interaction normale.

C'est à partir de ce constat que sont nées les bases de la psychologie analytique. Jung comprit que s'il parlait à un patient d'une certaine manière, il était alors possible de pénétrer la structure superficielle de schémas de pensée inappropriée et d’en combattre les véritables causes sous-jacentes. Grâce à l'utilisation minutieuse de mots et un certain format de questionnement, il fut capable de démêler des structures de pensée complexes, mais plus encore dans le même temps de les expliquer au patient. En démêlant les faisceaux psychiques de ses pensées bloquées, le patient recouvrait son énergie, prenant aussitôt conscience du problème et de sa cause (historique), cette prise de conscience dissolvant immédiatement la structure névrotique. Les recherches de Jung démontrèrent donc que lorsqu'un patient prenait conscience de la structure de ses schémas de pensée, ces schémas auparavant bloqués dans un cycle autodestructeur perdaient immédiatement leur connexité et disparaissaient en libérant son esprit. Grâce à des exercices d’association de mots soigneusement choisis, le patient devenait finalement de plus en plus conscient de lui-même, capable de rejeter toutes ses influences détestables qui pesaient jusque-là sur lui et recouvrer perspicacité et discernement ; une approche tout aussi efficace en ce qui concerne des patients fortement psychotiques.

Jung n’eut bien entendu pas à recourir aux pratiques plutôt sévères et douteuses qu’utilisèrent souvent les premiers psychiatres, pas plus qu’il ne put recourir aux médicaments qu’utilise aujourd’hui la psychiatrie moderne. Il développa en revanche une méthode psychanalytique unique qui semble porter ses fruits. Cette méthode correspond à une transition très intéressante entre les disciplines médicales psychiatrique et psychologique. Cette transition est inhabituelle, car la psychologie est généralement définie comme une branche de la philosophie. La psychologie est en fait l'étude de ce que pensent les gens, la façon dont ils le pensent et des raisons pour lesquelles ils le pensent. Elle n'est généralement pas associée à la biologie en tant que telle, mais peut être mieux définie comme l’étude per se de la pensée. Socrate et Plotin, par exemple, furent autant psychologues que philosophes, ayant développé une vision du monde à travers la façon dont l’humanité se comporte. Pour le philosophe, le mécanisme d’une réaction chimique ne peut être observé au moment où celle-ci se produit, lequel par conséquent ne peut être pris en considération dans l'analyse des modèles de pensée. Dans cette optique, la psychologie est l'étude de l'esprit tel qu'il apparaît à tout observateur individuel. Dans la tradition de la psychologie analytique (fondée par Jung), le thérapeute aide le client à observer son propre esprit. Ce n'est pas aussi simple qu'il y paraît, car la complexité de la vie moderne a créé toute sorte de schémas de pensée composite à fort indice émotionnel. La tension, pour ainsi dire piégée dans l'esprit, doit être clairement séparée en ses constituants, et le thérapeute être capable de la montrer sans ambiguïté au patient. C’est en cela que consiste l’accroissement de la « connaissance de soi ». Dans ce processus, le thérapeute agit comme un miroir pour le patient. Cependant, le thérapeute ne se contente pas de « refléter » de manière passive, il agit aussi activement comme interprète auprès du malade. Cette fonction d'interprète est l'essence de la méthode psychologique jungienne. C'est pourquoi un thérapeute jungien doit avoir suivi lui-même une analyse et s'être familiarisé avec la manière d'interpréter le contenu psychologique de l'esprit. Ceux qui n'ont aucune expérience ne peuvent pas montrer la voie.

Au fil du temps, Jung développa et affina ces concepts. Il théorisa l'existence d'une structure interpersonnelle au sein de l'esprit humain, qu'il appela « l'inconscient collectif ». Il s'agit de la structure psychique la plus profonde qui sous-tend les niveaux conscient et subconscient de l'esprit. C'est de là qu'émergeaient les « archétypes » dans l'esprit conscient. Les archétypes sont en quelque sorte des modèles psychologiques qui sont communs chez tous les êtres humains et qui sont stimulés et développés en fonction des circonstances. Différentes expériences favorisent l'émergence et le développement d'archétypes particuliers. Le caractère d'une personne peut différer du point de vue archétypal de celui d’une autre, simplement en raison d’une histoire personnelle différente. Jung comprit également que le comportement d’un être humain tend naturellement à dériver vers l’introversion ou l’extraversion. Selon lui, le but de la vie est d'explorer et de devenir pleinement conscient de tout ce que peut contenir l'esprit, un processus de développement du Soi qu’il nomma « individuation ». Bien que la psychologie puisse être utilisée pour soigner des comportements inappropriés, Jung estimait qu'elle offrait bien plus pour contribuer au développement d'un être humain en général. Il ne s'agissait pas seulement de guérir un individu des souffrances de la maladie mentale, mais aussi de l'obscurité relative à son incompréhension du véritable Soi*. Le voyage intérieur ne s'arrête pas à un bon comportement social, mais exige un effort continu que, toujours selon Jung, très peu de personnes parviennent à accomplir. Normes culturelles et pression sociale pour plus de conformité pourraient expliquer en partie cet échec, alors que les étapes de la vie d’une personne, comme le processus du vieillissement, permettaient déjà une large exploration du Soi. Jung pensait donc avoir découvert la clé de ce voyage dans un cadre moderne, occidental et scientifique, et ce même s'il avait transcendé la psychiatrie médicale et complètement dépassé les théories scientifiques de son ancien mentor Sigmund Freud.

