L’approche rationnelle de l’étrange
par Jean Baechler


L’étrange - c'est-à-dire ce qui apparaît étranger aux cadres de référence des expériences humaines courantes, du sens commun et de la rationalité éprouvée - exige de qui a la prétention de la traiter scientifiquement, qu'il commence par faire valoir ses motivations intellectuelles à s’y résoudre. Pour mon compte, je puis en avancer deux, qui devraient suffire à lever tout soupçon de crédulité et de fascination pour l’étrange. J'ai passé plusieurs années à mener une vaste enquête sur la nature humaine, en tant que productrice des choses humaines en général, en adoptant délibérément et rigoureusement le point de vue de la normalité la plus avérée (réf.). Par le fait même, apparaissaient seulement en creux et de manière virtuelle toutes les expressions de l’anormalité, soit pathologique - abordée, cependant, sous un angle très particulier dans Les suicides (réf.) - soit étrange ou « paranormale ». Les formes de l'étrange m’ont occupé plus spécifiquement à l'occasion d'une autre enquête, encore en cours, sur les religions. La science des religions s'est rangée, dès ses débuts au XIXe siècle, au postulat méthodologique que tous les phénomènes étranges rapportés par la documentation de toutes origines étaient inventés, illusoires ou superstitieux, à moins de tenir que l'étrange ne relève pas de son ressort. Cette prudence est louable de la part de la science des religions, mais elle ne disqualifie par l'ambition de faire de l'étrange un objet de connaissance rationnelle, car «homo sum, humani nihil a me alienum puto» !

En effet, de deux choses l'une. Ou bien tout ce qui est rapporté de tous les quartiers du monde est pure illusion sans fondement aucun et la crédulité humaine devient un problème scientifique. Ou bien il s'agit de faits avérés, ne serait-ce que pour une petite part, et ce qui est étranger au normal devient un problème scientifique. Une revue de la littérature consacrée au paranormal - ou au « métapsychique », pour reprendre un terme proposé par Pierre Richet -, abondante depuis le XIXe siècle, mais assez facile à maîtriser, persuade de deux conclusions.

L’une est l'universalité de l'étrange à travers le temps et l'espace, quel que soit le stade de développement concerné. L'autre est l'homogénéité élevée de l'étrangeté rapportée, en ce que les classes de phénomènes sont en nombre limité - lévitation, monition, illumination, matérialisation, apparition, réincarnation... - et que, dans chaque classe, leurs apparences varient peu. Dès lors, deux hypothèses peuvent être avancées, l'une et l'autre plausibles. Soit la nature humaine dispose d'un programme ou d'un logiciel, qui prédispose les humains à produire et à se convaincre d'étrangetés illusoires. Soit la nature humaine bénéficie de facultés, qui habilitent certains humains à produire des phénomènes étranges.

Il apparaît que, illusion ou non, une question est posée à l'anthropologie - entendue comme la science du règne humain, de même que la biologie est celle du règne vivant et la cosmologie celle du règne physique - et qu'elle se doit de trouver une réponse rationnelle. Malheureusement, l'étrangeté a la vertu étrange de mobiliser deux populations déraisonnables. L'une réunit les crédules, dont les économies psychiques sont ainsi configurées qu'elles en sont avides et se laissent guider non par la curiosité et les ambitions cognitives, mais par des besoins affectifs. Ils sont à éviter absolument et à fuir par l'anthropologie comme science, et à prendre comme objet de ses enquêtes. L'autre rassemble les positivistes, dont les économies psychiques et/ou cognitives sont ainsi formatées, qu'ils disqualifient les faits d'entrée, sans le moindre examen, et, plus gravement, réputent crédule toute décision d'examiner les faits.

En conséquence, l'approche rationnelle de l'étrange est une entreprise qui ne va pas sans risques. Il importe donc suprêmement de commencer par définir un point de vue strictement rationnel, que l'étrange s'avère illusoire, réel ou un mélange des deux. L'on peut plaider (réf.), que l'intelligence humaine appliquée à connaître, c'est-à-dire à répondre à des questions de manière à les éteindre, peut y réussir rationnellement en recourant à trois modes distincts et complémentaires du connaître, les modes empirique, scientifique et réflexif. C'est à eux qu'il conviendra de recourir, après avoir rappelé leurs règles fondamentales d’application à tout objet, quel qu'il soit, susceptible de retenir l'attention humaine.

Le mode empirique

Ce mode mobilise une succession d'opérations, qui ont pour fin le jugement à porter sur la réalité des faits. Il est le point de départ et d'appui de toute enquête rationnelle, conduite spontanément ou délibérément, dans tous les contextes culturels depuis les origines, et son point d'arrivée et d'aboutissement en termes de vérité, avant l'émergence du mode scientifique.

Les opérations successives peuvent être ramenées à quatre : l'observation, la classification, l'induction et l'inférence. L'observation peut être définie comme un mode délibéré de perception de certains phénomènes. Les phénomènes concernés peuvent être de toute nature, la course des astres, le rythme des saisons, les mœurs des animaux,..., les états modifiés de conscience ou les expériences de mort imminente. La perception, comme l'on sait, combine la mise en forme par le cerveau d'informations sensorielles et un jugement de l'intelligence sur le produit construit. Quant à la délibération, elle souligne que l'on n’observe pas de manière spontanée et distraite, mais en fixant son attention sur certains phénomènes retenus pour l'intérêt qu'ils présentent. Les motivations de l'intérêt peuvent être variées et s'enraciner dans tous les départements de la sensibilité, la sensorialité, l'instinctualité, l'émotivité, la sentimentalité, les passions. Tous les ingrédients de l'observation, et d'autres encore, sont banals et bien connus. Les définitions qui en sont données ici suffisent à mettre en évidence au moins trois pièges, qui guettent l'observation la plus innocente et la plus attentive aux faits.