Il n'existe aucune preuve que Carl Jung ait été influencé par la philosophie bouddhique pendant ses premières années de formation. Il est vrai que le bouddhisme était connu en Europe dès le début du XXème siècle, mais à cette époque [faute de textes, d’études approfondies, etc.] peu le comprenaient. En outre, les concepts des philosophies orientales, par ailleurs obscurs, n'avaient que très peu, voire rien à voir avec l'émergence de la pensée médicale moderne, une pensée qui servit pourtant de toile de fond aux premiers résultats professionnels de Jung alors jeune chercheur universitaire. Bien après cette période de formation et alors que sa méthode psychanalytique se développait, il s'est tourné vers l'étude approfondie des philosophies et littératures ; une étude qui le mena même à commenter un texte taoïste chinois (Le secret de la fleur d'or) que lui avait suggéré son ami Richard Wilhelm. Cette période d'études philosophiques reposait sur l'idée que si les traits que Jung avait observés dans l'esprit de ses patients étaient universels et récurrents, ces mêmes traits devaient s’exprimer tout au long de l’histoire. Jung étudia ainsi les littératures du monde afin de pouvoir identifier quelles en étaient les influences psychologiques sous-jacentes, laquelle étude tendit à confirmer ses conclusions. Il est intéressant de se demander ici si son exposition à différentes idées relevant de cultures variées contribua à élaborer la philosophie qui sous-tend la psychologie analytique. Après tout, nombre de traditions orientales dont Jung prit connaissance affirmaient régulièrement que le développement individuel passait essentiellement par le développement de l'esprit. Or, les enseignements bouddhiques sont au cœur de ces philosophies.

Jung concevait les archétypes comme une identification scientifique de motifs récurrents dans l'esprit, motifs ayant auparavant été le fondement de dogmes religieux. Souvent, l'imagerie religieuse utilisait directement des matériaux archétypaux, ce qui explique pourquoi Jung éprouvait un grand intérêt pour les mandalas qu'il croyait être des images représentant des états d'esprit conscients. Dans Psychologie et Alchimie, il écrit :

De même que les stupas conservent les reliques du Bouddha dans leur sanctuaire le plus intime, il existe aussi à l'intérieur du quadrilatère lamaïque, et même au centre du carré de terre chinois, un Saint des Saints ayant son agent magique, source cosmique de l'énergie, qu’il s’agisse du dieu Shiva, du Bouddha, d’un bodhisattva ou d’un grand maître. En Chine, il s'agit de Tian - le ciel – et de ses quatre effluves cosmiques qui en rayonnent.

De telles déclarations, disséminées dans l'ensemble des ses ouvrages, témoignent d'une compréhension directe et souvent surprenante de la culture spirituelle asiatique. Voilà un aspect remarquable de la part d’une personne n'ayant que peu, voire n’ayant pas eu d'expérience réelle de la culture asiatique elle-même. L'intuition philosophique de Jung sur « l'universalisme » de l'esprit humain semble avoir transcendé le besoin d'une expérience empirique. Il voit dans son propre esprit l'archétype qui se manifeste dans toutes les autres cultures, bien que cet archétype emprunte des expressions distinctes et spécifiques. Étudiant la littérature mondiale, il peut se familiariser avec les différentes structures culturelles et les associer fermement à des archétypes familiers. Dans Les archétypes et l'inconscient collectif, il écrit :

Ce qui peut être transformé, c'est justement cette racine de la conscience qui, bien qu'elle soit discrète et presque invisible (c'est-à-dire inconsciente), fournit à la conscience toute son énergie. Puisque l'inconscient nous donne le sentiment d'être quelque chose d'étranger, un non-moi, il est tout à fait naturel qu'il soit symbolisé par une figure étrangère. Ainsi, d'un côté, c'est la chose la plus insignifiante, tandis que de l'autre, dans la mesure où sa potentialité contient cette plénitude « ronde » qui manque à la conscience, elle est la plus significative de toutes. Cette chose « ronde » est le grand trésor qui se cache dans la grotte de l'inconscient et sa personnalisation est cet être personnel qui représente l'unité supérieure de la conscience et de l'inconscient. C'est une figure comparable à Hianyagarbha, Purusha, Atman, et au Bouddha mystique. C'est pour cette raison que j'ai choisi de l'appeler le « Soi », par lequel j'entends une totalité psychique et en même temps un centre, dont aucun ne coïncide avec l'ego mais l'inclut, tout comme un cercle plus grand en englobe un plus petit.

Courante dans la philosophie traditionnelle chinoise, l'utilisation de l'imagerie circulaire l’est aussi dans le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme. Les maîtres chaodong du bouddhisme chinois chan utilisaient par exemple des ronds ombragés et non ombragés pour signifier le développement conscient du stade de non-éveil à celui d'éveil complet.

Comme Jung, ces maîtres supposaient que la conscience et son expérience étaient essentiellement de nature sphérique. Il ne s'agit cependant pas d'une simple théorie, mais du produit d'une expérience précise acquise en regardant à l'intérieur de soi. Une telle vision ne s’acquiert qu’au prix d’un intense examen de son intériorité. La conscience, tout comme l'espace qu'elle perçoit, apparait comme en courbe. L'éveil n'est pas d’acquérir quelque chose de différent de ce qui existe déjà en soi à la naissance, mais plutôt de réaliser l’intégralité de l’esprit ici et maintenant, tel qu'il est. Autrement dit, le développement du self est le produit d'une concentration soutenue associée à un regard intérieur : ce qui est vu constitue l’éveil, l’ignorance existant dans la sagesse et le samsara dans le nirvana. C’est donc le fait de voir au-delà de cette réalité obscure qui constitue l'éveil, ou celui de percevoir la permanente modification du monde intérieur (et extérieur) de l'esprit. Jung exprime donc sa compréhension de l'éveil à travers cette totalité psychique, une idée en fait très proche de la conception du bouddhisme Mahayana. Le cercle (ou mandala) est très important dans le bouddhisme tardif. Dans Les archétypes et l'inconscient collectif, Jung écrit :

La littérature lamaïque donne des instructions très détaillées sur la manière dont un tel cercle doit être peint et sur son utilisation. La forme et la couleur sont fixées par la tradition, de sorte que les variantes évoluent dans des limites assez étroites. L'utilisation rituelle du mandala est en fait non bouddhiste ; en tout cas, elle est étrangère au bouddhisme Hinayana originel et apparaît d'abord dans le bouddhisme Mahayana.