Le premier est ouvert par la sélection de certains phénomènes, ce qui ne peut se faire qu'en en négligeant d'autres. Rien, somme toute, ne retient l'attention que le psychisme concerné ne retienne pour des raisons qui lui sont propres et qui ne sont pas originaires des objets observés. Les mœurs des animaux ne deviennent objet d'observations que pour les chasseurs, intéressés par certains animaux, dont ils tirent leur subsistance. Ainsi font aussi les cueilleurs, si bien que les chasseurs-cueilleurs paléolithiques pouvaient atteindre à une très grande connaissance empirique des milieux naturels fréquentés. Ici, la sélection des objets observés est placée sous la contrainte de la nécessité et de l'efficacité, si bien que les préjugés éventuels finissent par être éliminés par des tris successifs. Mais, quand les phénomènes sont étranges, ils sont aussi rares et douteux, si bien que les tris imposés par l'expérience peuvent plus difficilement se faire jour. Ils le font avec d'autant plus de peine, que l'on peut tenir à observer certains phénomènes et que l'attente peut atteindre à une intensité propice à l'interprétation de n'importe quel indice transmis par les sens comme une indication de la réalité du phénomène. Bref, on se donne toutes les chances d'observer ce que l'on veut et s'attend à observer.

D'où un deuxième piège, dressé par la négligence systématique de tous les phénomènes non concernés et de tous les indices qui distraient de l'observation attendue. La distraction, au sens psychique courant du terme, résulte d'une focalisation excessive sur certaines informations, au détriment d'autres qui, pourtant, pourraient être utiles voire indispensables à la réussite de l'existence. Lorsque l'observation poursuit des fins non pas d'utilité, mais de connaissance par un souci de vérité, elle aboutit à des tableaux de la réalité biaisée et distordue jusqu'à la rendre méconnaissable.

Dont résulte un troisième et dernier piège, qui consiste à injecter dans les phénomènes sélectionnés et soustraits à toute contestation de la part d'autres phénomènes, ce que l'on s'attend à y trouver. On obtient ainsi une variante et une expression psychique de la pétition de principe logique. En tant que psychique, la pétition de principe* peut être définie comme une captation de la volonté par la sensibilité au détriment de l'intelligence. On peut poser en hypothèse heuristique plausible que le danger de captation est d'autant plus grand pour la connaissance objective de la réalité, que la sensibilité y est plus vivement intéressée et que celle-ci l'est d'autant plus qu'elle est moins contrôlée par des contraintes fortes. Quand il est question de survie, les risques sont faibles ou nuls que la pétition s'impose et que le chasseur trouve aux animaux chassés les mœurs qu'il s'attend à leur trouver, parce qu'elles l’arrangent ! Par contre, l'attente de l'étrange ne peut que favoriser son observation. On peut y voir la racine ultime de la crédulité et rattacher celle-ci à un besoin psychique impérieux de croire.

La conclusion à tirer de ces remarques est que l'observation n'est pas, malgré les apparences, une disposition naturellement bien conformée, mais une disposition acquise, qui exige un apprentissage, de la pratique et le contrôle par d'autres observateurs, bénéficiant déjà de l'acquisition de la disposition la plus fiable. La conclusion vaut pour les deux applications possibles de l'observation. L'une porte sur des cas uniques, rares, isolés, qui exigent le talent de l'historien, exercé à tirer de documents avares et lacunaires des informations fiables. L'autre s'attache à des cas nombreux, répétitifs, ubiquitaires, communs, manipulables, qui requièrent le talent de l'expérimentateur. L'un et l'autre sont des documentalistes, mais le premier découvre les documents et doit se contenter de ce qu'il a trouvé, alors que le second a l'avantage de les produire lui-même, à volonté dans le meilleur des cas. Dans tous les cas, les observations rapportées doivent être soumises à une critique ouverte et d'autant plus acribique * que les probabilités de biais sont plus élevées.

La classification consiste à ranger le même avec le même et l'autre avec l'autre. Ce seul énoncé révèle des difficultés considérables. Les critères du même et de l'autre ne sont jamais uniques. On peut classer les animaux en bons à manger ou non, à chasser ou non, ou en recourant à la nomenclature linnéenne. Plusieurs classifications sont toujours possibles, ce qui soulève le problème de leur pertinence au regard de quel critère avec quel objectif. Est-il pertinent ou non de classer dans les états modifiés de conscience le rêve, la rêverie, l'intoxication, l'extase, la méditation... ? Est-il raisonnable ou non de mettre ensemble les phénomènes de perception « anormale » et les expériences « transcendantes », sous prétexte qu'ils sont parfois vécus à l'occasion de situations de mort imminente ? Si l’on décide, comme semble le conseiller le bon sens, de retenir la classification qui sert l'enquête en cours, les risques de biais s'imposent immédiatement à proportion des préjugés pouvant porter sur « ce qui sert ». Une classification reçue et efficace selon les apparences peut formater à ce point la perception et l'observation, que l'intelligence la plus aiguisée et la raison la plus exercée s'en servent comme d'une grille de lecture exclusive du réel. Outre que celui-ci court tous les risques de s'en trouver déformé, la grille appliquée fait manquer certains phénomènes et passer à côté de rapprochements instructifs. Les incertitudes de la classification sont irréductibles, car, à la fin des fins, chaque objet du réel est une singularité quasi infinie, si bien que pas deux ne peuvent être jugés mêmes en toute rigueur. Pour repérer deux mêmes, il faut réduire la singularité à la particularité, en ignorant certaines déterminations et en en retenant d'autres. Il en résulte qu'il n'existe aucune règle absolue à appliquer mécaniquement. La classification est un art, qui exige du savoir, de la prudence, de la pratique, du doute, de la conscience des limites. Il prend appui sur la réitération des vérifications et devrait inspirer le courage de se remettre toujours en question, en procédant à une redistribution des cartes. C'est trop demander à l'individu, qui s'attache fermement à la classification atteinte ou reçue, si bien que l'exploration du réel par cette opération doit compter sur des communautés de pairs, si elle ne veut pas se perdre dans des impasses.