Dans le bouddhisme primitif, la représentation du Bouddha par un symbole rond n'est pas totalement inconnue, car le Bouddha est souvent représenté dans l'art par son absence physique, peut-être par un trône vide, un arbre, des empreintes de pieds, ou même la roue du Dharma, etc. Pour servir d’objet de concentration, des images du Bouddha en personne remplacèrent l'accent qui était mis sur le « vide » ou « l'absence d’un moi permanent ». L’utilisation d’un mandala fit évoluer ce concept de sorte que des dessins géométriques précis et significatifs représentaient l’état d’esprit du Bouddha. Des symboles spécifiques furent développés pour transmettre l'esprit profond (inconscient) à l'esprit conscient qui l'observe, reliant ainsi ce dernier au premier en faisant connaître la présence de l'inconscient à l'esprit conscient. Lorsque Jung étudia le Yi King, il reconnut que ses structures à six lignes, en constante transformation et évolution, représentaient l'esprit en perpétuel mouvement et en cours de développement. Dans Les archétypes et l'inconscient collectif, il écrit :

Les phases et les aspects du processus de développement intérieur de mon patient peuvent donc s'exprimer facilement dans le langage du Yi King, car il est lui aussi basé sur la psychologie du processus d'individuation qui constitue l'un des principaux intérêts du taoïsme et du bouddhisme zen.

Dans toute gestuelle et symbole, le sens abonde. Jung parvint à cette conclusion très indépendamment de la philosophie orientale, mais il semble prendre un grand plaisir à constater que les différents enseignements aient confirmé la sienne, ce qui met en lumière son appréciation du bouddhisme ; il est en effet rare qu'un de ses livres ne mentionne pas le nom du Bouddha, ses enseignements, voire ne parle de sa naissance. Dans Les types psychologiques, il écrit :

Ainsi quand l’heure fut venue, Maya donna-t-elle naissance à son enfant sous l’arbre qui inclinait sa couronne vers la terre. Du bodhisattva incarné, un rayonnement incommensurable se répandit dans le monde, les dieux et toute la nature prenant part à sa naissance ; à ses pieds poussa un immense lotus et, debout dans le lotus, scruta-t-il le monde. D'où la prière tibétaine : Om mani padme hum (Om ! Regarde le joyau dans le lotus). Et le moment de sa re-naissance le trouva également sous l'arbre bodhi où il devint bouddha, l'Éveillé. Cette re-naissance, ou ce renouveau, fut accompagnée des mêmes phénomènes lumineux, des mêmes prodiges naturels et apparitions des dieux, que sa naissance.

Tout ce qui se passe devient significatif, à la fois comme expérience en soi et comme événement observable. Par cette manière d'observer, Carl Jung confère à l'événement le plus insignifiant en apparence la signification sous-jacente la plus profonde. En utilisant ce type d'observation avisée des événements extérieurs et de leurs traits psychologiques intérieurs correspondants, rien n'est négligé, car il n’existe pas d’expérience dépourvue d'une signification plus profonde. En utilisant cette méthode, Jung ne tente pas de justifier la religion ou les enseignements religieux, mais affirme qu’en tant que composante majeure de l'activité humaine à travers les âges, la religion ne peut qu'être chargée d’un sens archétypal, même si celle-ci ne peut objectiver son propre contenu dérivé de l'histoire. Dans L'homme et ses symboles, il écrit :

La triste vérité est qu’un ensemble d’oppositions inexorables compose la réalité de la vie d’un homme : le jour et la nuit, la naissance et la mort, le bonheur et la misère, le bien et le mal. Nous ne sommes même pas sûrs que l'un l'emporte sur l'autre, que le bien vaincra le mal, ou la joie la douleur. La vie est un champ de bataille. Elle l'a toujours été et le sera toujours ; et s'il n'en était pas ainsi, l'existence prendrait fin.

C'est précisément ce conflit au sein de l'homme qui conduisit les premiers chrétiens à attendre et espérer une fin rapide de ce monde, ou les bouddhistes à rejeter tout désir et aspiration terrestre. Ces réponses fondamentales seraient franchement suicidaires si elles n'étaient liées à des idées et des pratiques mentales et morales particulières, lesquelles constituent l'essentiel de ces deux religions et modifient, dans une certaine mesure, leur refus radical du monde.

Jung répond à de telles déclarations en différenciant sa psychologie et sa vision philosophique du monde de celle des religieux qu'il considère comme « négationniste du monde ». La présentation que nous donnons ici de sa compréhension du bouddhisme est particulièrement étroite si nous la comparons aux nombreuses autres déclarations qu’il lui consacra, et si nous considérons que ce livre ne fut achevé qu’en 1961, dix jours avant sa mort. Elle reflète donc l’expression d’un Carl Jung d'âge mûr, mais dont l’opinion semble plutôt celle d'un homme plus jeune, encore inexpérimenté parce que peu exposé au sujet. Il s’agit néanmoins d’une déclaration utile et probablement conçue pour aider quiconque à examiner l’aspect spirituel de son esprit, voire à dépasser son système de croyance particulier. En filigrane, cette déclaration rappelle que les premières religions tenaient déjà compte, quoique brièvement et superficiellement, d’aspects scientifiques que les esprits séculiers croyaient avoir découvert dans les sciences par eux-mêmes. Examinant le monde à travers ses opposés polaires, Jung considère au moins deux des principales religions tenter de « nier » un aspect de la création en faveur de son contraire. À travers sa psychologie il préconise, bien sûr, l'intégration de ces opposés polaires et non l'exclusion d'un de leurs aspects en faveur de l'autre. Telles que Jung les présente, ces deux religions remplacent « l'intégration » par le développement d'idées mentales et morales particulières qui justifient la religion et la maintiennent dans une lutte sans fin contre l'opposé polaire défavorisé. Pour le christianisme, l'ennemi est le « mal » tandis que pour le bouddhisme, c'est le « désir ». La bataille est répétitive et cyclique. Dans Aion, Jung discute du symbolisme de la roue, ou du cercle :

La roue, explique-t-on, symbolise le cercle, le cours ou le cycle de la vie. Cette interprétation présuppose des idées proches du bouddhisme, si l'on ne veut pas concevoir la roue comme le banal cycle des naissances et des morts. Comment la roue a-t-elle pu être incendiée ? C'est une question difficile à laquelle on ne peut répondre sans réfléchir. Nous devons plutôt considérer qu'il s'agit d'un parallèle avec la souillure du corps - en d'autres termes, une destruction de l'âme.

En Occident, l’utilisation du mot « âme » est une habitude chrétienne qui dénature le mot grec « psyché », qui peut être traduit à la fois par « esprit » et « souffle ». Cette confusion est due au développement de la théologie chrétienne, qui, dans sa volonté de se libérer de ses racines hébraïques, adopta la terminologie des philosophes grecs préexistants. Ce faisant, les premiers théologiens chrétiens modifièrent et déformèrent le sens grec original des mots pour répondre à leurs propres besoins et aspirations. Il va sans dire que lorsque le mot « âme » apparait dans la traduction d’un texte jungien, il doit invariablement être lu comme signifiant « psyché », ou « esprit », etc., par rapport à son sens philosophique grec. Jung semble dire que la récursivité d’habitudes chimériques peut détruire l'esprit (psyché) ainsi que le corps à un niveau physique s'il n'est pas contrôlé par l'observation pragmatique et un changement de comportement. En d'autres termes, il s'agit plus ou moins de la même observation que celle du Bouddha aboutissant à une solution similaire face au caractère cyclique d’existences non individualisées. Les problèmes non résolus de l'esprit doivent être mis au grand jour afin d'être compris en dehors du contexte de leur récursivité habituelle.

La philosophie et la psychologie de Jung accréditent le monde. Même des expériences étranges ou imprévues sont considérées comme chargées de sens. Pour expliquer le phénomène qu'il appelle « coïncidence significative », Jung développa la théorie de la « synchronicité ». En vertu de ce concept, un individu fait l'expérience de tout ce dont il a besoin pour s’individuer au cours de son parcours de vie. En d'autres termes, le contenu psychique semble souvent entrer en collusion avec l’extérieur, l'expérience physique, comme si ce contenu avait en quelque sorte généré cette expérience pour mettre potentiellement en place les circonstances prouvant leur inséparabilité. Bien que Jung n'ait jamais associé directement la synchronicité au karma, ni travesti cette notion de quelque manière que ce soit, il reconnut qu'un ensemble de circonstances apparemment aléatoires pouvait avoir une signification qui allait bien au-delà de celle d'une impression initiale. Dans son commentaire sur Le Livre des morts tibétain, il écrit :

Nous ne pouvons accepter avec prudence l'idée de karma que si nous la comprenons comme une hérédité psychique au sens le plus large du terme. L'hérédité psychique existe bel et bien - c'est-à-dire qu'il y a transmission de caractéristiques psychiques telles que la prédisposition à la maladie, les traits de caractère, les dons spéciaux, etc.

Plutôt que simplement lier, sur un plan physique, la relation de cause et effet à des actes physiques ; plutôt que lier les actes physiques uniquement à la loi de causalité, Jung introduit le concept de « signification » et le superpose aux circonstances vécues, éliminant ainsi l’aspect exclusivement matériel. Toutefois, au sens propre du terme, la signification ne se superpose pas véritablement mais fait seulement semblant de se superposer. Pour Jung en effet, l'esprit crée une interprétation des événements qui se déroulent, ces événements n'étant pas considérés comme existant dans un vide exempt d'influence psychique. En poussant la théorie de la synchronicité jusqu'à son terme, il s’avère que les événements semblent se produire au sein du tissu psychique lui-même. Cette notion exige cependant de transcender l’idée que « l'esprit » est séparé et isolé du « monde physique ». De fait, un jour, Jung interdit à une femme d'assister à ses conférences, mais lui conseilla de lire Le monde de la volonté et des idées de Schopenhauer. Dans Psychogenèse des maladies mentales, il écrit :

J'ai choisi Schopenhauer parce que ce philosophe, qui a été influencé par le bouddhisme, met expressément l'accent sur l'effet rédempteur de la conscience.

Peut-être Jung explique-t-il là que tout comme le philosophe allemand Arthur Schopenhauer, il croyait lui aussi que la rédemption, ou le salut, passait par un accroissement de la conscience, reconnaissant ainsi qu’il existe une similitude entre la philosophie de sa psychologie analytique et celle des enseignements bouddhiques, même si sa réflexion philosophique en est restée théoriquement indépendante. Jung poursuit le thème de la relation entre le bouddhisme et Schopenhauer dans son autobiographie Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées. Il y écrit :

Je ne peux m’empêcher de penser au Bouddha et à son rapport avec les dieux. Indubitablement, pour l’Asiatique croyant, le Tathagata est le suprême absolu. C’est pourquoi, bien à tort, on a soupçonné d’athéisme le bouddhisme Hînayâna. En vertu de la puissance des dieux, l’homme est habilité à acquérir une connaissance de son créateur. Il a même la possibilité de détruire la création dans son aspect essentiel, à savoir dans la conscience que l’homme a du monde. Aujourd’hui, par la radioactivité, l’homme peut effacer toute vie supérieure de la surface de la terre. L’idée d’une destruction du monde existe déjà en germe chez le Bouddha : par l’illumination, la chaîne des nidânas – l’enchaînement de causalités qui mène irrémissiblement à la vieillesse, à la maladie et à la mort – peut être interrompue de sorte que l’illusion de l’être touche à son terme. La négation de la volonté chez Schopenhauer indique prophétiquement un problème qui se produira dans l’avenir qui, de façon bien inquiétante, nous est déjà proche. Le rêve dévoile une pensée et un pressentiment qui existent dans l’humanité depuis longtemps déjà, l’idée d’une créature qui dépasse le créateur de très peu, mais d’un très peu décisif.