La troisième opération de la raison empirique est l'induction. Elle se définit comme la généralisation des phénomènes observés à propos d'une classe définie. Tous les savoirs empiriques accumulés dans tous les cercles culturels humains sont des produits de l'induction. Le soleil se lève tous les matins à l'est en surgissant au-dessus de l'horizon. Des grains de blé semés sur des sols préparés convenablement et bénéficiant de conditions favorables de température et d'humidité donnent des épis de blé au bout de quelques mois. La conjonction des mâles et des femelles assure la reproduction des espèces, y compris l'espèce humaine. Et ainsi de suite.

Les documents attestent que toute société humaine compose son trésor de vérités induites à partir de ses expériences et mises au service de ses besoins. Certaines, qui ont réussi à s'installer dans une durée millénaire et à des échelles continentales, ont pu constituer des trésors considérables dans de nombreux domaines d'activité et produire ce que l'on appelle des civilisations. Ainsi en Chine, en Inde, en Asie antérieure, en Europe. Ces trésors sont des produits du mode empirique de la connaissance, si bien que c'est par un abus de langage que les historiens parlent de la « science » babylonienne, chinoise ou grecque.

L'induction est d'application très délicate dans les cas de l'étrange, parce que les occurrences sont parfois uniques, souvent rares et presque jamais rigoureusement identiques. Les risques en sont rendus élevés d'induction abusive et de généralisation hâtive. La prudence conseille de préférer le point de vue et l'art de l'historien, dont le métier est de s'occuper des occurrences singulières documentées et de ne les mettre en série qu'avec les meilleures raisons de le faire, tout en sachant par avance qu’espérer aboutir à des « lois » comme pour les inductions tirées des règnes physique et vivant est vain pour le règne humain. La conclusion que la céréaliculture prémoderne en Europe tempérée enregistrait une bonne année pour une mauvaise et deux médiocres, est peut-être une régularité, mais ce n'est certainement pas une loi. L'étrange paraît devoir relever d'un « art de la casuistique », pour qui la médecine en général et l'étude des suicides en particulier pourraient servir de modèles.

L'inférence est la dernière opération empirique, qui consiste à tirer des conclusions de l’observation, de la classification et de l'induction, des enseignements appliqués à des domaines distincts du réel voire à l'ensemble du réel, et à leur faire dire plus qu'elles n'énoncent par elles-mêmes. Certaines propositions à très grande portée sont des inférences ainsi définies : les mêmes causes produisent les mêmes effets ; de l'ordre règne dans la nature ; tout passe et rien ne reste ; les hommes sont « méchants », au sens où ils ont une propension marquée à choisir les contraires négatifs au dépend des positifs, ou, en précisant davantage la « méchanceté », à faire passer leur intérêt particulier avant les intérêts collectifs et communs. Appliquer l'inférence à l'étrange et aux états modifiés de conscience est infiniment risqué, car la tentation est presque irrésistible de prendre appui sur des faits plus ou moins avérés, pour se précipiter dans le non-rationnel et l’irrationnel. Il se pourrait bien, en effet, que le psychisme humain aspire au merveilleux et que cette aspiration soit particulièrement forte chez ceux intéressés par ce genre de phénomènes, alors que l'attitude rationnelle impose de s'en occuper « sine ira nec studio », sans passion pour ni contre. L'attitude irrationnelle consiste, comme il a été souligné au départ, aussi bien dans la crédulité que dans son contraire, le positivisme négationniste. Quant à l'attitude non-rationnelle, nous y reviendrons, elle recherche et voit dans l’étrange des arguments positifs en faveur d'une croyance plausible, mais indémontrable et irréfutable, qui n'a pas besoin de ces inférences douteuses, car elle prend appui sur un mode non intellectuel du connaître.

À quels résultats le mode empirique peut-il aspirer et de quelles vérités peut-il se prévaloir ? Il est, de sa nature, strictement confiné dans l'établissement des faits, dont le seul critère est qu'ils soient avérés au-delà de tout doute. En conséquence, tout ce qui est en deçà de tout doute, doit être réputé douteux. Ce n'est pas une raison suffisante, pour ne pas s'occuper de l'étrange. Supposons, en effet, que tous les faits allégués soient douteux et même carrément controuvés, un fait demeurerait malgré tout avéré au-delà de tout doute, à savoir la croyance très répandue et probablement universelle en des faits douteux voire controuvés. La raison empirique peut l'observer, classer les objets des croyances, en tirer des inductions prudentes, par exemple sur une certaine corrélation régulière entre les exploits attribués aux chamans et leur emploi spécialisé dans la cure des maladies de toutes sortes, et en inférer que l’inclination au merveilleux pourrait bien être inscrite dans le psychisme humain. Au demeurant, l’inférence pourrait être maintenue, même s'il s'avérait que certains faits étranges, au moins, sont établis au-delà de tout doute raisonnable, car il est encore plus avéré que beaucoup de faits sont effectivement douteux voire controuvés.

D'autre part, la raison empirique est définitivement coupée de toute explication rationnelle des faits. On sait que le grain de blé germera, mais on ignore pourquoi, comme on ignore pourquoi le soleil se lève tous les matins à l’est. Si l'on tient à une explication, il faut la demander au mode scientifique, dont c'est la vocation et l'exclusivité. Le mode empirique ne peut recourir qu'à des tautologies verbales, comme la vertu dormitive du pavot, à des mythes, qui racontent comment les choses sont advenues comme elles sont, ou à des interventions divines non-rationnelles, car indémontrables. Cette conclusion est de grande portée, car elle s’applique à tous les faits, non seulement ceux des règnes physique et vivant, mais encore aux faits humains. Si, par exemple, il est avéré que certains faits sont d'application universelle, comme la prohibition du meurtre entre membres d'un même cercle social, il ne faut pas en chercher l'explication dans la volonté divine ni dans un mythe de fondation, mais soit dans une contrainte adaptative soit dans une application du principe de justice - rendre à chacun le sien, ce qui exclut qu'on le prive de sa vie à l'intérieur d'un cercle défini - soit dans l'expression humaine d'une contrainte adaptative. On est ainsi conduit à la conclusion que l'attitude rationnelle en matière d'étrangeté et que l'approche rationnelle de l'étrange sont définies par le souci constant et acribique des faits, dans l’intention de les soumettre un questionnement scientifique.