Jung semble faire dans cette déclaration l'amalgame entre le fait qu’une guerre nucléaire annihilerait le monde et sa perception de la négation du « moi », que procurent la méditation bouddhique et l'atteinte de l'éveil. Bien entendu, la philosophie bouddhiste affirme que la position « d'annihilation » ou « d'éternalisme » à l'égard d'un soi permanent est incorrecte. Cette idée fausse peut provenir du fait que la philosophie bouddhiste est présentée d'une manière qui informe l’adepte exactement de ce que l'éveil « n'est pas », plutôt que de ce qu’ « est » exactement l'éveil. Comme pour tout ce qu'écrit Jung, ses déclarations semblent proposer plusieurs facettes et niveaux de compréhension. Il a par exemple raison de dire que le bouddhisme n'est pas athée (puisque le Bouddha parlait ouvertement et souvent de l'existence de dieux) et bien que l’extrait susmentionné ne développe pas ce point, Jung fait en réalité allusion à l'existence du polythéisme au sein du bouddhisme. Chaque dieu représente à la fois un aspect particulier et différent de la création, c'est-à-dire différents aspects de toutes les caractéristiques possibles dont peut être pourvu un individu. Une étude de ces dieux peut donc ouvrir l'esprit de sorte que la compréhension que nous pouvons en avoir à un niveau inconscient parvienne à la lumière de la conscience. Le Bouddha enseigna en effet une voie indépendante qui reconnaît l'existence des dieux mais ne dépend pas de leur aide pour trouver le salut.

Le bouddhisme pouvant donc être décrit comme non théiste, la question de savoir si le nirvana bouddhiste représente « l'annihilation du monde » reste ouverte. D'un côté, le Bouddha enseigna l’éradication de l'avidité, de la haine et de l'illusion, et déclara que cela correspondait à mettre fin à une vie fondée, à tort, sur la notion d'un moi/soi permanent et entièrement guidée par le désir à l’état pur. Bien que cela corresponde effectivement à la fin d'un type d'existence s'ensuit-il, comme le suggère Jung, que c’est en soi la fin du monde ? Est-il juste de suggérer qu'avec la fin d'un mode de vie, toute vie cesse d'exister ? Ou bien Jung écrit-il de manière si subtile qu’il dissimulerait une grande partie de ce qu'il pense derrière de simples métaphores et allégories ?

Lorsque l'esprit cherche à se réajuster à un nouveau mode de fonctionnement une nouvelle perspective voit le jour, une perspective que les concepts créés et utilisés par l’ancien mode de fonctionnement ne peuvent correctement expliquer. Comme tout ce qu’écrit Jung, c’est le lecteur qui rendra ses/ces textes significatifs, un aspect dont Jung était à notre avis très conscient puisqu’il adopte l'écriture délibérée d'un esprit conscient d’un autre. À travers ses développements psychologiques, il attire en effet l'attention du lecteur sur les problèmes du monde contemporain et, ce faisant, suggère que le développement intérieur doit entretenir une relation innée avec les événements extérieurs et que la progression de l'un ne peut se faire sans celle de l'autre. Parmi ses œuvres figure notamment le texte intitulé Deux essais de psychologie analytique, dans lequel il écrit :

Nous avons précédemment mentionné que l'inconscient contient, pour ainsi dire, deux niveaux ou deux couches : la personnelle et la collective. Les premiers souvenirs de l'enfance terminent la couche personnelle, mais la couche collective comprend la période pré-infantile, c'est-à-dire l’héritage de nos ancêtres. Alors que les images-mémoires de l'inconscient personnel sont, pour ainsi dire, pleines parce qu'il s'agit d'images vécues personnellement, les archétypes de l'inconscient collectif ne sont pas pleins parce qu'il s'agit de formes non vécues auparavant. Lorsque dépassant par contre la période de la petite enfance, l'énergie psychique régresse et fait irruption dans l'héritage de la vie ancestrale, les images mythologiques se réveillent : ce sont les archétypes. Un monde spirituel intérieur, dont nous n'avions jamais soupçonné l'existence, s'ouvre alors, et présente des contenus qui semblent s'opposer à toutes nos idées antérieures.

Au fur et à mesure que Jung mûrissait, ses idées se développaient et l'on sait qu'il commençait à prendre au sérieux la possibilité d’une re-naissance ou d’une réincarnation. Ses œuvres, telles que nous les connaissons actuellement, ne l’affirment pas directement, mais l’on peut y trouver des indices ici et là comme dans le cadre de la citation susmentionnée. Plus encore, des chercheurs et universitaires, qui eurent accès aux parties censurées de la biographie de Jung Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, découvrirent qu'il avait écrit des textes sur la réincarnation, mais que ces sections furent supprimées avant la publication du livre, apparemment sur ordre des membres de sa famille qui, probablement en tant que fervents chrétiens, trouvaient à l’époque la notion de re-naissance théologiquement inacceptable. Dans les années précédant le travail qu’il réalisa au Japon en 1991, le sinologue britannique et bouddhiste chan Richard Hunn (1949-2006) m’a raconté, au cours d'une conversation, avoir participé à un projet de recherche concernant l'étude des œuvres inédites de Carl Jung et s’être rendu en Suisse pour avoir accès à ses/ces nombreux textes. Richard Hunn rapporte que se trouvaient parmi eux un certain nombre de textes parlant favorablement de la possibilité d’une re-naissance. Il s'agissait notamment des extraits censurés de Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées ainsi que d'autres textes sans rapport avec ceux-ci. Une constatation similaire se trouve dans le livre À la recherche de nos vies antérieures de Roger Woolger, qui déclare :

La croyance croissante de Jung en la réincarnation était-elle aussi, d’une certaine manière, embarrassante ? D'après l’un de mes collègues, elle l’était apparemment. Récemment parti à Zurich, ce collègue avait rendu visite à l'une des filles de Jung pour l'interroger spécifiquement sur les croyances de son père en matière de vie antérieure. Elle lui dit que son autobiographie contenait pas mal de choses à ce sujet, mais que les éditeurs de Zurich avaient tout modifié.

« Comment le savez-vous ? » demanda mon collègue.

En réponse à sa question, elle le conduisit dans une autre pièce et lui montra une vitrine contenant le manuscrit de Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées. Elle lui montra ensuite les endroits où les éditeurs avaient modifié certains mots et passages pour atténuer le contenu spécifique concernant la réincarnation. Apparemment, la famille de Jung et les éditeurs avaient fait pression sur lui pour qu'il effectue ces changements, craignant qu'il ne paraisse sénile aux yeux du public.

Quelle que soit la vérité de cette affaire, il paraît indubitable que le développement personnel et psychologique de Jung se soit poursuivi à un rythme soutenu jusqu'aux derniers jours de sa vie. Un exemple de ce développement continu peut être observé dans ses œuvres complètes, dont le contenu théorique évolue lentement, de décennie en décennie. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que la philosophie de la psychologie jungienne, essentiellement laïque (et spécifique), se rapprocha de plus en plus de la pensée bouddhiste. Cela ne veut pas dire qu'il ait accepté sans critique les fondements philosophiques de la pensée bouddhiste, mais que par son travail intérieur d'exploration de soi, il en est venu à reconnaitre le Bouddha comme un compagnon de route sur le chemin de la pleine individuation.

En d'autres termes, Jung perçut dans les enseignements bouddhiques la justification de nombre de ses propres théories psychanalytiques. Bien que n'étant pas entièrement en accord avec la psychologie jungienne, l'exemple bouddhique concernant le développement personnel en reste néanmoins très proche, à tel point que les bouddhistes pourraient véritablement bénéficier des enseignements de Jung, et les junguiens mieux comprendre la nature même de la théorie qu'ils défendent. En adoptant un regard approprié, fort et perspicace, bouddhisme et « jungianisme », ou philosophie jungienne, peuvent se réconcilier et continuer de se développer. En effet, des preuves suggèrent que vers la fin de sa vie, Jung faisait exactement cela. Claire Dunne, l’auteur de Carl Jung - Wounded Healer of the Soul, relate une conversation que celui-ci eut avec Miguel Serrano le 10 mai 1961, alors qu’il était sur le point de mourir paisiblement dans son lit le 6 juin 1961. Jung lui disait :

Aujourd'hui, personne ne prête attention à ce qui se cache derrière les mots... aux idées fondamentales qui s'y trouvent. Pourtant, l'idée est la seule chose qui existe vraiment. Ce que j'ai fait dans mon travail, c'est simplement de donner de nouveaux noms à ces idées, à ces réalités. Prenons, par exemple, le mot « inconscient ». Je viens de terminer la lecture d'un livre écrit par un bouddhiste zen chinois. Et il m'a semblé que nous parlions de la même chose, et que la seule différence entre nous était que nous donnions des mots différents à la même réalité. Ainsi, l'utilisation du mot « inconscient » n'a pas d'importance ; ce qui compte, c'est l'idée qui se cache derrière le mot.

Ch'an and Zen teaching - First Series, le livre que Jung était en train de lire, avait été traduit en anglais par l'érudit bouddhiste chinois Charles Luk (1898-1978). Il comprend d'importants textes bouddhistes chinois dont la traduction du Sutra du Cœur et des récits de six maîtres chan. On y trouve également les enseignements de l'éminent maître chan Xu Yun (1840-1959), le « nuage vide », qui traitent de la technique de méditation et des états mentaux auxquels s'attendre lors d'une introspection profonde. Jung demanda à sa collègue, le Dr Marie-Louise von Franz, d'écrire à Hong Kong une lettre à Charles Luk pour lui faire part de son appréciation du texte. Bien que la famille Jung n'ait pas encore publié cette lettre, Charles Luk permit d’en citer un extrait sur la quatrième de couverture du livre susmentionné (publié pour la première fois en 1960), dans lequel Marie-Louise von Franz déclare en parlant de Jung :

Il était enthousiaste... Quand il lisait ce que disait Hsu Yun, il avait parfois l'impression que lui-même aurait pu dire exactement cela ! C'était exactement ça !

D'un point de vue bouddhiste, il serait intéressant de voir l'intégralité du contenu de cette lettre, car on pourrait y trouver la déclaration définitive de Jung sur l'utilité du bouddhisme en tant que voie culturelle personnelle et méthode psychologique de développement. En l'état actuel des choses, l'ensemble de son œuvre met clairement en évidence que Jung s'intéressait beaucoup au bouddhisme, même s'il était généralement très prudent dans ce qu’il écrivait. Comme on peut s'y attendre, bien que ses ouvrages soient écrits dans un style purement académique, il exprime de temps à autre véritablement le fond de sa pensée. Cela ne veut pas dire que la psychologie qu’il a développée ressemble en tout point à l'enseignement bouddhique : subsistent des différences substantielles, mais la culture bouddhique du Soi peut être expliquée en utilisant les termes jungiens « conscient », « subconscient » et « inconscient ». D'une manière générale, la technique de méditation bouddhique, dont il existe de nombreuses variantes, consiste essentiellement à développer sa capacité de concentration en focalisant son esprit de façon intense. Etre capable de rassembler toutes ses pensées et tous ses sentiments en un seul point de son esprit est crucial pour qu’ait lieu l'éveil bouddhique. Grâce à cet effort de concentration, pensées et sentiments qu’un bouddhiste s’exerce à ignorer et à considérer comme illusoires, peuvent finalement s’immobiliser.

Réussir à « arrêter » le flot de nos pensées, voilà l’objectif : selon Bouddha, celles-ci sont le plus souvent superficielles et le fruit de l'avidité, de la haine et de l'illusion. On enseigne donc à l'étudiant en bouddhisme que toute souffrance provient de ce flot incessant ; si la méditation parvient à le « calmer », la souffrance humaine cesse. Une fois l'esprit « apaisé » en surface et donc « vide » de tout contenu, le pratiquant bouddhiste peut voir clairement la profondeur de son esprit. La surface ou l'esprit conscient étant libéré de toute activité, cela lui permet d'observer son subconscient, d’où pensées et émotions commencent à surgir (ou à prendre naissance). La méthode de concentration est cependant suffisamment forte pour empêcher que le contenu ne devienne totalement conscient. La nature de l'esprit est à ce stade ressentie comme « spacieuse » et « vide », bien que subsiste encore l’impression qu'un « observateur » regarde un « contenu » distinct. En poursuivant cette pratique, le contenu subconscient est lui aussi complètement « déraciné », de sorte qu'à ce niveau de l'esprit tout est aussi complètement « apaisé » : c'est la réalisation du « vide relatif », « relatif » parce que subsiste toujours un observateur regardant un vide qui semble séparé et distinct. Le Bouddha enseigna en effet que toute illusion commence par séparer l'esprit en « sujet » et « objet », et bien que le pratiquant bouddhiste ait déjà fait un grand pas pour y parvenir, il doit encore progresser. Pour ce faire, il doit « regarder » directement dans son inconscient. L'inconscient est, en bouddhisme, le véritable aspect vide de l'esprit – un esprit dépourvu d’une nature en soi, d’une nature substantielle. Il ne s'agit pas d'une négation de la réalité, mais plutôt de la base à partir de laquelle toute réalité prend naissance. Regarder l'inconscient exige une force d'esprit déterminée, qui sache rester ferme et concentrée. Cet esprit doit à la fois « regarder » et être suffisamment puissant pour empêcher l'apparition de pensées et de sentiments qui obscurciraient l'ensemble du processus.