Le mode scientifique

Il convient d'introduire et de respecter la distinction entre la science, un mode du connaître défini par certaines opérations, et les sciences, les applications du mode à des segments du réel.

La science repose sur l'enchaînement de quatre opérations fondamentales. La première part d'une hypothèse, ainsi constituée qu'il soit possible d'en déduire des propositions en forme de prédictions vérifiables, selon la formule générale : « si l'hypothèse est vraie, alors on devrait observer ceci ». Le mot reçu de « prédiction » est trompeur, car le sens commun l'interprète spontanément comme désignant la capacité à prédire l'avenir, alors qu'il s'agit de prédictions d'observations, qui peuvent porter sur n'importe quelle dimension du temps. La mécanique céleste copernicienne pose en hypothèse que la Terre tourne autour du Soleil tout en tournant sur elle-même d'ouest en est. En conséquence, on devrait observer que le soleil paraît se lever à l'est, ce qui est le cas et se vérifiera tant que la Terre subira ces deux mouvements. La théorie des relations transpolitiques pose en hypothèse qu'un système de jeu réunissant deux, trois ou quatre polities*. leur impose une stratégie dominante offensive, qui doit conduire, à terme, le système à l'unification politique par l'entremise d'une politie victorieuse. De fait, les annales historiques vérifient qu'il en est toujours allé ainsi dans le passé, avec la précision importante qu'il était impossible, avant la conclusion, de prédire quelle politie finirait par gagner : ce n'est que rétrospectivement qu'il devient possible d'avancer pourquoi Rome l'a emporté sur Carthage, puis sur la Macédoine, ensuite sur les Séleucides et finalement sur l'Égypte, pour prendre un cas célèbre parmi beaucoup d'autres. Tout ce qu'il est permis d'avancer pour l'avenir est que, si rien de fondamental ne vient modifier les règles du jeu, tout jeu dipolaire devrait aboutir au même résultat. De fait, la Guerre froide a vu la victoire des États-Unis sur l'URSS en 1991, mais sans aboutir à une unification politique, pour des raisons qui tiennent avant tout à la mise en place d'un jeu planétaire différent, maintenu à l'état virtuel tant qu'a régné le dipôle américano-soviétique. - Une hypothèse n'a pas à être vraie au moment où elle est posée, puisque sa véracité ou sa fallacité doivent être testées par une opération postérieure. Il est seulement exigé d'elle qu'elle soit logiquement cohérente et plausible aux yeux du bon sens.

En conséquence, la deuxième opération est faite d'expérimentations, ainsi conduites qu'elles permettent de vérifier, si les prédictions sont au rendez-vous ou non. Si elles le sont, l'hypothèse peut être retenue, jusqu'à nouvel ordre, car une expérimentation inédite peut toujours survenir, qui la démontre fausse ou insuffisante. Si non, il faut modifier l'hypothèse ou l'abandonner entièrement. L'expérimentation peut suivre deux modes tout à fait différents. L'un produit à volonté et sous contrôle des expériences, dont il est possible de faire varier indéfiniment les paramètres. L'autre utilise des faits advenus indépendamment – des astres, des couches géologiques, des spéciations, des religions... - à des fins d'expérimentation. Ces faits ne peuvent être mis à profit scientifiquement que s'ils ont commencé par être révélés par le mode empirique et ses opérations. Au demeurant, le premier mode ne peut pas non plus s'en dispenser, quoique la liaison organique des deux modes y soit moins apparente du fait de la production des faits par l'expérimentateur lui-même.

J'appelle « exploration » la troisième opération, qui résulte de l'improbabilité infinie que l'expérimentation vérifie l'hypothèse du premier coup, et de la nécessité de recommencer. En naît une procédure d'essais, d'échecs, de tris, de cumulations et de consolidations. Les conséquences de cette contrainte sont décisives. L'une impose au cours de l'enquête scientifique une allure chaotique, propice aux erreurs, aux intrigues, aux tromperies, un ensemble de phénomènes révélant les faiblesses humaines et procurant des arguments trompeurs à qui veut dénoncer la science comme une entreprise suspecte, conduite par des individus avides de reconnaissance et de récompenses en termes de pouvoir, de prestige et de richesse.

Une autre conséquence est le statut indéfiniment provisoire du vrai, qui ne saurait être, tant que l'exploration n'a pas abouti à la vérité résistant à toute expérimentation, que ce qui est tenu pour vrai par les compétents à un stade donné de l'expérimentation. Le relativisme prend appui sur cet état de fait, pour soutenir non pas le statut provisoire du vrai, ce qui est vrai, mais sa validité relative, au sens où il se trouve réduit au statut d'opinion parmi d'autres. À la limite, la science devient une manière de connaître, ni meilleure ni pire que n'importe quelle autre, et l'astronomie ou l'astrophysique n'ont aucune prétention à faire valoir contre l'astrologie. Une dernière conséquence insiste sur le fait que la science est une entreprise collective, quoique les hypothèses initiales ne puissent jaillir que d'intuitions individuelles. Seules des communautés de pairs réunies en réseaux et reliant les générations successives sont à même de soutenir l'exploration, car elle peut se prolonger sur des siècles et peut-être des millénaires et exige une compétition incessamment recommencée entre thèses soutenues et rejetées, de manière à faire progresser le provisoirement vrai dans le sens de la vérité, c'est-à-dire de l'adéquation du réel et de son explication ou, ce qui revient au même, de la transparence du réel dans la conscience humaine , dans les limites de l'horizon cognitif humain.

En effet, la dernière opération est l’explication, où il est montré pourquoi le réel est comme nous constatons qu'il est. Ce stade ultime est atteint, quand une hypothèse, des déductions et des prédictions survivent à toutes les expérimentations concevables et praticables, car il peut se faire qu’une expérimentation ne puisse pas être montée et ce de manière définitive pour l'espèce humaine. En tenant compte de l'horizon humain, il demeure que la fin de la science est l'explication du réel, une conclusion qui ne préjuge pas du succès final de l’entreprise, car la vérité est peut-être ou probablement un idéal, un objectif inaccessible, mais indéfiniment approximable, ce qui en fait un guide et une justification de la science comme activité humaine.

Les sciences sont des applications de la science au réel, qui peuvent se diversifier et se multiplier à l'infini, en proportion des segmentations et des départementalisations du réel révélées par l'avancement et les progrès de l'exploration. Jusqu'ici, l'histoire des sciences a dévoilé une quadripartition fondamentale du réel en règnes distincts, mathématique, physique, vivant et humain. Il doit en résulter le développement de quatre sciences fondamentales, une prédiction vérifiée jusqu'ici par les tests de l'histoire des sciences. Elle dévoile aussi que chacune de ces sciences prend appui sur l'hypothèse générale, que chaque règne est écrit dans un langage qui lui est propre et qu'il revient à la science attachée à tel règne de décoder son langage et de le lire dans sa langue naturelle.

Le règne mathématique est écrit en langage mathématique, que les mathématiciens décodent en développant les mathématiques et en faisant passer des objets mathématiques de la virtualité dans la réalité. Le règne physique est écrit en langage mathématique, telle fut l’hypothèse décisive de Galilée, indéfectiblement confirmée depuis quatre siècles, jusqu'à son triomphe le plus confondant dans la mécanique quantique. Le règne vivant est écrit en langage systémique et téléonomique*, instruisant des organisations individuelles et collectives auto-construites, - correctrices, -perpétuées, -évolutives et -adaptatives. Le règne humain paraît écrit en langage stratégique, car une espèce libre est problématique et doit s'appliquer à résoudre les problèmes qui se posent à elle et qu'elle se pose.

Dans ce cadre cognitif général, une place peut et doit même être réservée à une science de l'étrange. Que celui-ci soit une illusion ou une réalité ou un mélange confus des deux n'importe pas à la légitimité de cette science, car les illusions sont aussi bien des objets du réel que les faits avérés.

Convenons de baptiser cette science en recourant, comme il se doit, au grec ancien et parlons d'une thaumastologie, qui veut dire très exactement « science de l'étrange ». Insistons aussi sur l'extension de cette science éventuelle, qui inclut dans sa juridiction l'examen des faits, leur statut fallacieux, douteux ou attesté, mais aussi la crédulité, la propension humaine au merveilleux, le recours toujours recommencé à des savoirs indéniablement irrationnels, et ainsi de suite. Autrement dit, toutes les conclusions du mode empirique sur les phénomènes, objectifs et subjectifs, reliés à l'étrange, doivent intéresser la thaumastologie, dont la tâche, en tant que pratiquant le mode scientifique, est de parvenir à des explications par l'entremise d'hypothèses, de déductions, de prévisions, d’expérimentations et d'explorations.

Rien ne paraît devoir s'opposer a priori à une entreprise scientifique ainsi définie, car elle peut faire valoir le respect le plus strict du cahier des charges de la science, à condition de réussir à se prémunir contre les assauts de la crédulité et les préjugés du positivisme. Supposons la réussite acquise. À quel règne rattacher la thaumastologie ? La réponse paraît devoir être la plus évidente, à savoir le règne humain, puisque les phénomènes sont proprement humains et, autant que l'on sache, étrangers à toute autre espèce. La thaumastologie serait une spécialisation de l'anthropologie. À ce titre et comme toutes les sciences de l'humain, elle ne peut pas éviter de mobiliser conjointement la philosophie, l'histoire et la sociologie. La première s'applique au conceptuel et à l'élémentaire et s'attache à préciser de quoi il est question. La deuxième s'occupe des faits dans leur singularité, et la sociologie du repérage, par comparaisons entre les occurrences singulières, des facteurs qui pèsent sur celles-ci. La documentation révèle, dans son état actuel, une homogénéité élevée des phénomènes dans chaque classe, mais aussi des accents différents mis sur tel ou tel cas par différentes cultures ou civilisations, ainsi que des expressions diversifiées des mêmes phénomènes en fonction des contextes culturels. Les apparitions sont signalées un peu partout, mais celles de la Vierge sont réservées aux milieux chrétiens et même catholiques. Des marques corporelles symboliques sont fréquentes, mais les stigmates du Christ sont réservés à des chrétiens. La lévitation est largement répandue, mais elle apparaît dans des situations et des contextes très différents en Inde et en Europe. Et ainsi de suite.

Cette variabilité n'est pas propre à l'étrange, mais marque tout ce qui est humain. En effet, le trait distinctif de l'espèce humaine est de trouver inscrit dans son génome un ensemble ordonné et structuré de virtualités, dont les actualisations sont culturelles et, de ce fait, variables et variées. L'espèce et ses représentants sont programmés pour parler, non pour parler chinois ou swahili. Le langage est naturel et les langues des produits culturels engagés dans le temps historique et soumis à des facteurs guidant et influençant leur développement.