L'éveil complet pour un bouddhiste implique d’intégrer « l'observateur » et « l'observé » ou, pour essayer de l'exprimer en termes jungiens, d'intégrer complètement le conscient et l’inconscient de manière à expérimenter l'unité et la complétude. Cette intégration suppose un effort de volonté au bouddhiste : aucune perturbation intérieure ou extérieure ne doit venir troubler ce processus. La philosophie bouddhique considère un tel processus comme permettant de dissoudre le sentiment imaginaire d’un soi permanent (conscient/subconscient) et, grâce à une technique méditative efficace, de prendre conscience de la véritable essence vide (inconsciente) de l'esprit. Le contenu de l'esprit, que les bouddhistes considèrent comme illusoire, a évidemment pour Jung une signification spécifique et profonde. Alors qu’un bouddhiste s'efforce de « calmer » ou d'empêcher ce contenu de surgir, Jung s'efforce d'analyser et de comprendre sa signification. Le bouddhiste cherche à percevoir directement l'essence de l'esprit en apaisant son contenu, tandis que Jung tente d'interpréter la signification de ce même contenu. Les deux approches préconisent d'acquérir la connaissance de la sagesse pour s’aventurer plus loin, mais diffèrent fondamentalement l’une de l’autre. Alors qu’aux yeux d’un bouddhiste, comprendre le contenu de l'esprit revient à ajouter des pensées illusoires à une mauvaise habitude de penser, le fait de supprimer ou de nier le contenu de l'esprit en élimine, selon Jung, le tissu même, ceci remettant en cause sa méthode analytique.

La différence entre la voie préconisée par le Bouddha et celle développée par Jung réside en fait dans la façon dont chacun traita le contenu de l'esprit. Le Bouddha enseigne que tous les êtres sont, intrinsèquement et par habitude, attachés à ce flot de pensées continuel ; par conséquent, la réponse qu’il donne à cet attachement est de cultiver le « non-attachement ». L'attachement à la pensée étant selon le Bouddha la base de toute souffrance humaine, s’exercer au « non-attachement » est donc essentiel.

Admettant volontiers que la plupart des gens ne comprennent pas leur propre esprit - ce qu’ils pensent/leurs pensées, voire ce qu’ils éprouvent/leurs sentiments - Jung préconise de mieux comprendre le contenu de cet esprit plutôt que de le rejeter, l’esprit ayant une signification profonde mais souvent peu claire aux yeux d’un individu lambda. Bouddhisme et jungianisme pensent donc tous deux qu’il importe de cultiver la connaissance et la sagesse pour un développement personnel réussi.

Comme le Bouddha, Jung convient cependant que le simple maintien d'un esprit équilibré ne suffit pas à bien se développer. Dans les deux systèmes, un esprit sachant se contrôler n'est qu'un objectif à court terme, quoiqu’utile socialement parlant. Le Bouddha agit comme s’il enlevait le courant de pensée obscurcissant l'esprit en surface, afin d’arriver à en voir clairement le fond et le fondement - le réceptacle dans lequel surgissent lesdites pensées. Du point de vue bouddhique, il s’agit d’une démarche logique car le flot incessant des pensées et des sentiments est si fort que l'attention à lui porter est le seul aspect que l'esprit s’autorise, occultant tout le reste. Autrement dit, voir ou saisir l'esprit et ses constituants sous-jacents dans leur globalité est le but de la voie bouddhique, une expérience qui modifie profondément la perception du pratiquant et facilite une vision correcte de la nature de son esprit. En outre, la perspicacité développée par le travail bouddhique allège la ou les souffrances qu’il peut connaitre tout en transcendant la dichotomie « sujet-objet ».

Le processus d'individuation que Jung propose est d'intégrer pleinement et entièrement tous les aspects de l'esprit tout en prenant conscience que le monde physique et le mode de pensée sont intrinsèquement liés. Sa méthode enseigne que le contenu conscient et subconscient de l'esprit émerge de l'inconscient, tous deux étant par nature intrinsèquement liés.

En cultivant correctement l'interprétation du contenu de l'esprit, chaque phénomène psychique peut être compris dans sa manifestation archétypale, avec toutes les ramifications que provoque une telle compréhension. Cette compréhension développée au fil du temps conduit finalement l'esprit conscient à comprendre le subconscient et l'inconscient. Cela signifie que l'esprit conscient devient si fort et si calme qu'il est capable d'intégrer en lui-même tous les aspects de l'esprit, sans qu’aucun paradoxe ou aucune contradiction ne puissent plus l’obscurcir. En d'autres termes, l'inconscient et son contenu sont conduits vers la claire lumière de l'esprit conscient, permettant une individuation complète. Comprendre la signification profonde et inconsciente du contenu de l'esprit conscient transforme ainsi de façon durable l'esprit et sa façon de percevoir le monde. Dans l'avant-propos du livre An Introduction to Zen Buddhism de DT Suzuki, Jung explique l'importance que revêt l'inconscient pour l'esprit conscient :

L’inconscient constitue la totalité de la structure à partir de laquelle la conscience reçoit continuellement des fragments.