Pour engager la thaumastologie dans l'exploration du segment du réel qui lui est attribué, elle a besoin d'une hypothèse fondatrice à vérifier expérimentalement. Une hypothèse parmi d'autres pourrait être ainsi formulée : « l'espèce humaine est ainsi dotée naturellement, qu'elle est à la fois bornée par des horizons indépassables et poussée à vouloir les dépasser, et que, pour résoudre ce dilemme, elle prend appui sur des faits étranges réels ou inventés ». Mais, l'espèce humaine relevant aussi du règne vivant, il est tout aussi apparent que la biologie est directement concernée. Cet énoncé a, lui aussi, une portée générale. Si, en effet, l'espèce a une nature virtuelle, dont les actualisations sont culturelles, alors l'humain est nécessairement inscrit dans un espace à quatre dimensions, biologique, psychique, anthropique et culturelle (réf.), où le psychique désigne le dispositif composé de la sensibilité, de l'intelligence et de la volonté, et l'anthropique le dispositif défini par la liberté, la finalité, la rationalité et la faillibilité, grâce auquel l'espèce a réussi à survivre tant bien que mal jusqu’ici. Cette caractérisation de l'humain par quatre dimensions implique que tout fait humain a nécessairement et simultanément des expressions dans chacune et interdit de rabattre un phénomène humain sur une seule dimension, qui bénéficierait du statut de dernière instance et de productrice des autres dimensions. Par exemple, la conscience est un état défini du psychisme, auquel correspond une disposition définie du cerveau, mise en œuvre à l'occasion des activités de résolution des problèmes posés par la condition humaine et affectant des expressions différentes dans différents contextes culturels. On est donc assuré a priori que l'étrange, réel ou illusoire, trouve toujours une expression biologique. Il en va évidemment ainsi pour les états modifiés de conscience, pour les mal nommées expériences de mort imminente, pour les hypnoses, pour les expériences mystiques. Au moins pour certains phénomènes, le règne physique paraît aussi concerné et devoir procurer les secours des sciences physiques. Par exemple, la lévitation, si elle est avérée, semble devoir être définie comme une suspension de la gravité par l'entremise d’états biologiques, psychiques, anthropiques et culturels à définir : on voit mal comment parvenir à une explication sans les secours de la science de la gravité. Plus hypothétiquement, le cerveau humain étant composé de particules élémentaires, il doit être possible de l'étudier au niveau quantique et à la lumière de la mécanique quantique, ce qui pourrait faciliter l'accès à l'explication de certains phénomènes étranges. On ne peut pas non plus exclure a priori que les mathématiques aient quelque chose à dire sur l'étrange, ne serait-ce qu'en matière statistique et de probabilité.

Ce ne sont que des indications et des suggestions vagues, dont le seul mérite éventuel est de souligner que l'objectif exclusif d'une thaumastologie putative serait de parvenir à des explications satisfaisantes au regard des critères de la et des sciences. Tout autre objectif est abusif de fondation et doit être rejeté d'entrée par elle, sauf à le prendre comme objet de ses investigations. Supposons cette science particulière parvenue à son terme. Elle a tout expliqué de ce qui la concerne. Quel serait le statut cognitif de ses résultats ? Pour répondre à cette question, il faut recourir à un troisième et dernier mode rationnel, le mode réflexif.

Le mode réflexif

La formulation la plus ramassée de ce mode du connaître le définit comme rationnel, ni empirique ni scientifique. En tant que rationnel, il doit se garder indemne de toute contradiction logique et demeurer toujours en accord avec le vrai empirique et scientifique. En tant que non empirique, il échappe à l'observation, tout en s'occupant de réalités, sinon il n'aurait aucun point d'application et demeurerait muet définitivement. En tant que non scientifique, les réalités dont il s'occupe, ne peuvent pas entrer dans le champ d'application de la science et ne sont pas susceptibles de trouver une explication dans une science particulière. Quels objets peuvent-ils bien correspondre à ces conditions drastiques, imposées par la logique la plus stricte ? Deux questionnements portant sur deux objets sont seuls à répondre aux critères posés. L'un fonde la gnoséologie comme réflexion rationnelle sur le connaître, ses conditions et ses limites. L'autre se développe en métaphysique et en réflexion rationnelle sur l'élémentaire et l'ultime. Qu'ont-elles à nous enseigner sur l'étrange ?

Un point de départ de la gnoséologie est le constat empirique, appuyé par la science, que le connaître humain est humain. L'affirmation cesse d'être un truisme tautologique, s'il est précisé que, en tant qu'humain, il est dans la dépendance des capacités cognitives de l'espèce humaine et de ses représentants. On peut négliger, dans le contexte présent, les humains individuels, car, pour estimer les capacités cognitives de l'espèce, il faut considérer celles des plus doués, en posant en postulat que, à l'échelle de l'espèce, la probabilité est presque infinie que certains individus aient réussi à pousser les capacités cognitives jusqu'à des limites indépassables. Il s'agit bien des capacités et non pas des résultats atteints par leur mise en œuvre, car il est assuré que le dernier étudiant en physique et en biologie en sait plus sur ces questions qu'Aristote, dont il serait audacieux d'en conclure qu'il était moins intelligent. En tant qu'humaines, les capacités subissent des limites humaines, c'est-à-dire des bornes, au-delà desquelles il est interdit à l'espèce et aux plus doués de prétendre s'avancer. Ceux qui ignorent l'interdit, sortent par le fait même de la rationalité, pour sombrer dans l'irrationalité ou se rallier à la non-rationalité.

Les limites sont de deux ordres. Les unes sont des contraintes, que les cogniteurs subissent sans pouvoir les ignorer ni les modifier dans leurs actes de connaître. Ainsi, les documents disponibles et exploitables sont toujours insuffisants, pour réussir à saisir la réalité dans sa plénitude. La raison ultime de la contrainte est enracinée dans le fait que tout objet du réel est une singularité subinfinie et que les traces qu'il peut laisser, retiennent moins d'informations que n’en contient le subinfini. Un document est toujours plus pauvre que la réalité qu’il documente. Même si tous les objets du réel étaient documentés aux limites du possible, ils ne révéleraient pas l'intégralité de leurs déterminations. En fait, on en est loin, car les documents effectivement disponibles sont infiniment lacunaires et pauvres. Mais les lacunes et les silences sont variables, si bien que l'on pourrait nourrir l'illusion que, un jour, avec de la chance et des efforts, on en saura assez. C'est une illusion, car les humains n'en sauront jamais assez.