En résumé, bouddhisme et jungianisme se rejoignent sur la façon de développer la compréhension de la nature de l'esprit inconscient. Ces deux voies ou systèmes de pensée considèrent cet aspect comme le but philosophique ultime. Cet aspect est particulièrement poignant si l'on considère que Jung assimila le « vide » bouddhique à la façon dont il interprétait l'esprit inconscient. En utilisant des méthodes différentes, chaque système finit en réalité par toucher la conscience directe de l'esprit (inconscient) et, ce faisant, confère à l’adepte une toute nouvelle façon de percevoir l'existence.

Par un acte de volonté pure et concentrée, le Bouddha semble supprimer le fonctionnement de l'esprit conscient pour révéler l'inconscient qui vit dans ses profondeurs, tandis que Jung utilise la signification inhérente et implicite de chaque élément conscient pour attirer l'inconscient (et son contenu) dans l'esprit conscient afin d’observer et de comprendre ses éléments. La voie bouddhique ne s'arrête pas simplement à la perception de l'esprit vide (c'est-à-dire inconscient). Une fois développée une telle conscience, tout le fonctionnement normal de l'esprit conscient est en effet réactivé, de sorte que l'esprit conscient s’intègre parfaitement à l'esprit inconscient. Cet état d'éveil complet réunissant tous les niveaux ou couches de l’esprit, est donc fondamentalement différent de l’état d’esprit habituel préalable, non encore développé (et donc unilatéral). Or, le jungianisme vise exactement la même intégration de tous les aspects de l'esprit.

Bien qu’ils utilisent deux voies radicalement différentes et traitent chacun à leur manière le contenu de l'esprit, bouddhisme et jungianisme partagent donc exactement le même but. Le Bouddha préconise la méditation comme auto-apprentissage. Sa méthode permet au pratiquant d’observer l'esprit de manière isolée, tout en pouvant avoir recours à un sutra ou un maître qui le guideront. Ce modèle comprend un temps de méditation d’environ 90 % et un temps de conseil d’environ 10 %. À titre de comparaison, la psychologie analytique jungienne présente un ratio exactement inverse : le thérapeute qualifié consacre environ 90% de son temps en conseils au patient, patient qui, lui, passe environ 10 % de son temps en auto-analyse. Ces proportions montrent ainsi que la voie du Bouddha est « autonome », alors que la voie professionnelle jungienne est « dépendante ». Dans Psychologie et orientalisme, Jung explique le contexte général de son travail et pour quelles raisons il cite le bouddhisme :

Mon petit essai sur la méditation orientale évoque le traité populaire Amitayar Dhyhana Sutra, un texte Mahayana relativement tardif et sans grande valeur. Un critique s'est opposé à mon choix : il ne comprenait pas pourquoi j’avais choisi pour présenter la pensée bouddhiste un traité si peu connu au lieu d'un texte pali classique et véritablement bouddhique. Il n'a absolument pas tenu compte du fait que je n'avais aucunement l'intention d'exposer le bouddhisme classique, mais que mon objectif était d'analyser la psychologie de ce texte particulier.

Jung formula sa psychologie en observant dans un cadre clinique des patients souffrant de toute sorte de problèmes mentaux débilitants. Il est peu probable qu'il ait connu à ses débuts le bouddhisme, ou que le bouddhisme ait servi d'inspiration à ses points de vue développés sur l'esprit. En réalité, Jung s'est servi de l'observation de l'esprit (de nombreux patients différents) pour comprendre certains principes psychiques généraux applicables à tous.

En bon érudit, il chercha à travers la littérature mondiale des preuves de ses découvertes. Cela impliquait d'étudier les textes, y compris bouddhiques, de nombreuses religions. Au cours de ses recherches, certains concepts bouddhiques uniques touchèrent sa sensibilité. Cet homme, le Bouddha, qui avait vécu dans l'Inde ancienne il y a environ 2500 ans, avait décidé de soulager la souffrance humaine en observant son esprit. Bien que Jung ait eu accès aux nombreux sutras bouddhiques, déjà traduits à cette époque en allemand, il pouvait voir, mais sans pouvoir totalement l’approuver, quelle méthode le Bouddha préconisait. Cette méthode semblait en effet contredire ce que la science laïque occidentale de son temps enseignait, à savoir que seul l'esprit conscient pouvait accéder à la connaissance.

Du point de vue de Jung, le Bouddha semblait enseigner la négation de la conscience - la faculté même que le développement de Soi devait cultiver. Or, il s'agit là d'une interprétation erronée de la philosophie bouddhique, liée principalement à un manque de traductions adéquates et avancées des textes bouddhistes importants. Il est vrai que les premiers sutras tendent à donner l'impression que seul un esprit « calme » est nécessaire pour atteindre l'éveil, mais les sutras Mahayana mettent clairement en évidence que ce stade n’est qu’intermédiaire : le Bouddha enseigne donc que « le vide est la forme ; la forme est le vide ».

Bien que ces premiers sutras soient corrects, ils s’appuient probablement sur un plus grand nombre de maîtres en méditation qui guident l'étudiant au fur et à mesure qu'il avance dans son développement vers les étapes suivantes. En réalité, le Bouddha ne « nie » pas la conscience mais suspend sa tendance à être obscure, de sorte qu'elle devienne totalement translucide et permette aux autres aspects de l’esprit d’être perçus. Dans l'état d'éveil complet, l'esprit est totalement présent mais est affranchi de ses limites. Le contenu de l'esprit qui se manifeste alors est désormais le produit de la partie la plus profonde du tissu psychique.

Lorsque Jung rencontra pour la première fois le bouddhisme, il eut probablement le sentiment que cette philosophie religieuse ou cette religion philosophique serait d’une façon archétypale utile pour son travail en cours, ce qui explique qu’il l’ait intégrée tout au long de ses travaux. Finalement, à mesure qu'il mûrissait et que la traduction de nouveaux textes bouddhiques était publiée, il comprit que sa voie et celle du Bouddha partageaient exactement le même objectif interpersonnel : libérer l’individu d'une perspective psychologique limitée.


Source : https://wenshuchan-online.weebly.com/carl-jung--buddhism-part-i.html