Une seconde limite est tout autant irréductible, celle de l'horizon cognitif de l'espèce. Pour en faire l'expérience immédiate, il suffit d'appliquer à n'importe quelle vérité établie la question : « pourquoi en va-t-il ainsi ? », pour constater, au bout d'un nombre très faible de réitérations, que la seule réponse possible est « parce que ! ». Pourquoi E = MC² et non pas C ou C³ ? Les physiciens peuvent répondre à la question, mais il est moins assuré qu'ils puissent répondre à la question adressée à la réponse et certain qu'ils devront renoncer à répondre tôt ou tard. Pour aller plus loin dans l'explication, il faut se donner une espèce mieux dotée en capacités cognitives. L'hypothèse en est très plausible en termes généraux, mais il est impossible à des humains de l'imaginer et de la concevoir en termes précis, car, s'ils le pouvaient, ils seraient déjà cette espèce ! Au demeurant, cette espèce mieux dotée se heurterait, elle aussi, à son horizon cognitif, comme ferait n'importe quelle espèce équipée de n'importe quelles dotations. Il n'est pas inutile, pour éviter de rallier un relativisme cognitif, de préciser que l'horizon cognitif ne compromet pas par lui-même la véracité des propositions établies en deçà de lui. Deux plus deux font quatre pour toute espèce possible, comme E = MC², si, du moins, la formule est vraiment vraie. On n'entrera pas ici dans le débat sur le point de savoir si, pour Dieu aussi, deux et deux font quatre. Le nominalisme de la scolastique tardive le niait, car ce serait imposer une limite à la liberté divine. En sens contraire, on peut aussi plaider que la liberté n'est pas la licence, mais le choix délibéré de la rectitude et de la justesse, et que Dieu, loin de « décider » que deux et deux font quatre, le sait d'un savoir sans horizon cognitif, car toutes les vérités sont constitutives de son Être absolu.

Les applications thaumastologiques de la gnoséologie sont obvies* du côté des contraintes. La documentation est toujours lacunaire et sujette à caution pour les faits anciens, exotiques et uniques. Pour des cas rapportés de réincarnation, de bilocation, de matérialisation, d'apparition..., il est bien difficile d'aller au-delà de « c'est troublant ». Même au XIXe siècle en Europe et en Amérique, les faits abondamment documentés concernant le « magnétisme animal » et les phénomènes de médiumnité et de voyance ne répondent pas aux exigences actuelles en matière d'établissement des faits. Mais ce n'est pas une raison pour renoncer par avance à des collectes rationnelles de faits. D'un côté, on ne connaît pas la portée des contraintes avant d'y être allé voir, de recueillir tout ce qui peut l'être et d'appliquer les techniques, évolutives, de critique des documents. Les historiens vivent cette situation au quotidien : ils savent qu'ils ne peuvent pas tout savoir, ce qui ne les prévient pas de chercher à savoir de leur mieux. De l'autre, même en supposant que tous les faits demeurent à jamais douteux, voire qu'ils s'avèrent tous inventés, il resterait à étudier les raisons de la production par les humains de ces inventions non quelconques et de leur crédulité à leur égard. Dans le même ordre d’idées, il est assuré au-delà de tout doute que les mythes ne sont pas des récits historiques rapportant des faits authentiques, mais ce n'est pas une raison pour ne pas les étudier et chercher à savoir leur raison et leur mode d'être.

Quant à l'horizon, il impose de retenir en hypothèse que certains phénomènes, en les supposant avérés au-delà de tout doute, pourraient échapper aux capacités humaines d'explication. Un exemple topique serait les monitions ou voyances de faits et d'événements à venir. Supposons empiriquement démontré que des humains, très rares, bénéficient effectivement de cette capacité. Une explication, semble-t-il, devrait être recherchée du côté d'une capacité à sortir du temps dans des moments d'éternité, à la manière dont les scolastiques expliquaient, judicieusement, l'omniscience divine à l'égard des futurs contingents. Mais, pour la science sinon la théologie, qui se donne un Ȇtre éternel comme sujet cognitif, ce serait remplacer une énigme par un mystère, car on voit mal comment expliquer cette sortie du temps. Derechef, ce n'est pas une raison pour renoncer. D'une part, il est impossible de préciser à l'avance où se situe l'horizon : on ne le constate qu'en s’y heurtant sans réussir à le dépasser. D'autre part, une fois parvenu à la limite indépassable, il demeure encore possible de savoir ce que l'on ne peut pas savoir, ce qui n'est pas rien, comme l'atteste la métaphysique.

Pour aller à l'essentiel, la métaphysique porte sur l'ontologie, dont le point d'appui empirique et scientifique est qu'il existe quelque chose - même si ce devait être une illusion, celle-ci existe - et que rien de ce qui existe n'a sa raison d'exister en lui-même, mais la trouve en d'autres existants. En langage de la philosophie classique, tout est « contingent ». Sur ce constat incontestable, il est possible de construire un « syllogisme métaphysique » logiquement impeccable :

- s'il n'y avait que du contingent, il n'y aurait rien
- or il y a quelque chose
- donc du non-contingent existe.

Si l'on convient d'appeler « absolu » ce non-contingent, une formulation ramassée du syllogisme asserte que « le contingent implique, logiquement et ontologiquement, l'absolu ». Or, par un développement surprenant, il apparaît que l'absolu est passible de trois interprétations radicalement différentes, mais chacune cohérente, équiprobable et indécidable. L’une l'identifie à un Absolu Transcendant Personnel Créateur de créatures contingentes. Une autre le définit comme un Absolu Immanent Impersonnel Inhabitant des existants éphémères. La dernière voit dans l'absolu l'ensemble en Devenir perpétuel de devenants transitoires (réf.). Les trois interprétations possibles ont pu servir, au moins au titre d'hypothèse heuristique, d'attracteurs implicites pendant des millénaires pour les spéculations humaines sur les fins dernières, et ont procuré des noyaux d’accrétion aux religions et aux sagesses dans tous les contextes culturels.

L'application thaumastologique de ces spéculations métaphysiques parfaitement rationnelles consiste à déduire de chaque définition de l'absolu une position de principe à l'égard de l'étrange. Pour le Devenir séculier, rien de ce qui est réel n'est étrange en soi, mais aux yeux d'une conscience ignorante ou biaisée. Tout ce qui est réel trouve une explication rationnelle, à rechercher par la coopération des modes empirique et scientifique. Mais il se pourrait que certaines questions dépassent les capacités humaines de répondre, comme l'atteste avec éclat l'incapacité où se trouvent les humains à décider entre les trois définitions de l'absolu : il est assuré que l'une est vraie et les deux autres fausses, mais le choix échappe définitivement à la raison humaine, et même à toute raison que pourraient mettre en œuvre des espèces mieux dotées, car elle relèverait toujours de la contingence, dont le propre est d’être extérieure à l'absolu.

Pour l'Immanence religieuse, rien de ce qui est réel n’est étrange en soi ni au regard de l'Absolu qui inhabite le réel. En conséquence, plus un existant réussit à s'identifier à l’Ȇtre qu'il est déjà, moins il se heurte à des énigmes et à des mystères, jusqu'au moment où tout lui sera dévoilé, quand il sera devenu l’Ȇtre absolu qu’il est d’origine. Donc les humains peuvent savoir beaucoup par les voies empirique et scientifique, mais pas tout, car ils ne sont pas déjà l'Absolu qu’ils sont, faute d'avoir déjà abandonné et quitté leur gangue contingente. Si et quand ils y parviennent, ces questionnements n’ont plus lieu d'être. Aussi bien, les phénomènes les plus étranges aux yeux des humains encore englués dans la contingence sont, en fait, les indices d'une approximation plus grande de l'Absolu par ceux qui les produisent.

Pour la Transcendance religieuse, rien de ce qui est réel n'est étrange en soi ni aux yeux du Créateur, mais à celui d'une créature qui n'est pas absolue. Mais, tout étant œuvre divine, aussi bien le réel que la connaissance du réel, des créatures peuvent se rendre capables de connaître le réel dans sa vérité divine, dans les limites imposées par leur statut contingent et leurs dotations spécifiques, et à condition de mettre en œuvre les modes rationnels empirique et scientifique, en respectant leur mode d'emploi. Dans tous les cas, les modes empirique et scientifique sont justifiés, mais limités, sans être en rien et aussi peu que ce soit affectés par le statut de l'absolu : deux et deux font toujours quatre. Par implication, il n'y a pas lieu d'attendre des révélations sur le réel de la part de l'absolu. Le thaumastologue est condamné à se contenter des ressources des modes empirique et scientifique, ce qui n'est pas rien et devrait suffire à occuper des cohortes de chercheurs pendant des générations.

Dans une tout autre direction, il apparaît que les trois interprétations ouvrent sur des développements non-rationnels, à ne pas confondre avec des expressions irrationnelles. L'irrationnel peut être démontré faux par les trois modes rationnels, alors que le non-rationnel ne peut être démontré ni vrai ni faux, non pas du fait d'une contrainte ou d'un horizon, qui imposeraient de suspendre le jugement, mais parce que la décision échappe à toute raison du fait de sa contingence. Pour choisir entre les trois interprétations de l'absolu, il faut recourir à un mode distinct du connaître, non intellectuel, soit infra-intellectuel ou sensible soit supra-intellectuel ou mystique. Le premier, qui met en œuvre des sensations, des émotions, des sentiments, des passions, fait courir tous les risques, appliqué à l'étrange, de la crédulité ou du positivisme étroit. Le second, qui fait accéder à l'un des trois absolus, rend le mystique indifférent à l'étrange et le désintéresse de la rationalité, comme en témoignent abondamment les expériences mystiques religieuses authentiques. Il existe aussi une version séculière de la mystique, qui présente la même indifférence et le même désintérêt. Elle se trouve au sommet d'une échelle de la connaissance. Son premier degré est la science, ce que l'on sait d'un savoir assuré par la fréquentation compétente d'une communauté de pairs. Le deuxième est le savoir, que l'on recueille par ouï-dire auprès des premiers. Le troisième est la sapience, où l'on sait ce que l'on ne sait pas. Le quatrième et dernier est la sagesse, qui tient que tout cela n'a aucune importance. Pour y accéder, il faut gravir péniblement les degrés les uns après les autres dans cet ordre, car tout raccourci est trompeur et conduit droit dans l'ignorance.

Conclusion

Elle est sans appel. Trois positions sont possibles à propos de l'étrange. Deux sont légitimes. L'une est sa connaissance rationnelle empirique et scientifique, poussée aussi loin que possible : la thaumastologie est justifiée et possible. L'autre est l'indifférence mystique envers l'étrange, non par un manque de curiosité, mais par la persuasion que l'essentiel est ailleurs. La troisième position est illégitime, qui naît d'une préoccupation irrationnelle pour l'étrange.

Deux motivations sont possibles. Les uns espèrent trouver dans l'étrange des preuves du « bon » absolu. La démarche est irrationnelle, parce que ces preuves n'existent pas et que les faits sont en général traités comme des indices confirmant ce que l'on croit déjà savoir : la recherche est futile ou ruinée par une pétition de principe. Les autres sont poussés par un prurit du paranormal et relèvent plutôt de la psychiatrie !

 

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